Un visage à la fois chaleureux mais qui « mange » un peu trop l’image de cette série
Des valises de valeur humaine
Belgique (flamand), 2022. Créé par Tiny Bertels. Réalisé par Nathalie Basteyns, Kaat Beels, Ibbe Daniëls. 6 épisodes, diffusion Arte. Avec Lara Chedraoui. Fiche Allociné.
⭐⭐⭐⭐
Note : 3.5 sur 5.
Pitch :
22 mars 2016, à l’aéroport de Bruxelles, 7h58, trois bombes explosent. L’inspectrice Samira, spécialisée dans la sécurité, venait tout juste de sortir du hall, un café en main. Heureusement qu’elle n’est pas touchée, elle était enceinte. Elle est chargée du tri et de la restitution des valises. La souffrance des victimes et proches de des victimes résonne étrangement en elle. Elle fait une fausse couche…
Griffe :
De prime abord, le sujet paraît peu excitant avec un côté hommage aux disparus des attentats avec pathos facile. Rien de cela, la série surprend par son absence d’intrigue classique : pour la première fois peut-être, la protagoniste agent de police n’enquête sur aucun délit ni crime… mais elle est chargée du lien, du contact avec les victimes – elle-même étant une victime qui s’ignore. En soi une performance, ce rôle de la police étant bien souvent passé sous silence, minimisé et en tout cas non reconnu. C’est la nécessité et l’importance primordiale de cette fonction que le personnage de Samira va venir à comprendre elle-même, à défendre et imposer tant à ses proches qu’à ses collègues. L’attention portée à l’équilibre de l’intériorité humaine, et le respect soudain de son attachement puéril à de vieux objets abîmés, relève du paradoxe dans le monde de la surconsommation, de la vitesse, du renouvellement, de l’aller de l’avant… Or, il ne s’agit nullement de la gestion spécifique d’un traumatisme extraordinaire, mais de le prise de conscience d’une inadéquation entre priorités humaines profondes et civilisation de superficialité.
La tragédie, à la manière du procès dans La maison de la rue en pente, a une résonance dans la profondeur du personnage de Samira, en tant que femme et en tant que mère potentielle, provoquant un malaise existentiel autour de son aptitude à engendrer la vie dans une civilisation défaillante. La violence du choc des attentats a créé comme un jeu entre les engrenages de la vie, un jour laissant entrevoir le dysfonctionnement de la machine sociale, et la jeune policière cherche à réparer son rôle dans cette machine. La focalisation autour d’elle et de ses ressentis donne une épaisseur féministe à la série. Le visage omniprésent de Samira, dégageant générosité et opiniâtreté, représenterait bien un nouvel idéal de femme libérée de la contrainte imposée par l’homme (qui a ici des fonctions habituellement réservées à la représentation de la femme : toujours au foyer, s’intéressant à la déco de la chambre, travaille dans l’éducation…), femme impliquée dans son travail jusqu’à en réorienter les buts, mais conservant et redéfinissant ses qualités dites « maternelles » (contrairement au cliché de la femme-cheffe d’entreprise devenant dragonne virile). Les conséquences de la fausse couche sur son bien-être sont le symbole de la nécessité de prise en compte de l’humain dans son entièreté, du fœtus des premiers mois (voire même du projet d’enfant, donc de société) aux soins apportés au mort, en passant par les objets sur lesquels les humains ont investi leur affectivité.
Les affiches du film ont bien raison de mettre en avant Charlotte Gainsbourg…
Méli-mélo entre petites manies
France, 2017. Réalisé par Arnaud Desplechin. Avec Mathieu Amalric, Charlotte Gainsbourg, Marion Cotillard… Fiche Allociné.
⭐⭐
Note : 1.5 sur 5.
Pitch :
Ismaël Dedalus écrit un film sur son jeune frère Ivan, diplomate dont il n’a plus de nouvelles. Mais il est entouré d’autres fantômes : la femme avec laquelle il s’est marié a disparu sans un mot il y a bien quinze ans ; le père de celle-ci, son parrain dans le cinéma, à moitié mort pendant la Second Guerre et depuis la disparition de sa fille… Depuis qu’il a rencontré Sylvia, ça va mieux. Mais Carlotta réapparaît…
Griffe :
Toujours aimé le cinéma d’Arnaud Desplechin, son mélange de film d’auteur psycho-familio-intello mâtiné de gouaille et de dérision. Les personnages habituellement d’une épaisseur humaine insaisissable, dépassant leurs limites fictionnelles, sont ici gonflés mais entièrement vides. Des fantômes comme annoncés… Amalric surjoue un rôle sans ligne de force, personnage se traînant insupportablement, continuant d’écrire tranquillement quand son ex femme resurgit puis disjonctant alors même qu’il s’est décidé à la quitter… Un désagrément constant. Sa folie créatrice (la création d’un film, tableaux de la Renaissance…) n’est pas plus approfondie que sa détresse (qui disparaît lorsqu’il accompagne le père pour une cérémonie), ni que son caractère. Ses goûts musicaux (hip-hop et classique) ou vestimentaires (baskets dernier cri sous laine du quatrième âge) ne sont que clins d’œil (par exemple à son personnage dans Rois et Reine). Sa bizarrerie, sa maladresse au revolver feront penser à de la caricature de Tarantino, rappelant que le film et son casting lorgnent du côté du nouveau public-monde. L’intrusion grand-guignolesque du producteur, faisant basculer le film du drame psychologique à la farce achève de prouver la faiblesse du projet. Esthétiquement, on est dans le fourre-tout.
Les fantômes ne sont pas ceux d’Ismaël, mais les ombres des manies du réalisateur qui combine les astuces en guise d’écriture : découpage non-chronologique de l’histoire sans la moindre motivation ; piste déceptrice du frère Ivan qu’on attendait et qui se détourne de l’intrigue ; la fameuse Carlotta, personnage qui aurait pu porter des valeurs féministes puissantes et colorées d’indépendance, de liberté absolue et de droit au caprice, mais qui s’évanouit dans l’anecdotique de l’hystérie (regard masculin sans profondeur). Marion Cotillard, pas du tout à sa place, n’en tire rien d’autre qu’un peu de sensualité déplacée – même pas malsaine – invitée à se dénuder comme lors de son premier rôle chez Desplechin alors qu’elle était inconnue (Dans Pourquoi je me suis disputé… ma vie sexuelle). Typiquement le film d’auteur raté, celui qui joue avec lui-même, plaisante avec lui-même, sans souci pour le spectateur consterné de voir qu’on ne s’intéresse pas à lui.
Seule Charlotte Gainsbourg apporte une valeur au film – jouant justement le seul repère stable, la seule personne tenant la route dans l’entourage du perso-réalisateur (double de Desplechin ?). Plutôt qu’une version longue, on aurait apprécié une version courte, mais sans Amalric ni Cotillard. Seulement autour de cette Sylvia astrologue fuyant sur la piste des étoiles un monde de drama queen hypocondriaques mégalonombrilistes portés à la manipulation, avant et après sa relation avec cet Ismaël sans intérêt. On aurait pu même la combiner à cette Carlotta qui choisit de délaisser ce monde raté sans un remord, et à ce troisième personnage féminin, trop rare : cette femme (Alba Rohrwacher) qui joue la femme d’Ivan dans le film et couche avec Ismaël en dehors (encore une ficelle psychanalytique facile…) mais refuse magnifiquement de se laisser absorber par cet amour d’homme égocentrique…
Sagesse bohème, école alternative et apothéose philosophique
Jamblique (IVe siècle), Vie de Pythagore [in Pythagore, Un dieu parmi les hommes], éd. Les Belles Lettres, 2002
traduit du grec ancien par Alexandre Hasnaoui (Περὶ τοῦ Πυθαγορικοῦ βίου)
⭐⭐⭐⭐
Note : 3.5 sur 5.
Résumé
Annoncé par la Pythie, Pythagore grandit librement sur l’île de Samos, entièrement dévoué à sa quête de sagesse. Sur les conseils de Thalès, il embarque pieds nus pour l’Égypte sur un bateau qui passait près de la côte. Il serait resté près de quarante ans loin de sa patrie, à s’intéresser à la religion, à l’astrologie… Emmené comme prisonnier, il aurait passé également plusieurs années à Babylone ainsi qu’en Phénicie. De retour à Samos, il se trouve un premier disciple parmi les jeunes, beaux et pauvres sportifs ; il sacrifie ses économies pour pourvoir à ses besoins, afin que le jeune homme se consacre exclusivement à l’étude de la sagesse suivant ses directives. Quand son maître n’a plus rien, le jeune qui porte également le nom de Pythagore, prend le relai… Le tyran Polycrate ayant pris le pouvoir à Samos, Pythagore s’exile à Crotone en Sicile pour fonder son école. Une véritable communauté utopique et philosophique d’où sortiront notamment des dirigeants sages et démocratiques…
L’école pythagoricienne
Entretien d’entrée : tout d’abord, les élèves passent un entretien préalable pour tester leur moralité, leurs motivations et leurs aptitudes.
Cette école est une communauté vivant ensemble du lever au coucher (tout en ménageant des temps et espaces de solitude), mettant toute possession en commun. Les nouveaux disciples (appelés acousmatiques) doivent d’abord passer une première période de cinq ans dans le silence, se contentant d’écouter les sentences mystérieuses du maître caché derrière un voile, et les discussions des disciples plus avancés (mathématiciens). Puis ils se plongent plus concrètement dans l’étude et la science.
Description d’une journée à l’école pythagoricienne : – Au réveil, dans le lit, travail de la mémoire sur ce qui a été entendu et appris la veille et l’avant-veille (hier, en premier, j’ai rencontré untel, il m’a dit telle chose, puis…) et anticipation de la journée : « Quand tu te lèves au sortir du doux sommeil, examine bien ce que tu feras dans la journée ». – Promenade en solitaires dans la nature. « Ils estimaient qu’ils ne devaient rencontrer personne avant d’avoir apaisé leur propre âme et mis de l’ordre dans leur esprit. » – Se retrouvent autour des temples, période d’apprentissage de la sagesse pythagoricienne par la discussion. – Soin du corps et activité sportive (lutte, lancer de poids, boxe…) – Déjeuner de pain et de miel – Discussions sur les problèmes d’organisation tant concernant l’intérieur de la communauté que l’=a société extérieure – Promenades par groupe de deux ou trois, révisions des choses apprises et divertissements (« belles occupations ») – Bain – Repas par tablée d’une petite dizaine. Libations et sacrifice d’herbes aromatiques et d’encens. Vin, galettes, plat de résistance et légumes bouillis ou crus… Parfois de la viande de sacrifice (excepté le cœur et la cervelle) et rarement des produits de la mer. – Libations d’après-repas et lecture choisie par l’aîné de la tablée. Libations et recommandations sur l’attention à ne pas endommager les plantes et les arbres, les animaux qui ne sont pas une menace pour l’humain, sur le respect pour les aînés, les parents, les héros, les démons, les dieux… Respect pour les lois et combattre l’illégalité. – Musique et chants purificateurs. – Lit tout de blanc comme leurs vêtements, entièrement en lin (pas de laine). Avant le sommeil, examen de conscience : « En quoi ai-je failli ? Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je omis de mon devoir ? »
On en apprend peu sur ce que font les disciples ayant passé ces années d’études (10, 15, 20 ans…?), restent-ils dans la communauté ? partent-ils dans le monde pour fonder d’autres écoles ou pour participer à la vie démocratique ?
Commentaires
Pythagore n’est pas un mathématicien, mais bien un aventurier, un pédagogue, et un philosophe légendaire d’une importance comparable à celle de Socrate. Un homme qui se soucie avant tout de sagesse pratique, d’équilibre entre corps et esprit, science et poésie, d’organisations sociales et politiques basées sur l’égalité et la délibération collective, de rapports harmonieux entre l’homme et le cosmos naturel et divin qui l’englobe. Les mathématiques et autres connaissances scientifiques au sens moderne du terme ne sont qu’un aspect secondaire, même si il s’agit d’un objectif réel : passées les premières années consacrées à la formation de base, les disciples approfondissent des connaissances par la recherche scientifique ou expérimentale, comme le feraient des universitaires ayant d’abord acquis les bases éthiques et pratiques). Les mathématiques interviennent également en tant que symbolique du cosmos : les nombres et les figures géométriques permettant d’entrevoir ou de prêter une grille de lecture harmonique à un monde qui échappe a priori à l’entendement humain.
Personnage de va-nu-pieds éclairé, humble à l’écoute du monde et des hommes, sagesse souriante et paisible, toujours en mouvement, Pythagore le jeune incarne la bonne attitude pour l’apprentissage de la philosophie : une curiosité saine et déterminée qui fait courir à la rencontre et au voyage, qui fait questionner et expérimenter. Parce qu’annoncé par la Pythie, Pytha-gore bénéficie d’une situation idéale pour apprendre : sa famille l’a libéré des contraintes matérielles et sociales (condition de toute bonne éducation – la contrainte sociale est devenue aujourd’hui la principale ennemie de l’éducation : la priorité d’un enfant va à la défense de sa stature sociale). Cette phase aventureuse et exploratrice de la vie de Pythagore, en Égypte pendant plus de vingt ans, est à peine évoquée. Mais il serait possible de la reconstituer (à la manière d’une bio-fiction) en s’imaginant par exemple une personnalité de voyageur poétiques comme le Nicolas Bouvier de L’Usage du monde, placée à l’école de la société égyptienne comme Her-Bak de Isha Schwaller de Lubicz (parcours d’un enfant-adolescent vers l’éveil spirituel, de la découverte des différents métiers à l’initiation aux mystères divins).
Le mythe du premier élève, sorte de double homonyme que le professeur façonne à son image tel Pygmalion ou le Yahvé de la Genèse, lui permet une nouvelle incarnation, ou au contraire, à la manière de Jésus après sa crucifixion, une désincarnation. Pythagore devient un mythe détaché de l’homme réel (on ne sait d’ailleurs pas si c’est lui ou son premier disciple qui fonde une école en Sicile…). C’est peut-être le vrai sens de la mise en scène pompeuse de l’apprentissage avec Pythagore parlant derrière un voile. Il ne s’agirait pas de diviniser le gourou de la secte, mais peut-être de voiler le corporel, d’empêcher l’emprise du charisme, de détacher le savoir de l’homme qui enseigne, de déplacer celui-ci sur le côté en médiateur pour laisser l’apprenant face à la lumière du savoir (principe des pédagogies alternatives, cf. Le Maître ignorant). Le départ de Pythagore de Samos, dû à la tyrannie de l’autocrate Polycrate, pourrait d’ailleurs symboliser l’abandon du dispositif pédagogique dominant du précepteur particulier (aboutissant à la reproduction de soi, non à la réalisation du potentiel de chacun ; et surtout réservé aux familles riches), au profit d’un enseignement en communauté. Le disciple pythagoricien sera confronté au savoir qui circule dans la communauté, notamment sous forme de sentences à méditer, énigmatiques boîtes de Pandore positives : comme les oracles de Delphes à méditer, les proverbes malgaches qui permettent d’infinies exégèses libres, ou comme des fragments qui permettent l’errement interrogatif de l’archéologue… Comme le Pythagore explorateur, le disciple cherche lui-même du sens et des connaissances en interagissant avec le monde qui l’entoure.
Bien plus qu’une chaîne d’écoles alternatives spécialisées en philosophie, ce sont de véritables communautés utopiques que Pythagore installe en Sicile dans la seconde moitié du VIe siècle et qui se multiplient un peu partout dans le monde grec au siècle suivant, et semblent avoir joué un rôle fondamental dans la naissance et la propagation des idées philosophiques et de la gouvernance démocratique (certaines cités alentour auraient été administrées par ses disciples). À l’opposé des groupes hippies qui ont pour but la rupture avec le monde après avoir été élevés par le monde, la communauté pythagoricienne retranche le jeune apprenti de l’agitation du monde pour le préserver des passions égoïstes et pour préparer un homme sage, complet et solide, qui pourra à son tour agir sur le monde (la communauté devenant réseau d’entraide). En cela, l’école pythagoricienne se démarque radicalement de l’enseignement de Socrate en place publique qui affronte directement les intérêts égoïstes. L’éducation peut-elle vraiment réussir si elle entre en concurrence avec le fonctionnement d’un monde corrompu (Vaneighem dans son Avertissement aux lycéens parle de la morale des affaires en concurrence avec celle de l’école). Pythagore considère l’entièreté de l’être humain intégré à son environnement – de son activité sportive à son alimentation, du tissu de ses vêtements à la musique qu’il écoute, de ses relations familiales à ses croyances… Dans La République de Platon, les philosophes sont une élite dirigeante, tandis que chez Pythagore, ce sont aussi bien des nettoyeurs que des cuisiniers, des ouvriers et des intellectuels, et tous participent à la gouvernance… Ce système philosophique englobant, comparable à celui d’une secte (notamment pour ses pratiques religieuses), violemment critiqué par Héraclite parce que s’y effacerait le génie individuel, ne se retrouvera plus par la suite que dans le Jardin d’Épicure…
Passages retenus
Musicothérapie, #110
#137 À chercher leur bien ailleurs que chez les dieux, les hommes font quelque chose de ridicule, car ils agissent alors comme quelqu’un qui, habitant dans une contrée gouvernée par un roi, honorerait un magistrat quelconque et négligerait celui qui est à la tête de tous et règne.
#162 Le commencement est moitié de toute chose.
Nécessité des dieux, #174 Le vivant est un être violent par nature, et changeant quant à ses impulsions, à ses désirs et à ses autres passions ; il a donc besoin d’une supériorité et d’une domination de cette sorte, d’où viennent correction et ordre.
#179 Il découvrit encore une autre méthode pour retenir les hommes de pratiquer l’injustice : en invoquant le jugement des âmes, car il savait que ce récit était non seulement vrai mais aussi utile pour inspirer la crainte de l’injustice. Il enseignait qu’il vaut mieux subir une injustice que de tuer un homme.
#183 Il faut que le gouvernement soit voulu par les deux, aussi bien par le gouvernant que par les gouvernés tout comme, pour que les connaissances viennent correctement, il faut qu’elles viennent volontairement, parce que les deux côtés le veulent, tant l’enseignant que l’élève.
#200 Folie que se préoccuper de l’opinion de n’importe qui sur n’importe quoi, et surtout de tenir compte de l’opinion du plus grand nombre, car c’est le petit nombre qui arrive à bien juger et à se faire une opinion juste.
Attention spéciale aux adolescents, #202-204 Devenus adolescents, ils sont libres, au moins chez le plus grand nombre, de faire ce qu’ils veulent. Or, à cet âge, confluent, pour ainsi dire, l’une et l’autre espèces de fautes, car les adolescents commettent nombre de fautes qui relèvent aussi bien de l’enfance que de l’âge adulte. En effet, refuser, pour parler sans détour, tout espèce de sérieux et de discipline et rechercher ce qui rapporte au jeu, au laisser-aller, et à l’insolence enfantine, voilà ce qui caractérise le mieux l’âge de l’enfance. Eh bien, ce type de disposition passe de l’enfance à l’âge suivant. D’un autre côté, les manifestations violentes du désir ainsi que de l’ambition, tout comme les autres impulsions et dispositions, qui sont d’un type pénible et violent, passent de l’âge adulte à l’adolescence. Voilà pourquoi de tous les âges de la vie, c’est l’adolescence qui réclame le plus de soin. Pour le dire de manière générale, il ne faut jamais laisser l’homme faire ce qu’il veut, mais il faut toujours qu’intervienne une surveillance et une règle qui assurent la loi et le bon ordre, auxquelles se soumettra chacun des citoyens, car, lorsqu’il est abandonné à lui-même et qu’on ne s’occupe pas de lui, l’être vivant tombe bien vite dans le mal et le vice. Souvent, disaient-ils, les pythagoriciens soulevaient la question suivante et en débattaient : pourquoi accoutumons-nous les enfants à prendre les aliments de façon ordonnée et modérément, pourquoi leur présentons-nous cet ordre et cette modération comme quelque chose de bien, et leurs contraires, le désordre et l’excès comme quelque chose de mal, ce qui explique pourquoi l’ivrogne et le goinfre sont l’objet d’un blâme sévère ? En effet, si rien de cela ne présente d’utilité quand nous atteignons l’âge adulte, il est vain de nous habituer, dans notre enfance, à cet ordre. […] Et en général, disaient-ils, les Pythagoriciens exhortaient ceux qui rejoignaient leur communauté à se méfier du plaisir plus que toute autre chose ; rien, en effet, ne nous fait plus facilement glisser et tomber dans la faute que cette expérience.
#208 En effet, chacun des aliments consommés provoque une disposition déterminée. Pourtant, les êtres humains ne font attention qu’aux aliments qui provoquent une modification brutale, le vin par exemple : consommé en quantité, il rend les gens plus joyeux jusqu’à un certain point, ensuite il les rend complètement fous et indécents ; mais ils ignorent les aliments qui ne font pas montre d’un tel pouvoir.
#213 Les êtres humains ne font aucun cas de leurs propres rejetons, ils les engendrent au hasard, n’importe comment, en agissant de toute façon à la légère, puis ils les élèvent et les éduquent en négligeant beaucoup leur tâche. Voilà quelle est la cause la plus importante et la plus évidente du vice et de la perversité qui caractérisent la plupart des hommes. En effet, pour la plupart des hommes, la procréation s’apparente à un jeu de hasard comme chez les bestiaux.
#224 Ils avaient des chants composés pour lutter contre les passions de l’âme, les uns conçus pour lutter contre le désespoir et le découragement, et d’autres contre les accès de colère et de fureur, grâce auxquels ils pouvaient intensifier ou calmer les passions jusqu’à les mettre en accord avec le courage.
#228 Protéger l’intellect et l’affranchir de toutes les entraves et de tous les liens qui le retiennent depuis l’enfance.
Protreptique, chapitre 21 3 : Déchausse-toi pour sacrifier et adorer. « [Que les activités de l’âme] soient entièrement libres et dégagées pour partager la compagnie des dieux. » 4. Évite les grand routes et prends par les sentiers. 7 : Quand les vents soufflent, adore leur murmure. 8 : Ne tisonne pas le feu avec un couteau. 10 : Aide à soulever un fardeau mais non à le déposer. 13 : Ne passe pas par-dessus une balance. 15 : N’urine pas tourné vers le soleil. 19 : N’élève pas de rapace. 21 : N’accueille pas d’hirondelle chez toi. 22 : Ne porte pas d’anneau. 24 : Ne te regarde pas à la lumière d’une lampe. 26 : Ne pas céder à un rire irrésistible. 28 : Ne donne pas facilement la main droite au premier venu. 34 : Fais disparaître de la cendre la trace de la marmite.
Victor Bâton est seul dans sa chambre et remâche ses échecs, sa solitude. Il reçoit une petite rente en tant que soldat ayant été blessé à la main pendant la guerre. Il a choisi de s’en contenter pour vivre libéré des obligations du travail. Il se retrouve donc à compter le sou parmi la population pauvre de Paris, avec laquelle il n’arrive pas vraiment à communier…
Commentaires
Dans la lignée des longues voix monologuantes des Carnets du sous-sol de Dostoïevski, du Bavard de Louis-René des Forêts, de La Chute de Camus, ou des auto-fictions de Louis-Ferdinand Céline, le personnage-spectacle Victor Bâton fait exister un monde tout en se mettant en scène : « je parle donc le monde est ». Les détails concernant la lumière entrant dans sa chambre, le son de la pluie, les déplacements sur les pavés… figurent le lieu, l’atmosphère, les rendent tangibles, sensibles. Comme le ferait un pilier de comptoir à l’alcool chagrin, exposant sa misère et s’humiliant de manière inconvenante et exagérée, presque avec une délectation perverse et masochiste de voir qu’on a capturé l’attention et que les spectateurs sont même gênés et n’osent plus arrêter d’écouter (voire ont une attention sadique à écouter encore la personne souffrante). Comme le Rousseau des Confessions, il est prêt à étaler ses plus grandes hontes pour prouver sa sincérité. Mais le personnage a également quelque chose de son auteur, homme très cultivé, bien éduqué, mais déclassé, vivant sans activité, avec si peu d’argent (rente de blessure de guerre), s’ennuyant dans le Paris populaire. Son tact, sa sensibilité pour les détails, sa méticulosité jusqu’au maniérisme, le rendent parfaitement inadapté au monde frustre où il s’est condamné. Représentatif de tout un chacun qui se sent toujours, comme le berger des contes, le sang des plus hautes sphères princières. Touchant de maladresse par excès de finesse, d’auto-dérision sur ses larmes de solitude, habité par des obsessions anecdotiques… Victor Bâton est un personnage dostoïevskien, entraîné dans son discours par son monde intérieur. Mais être ainsi rejeté par l’extérieur et la populace semble arranger et conforter son goût pour la distinction, renforcer son envie de ne pas participer à l’existence jusqu’au bout (et l’on se rapproche ici clairement du nombrilisme comique et de la mauvaise foi cynique des voix monologuantes et de Céline). Victor Bâton a quelque chose du pseudo-sage méditatif dans l’attitude de retrait avec laquelle il se tient loin des autres, échappant au bruit du monde, et se retrouvant en conséquence dans une situation d’inconfort, proche de la crise existentielle, incapable de jouir des choses simples. Complexe caractéristique de ces Animaux dénaturés qui à force d’élaborer leur pensée, se décollent des vibrations du monde et de la vie instinctive.
Passages retenus
Chapitre « Mes amis » À peine sorti des draps, je m’assois sur le bord du lit. Mes jambes pendent à partir du genou. Les pores de mes cuisses sont noirs. Les ongles de mes doigts de pied, longs et coupants : un étranger les trouverait laids. Je me lève. La tête me tourne, mais ce vertige disparaît rapidement. Quand il y a du soleil, un nuage de poussière, échappé du lit, brille une minute dans les rayons, comme de la pluie. D’abord, je mets mes chaussettes, sinon des allumettes se colleraient à la plante de mes pieds. En tenant une chaise, je revêts mon pantalon. Avant de me chausser, j’examine les semelles de mes souliers pour leur assigner une certaine durée. Ensuite, je pose sur le seau de toilette ma cuvette graduée par l’eau sale de la veille. J’ai la manie de me laver courbé, les jambes écartées, la bretelle tenant aux boutons de derrière seulement. Au régiment, je me lavais ainsi dans le bouteillon étroit de la soupe. Ma cuvette est si petite qu’en y plongeant les deux mains à la fois l’eau déborde. Mon savon ne mousse plus : il est si mince. La même serviette me sert pour la figure et les mains. Si je devenais riche, ce serait la même chose. Une fois lavé, je me sens mieux. Je respire du nez. Mes dents sont distinctes. Mes mains resteront blanches, jusqu’à midi. Je mets mon chapeau. Les bords en sont gondolés par la pluie. Le nœud du ruban est à la mode : il se trouve derrière. J’accroche ma glace à la fenêtre. J’aime à me regarder en face, à la lumière. Je me trouve mieux. Mes pommettes, mon nez, mon menton sont éclairés. Une ombre noircit le reste. On dirait que je suis photographié au soleil. Il ne faudrait pas que je m’éloignasse du miroir, car celui-ci est de mauvaise qualité. À distance, il déforme mon image. J’examine soigneusement mes narines, le coin de mes yeux, mes molaires. Celles-ci sont cariées. Elles ne tombent pas : elles se cassent. À l’aide d’une autre glace je surprends mon profil. Alors, j’ai l’impression d’être dédoublé. Les acteurs de cinéma doivent connaître cette joie.
Chapitre « Monsieur Lacaze » Assis sur le lit, je regardai mon habit neuf, qui n’avait plus de raison d’être, et le désordre de ma chambre dans l’air frais du matin. J’avais un mal de tête violent. Je songeai à ma vie triste, sans amis, sans argent. Je ne demandais qu’à aimer, qu’à être comme tout le monde. Ce n’était pourtant pas grand’chose. Puis, subitement, j’éclatai en sanglots. Bientôt, je m’aperçus que je me forçais à pleurer. Je me levai. Les larmes séchèrent sur mes joues. J’eus la sensation désagréable qu’on éprouve quand on s’est lavé la figure et qu’on ne se l’est pas essuyée.
Chapitre « Fin » Il paraît que les locataires se sont plaints de ce que je ne travaillais pas. Pourtant, je vivais bien sagement. Je descendais doucement l’escalier. Mon amabilité était très grande. Quand la vieille dame du troisième portait un filet trop lourd, je lui aidais à le monter. Je frottais mes pieds sur les trois tapis qui se succèdent avant l’escalier. J’observais le règlement de la maison affiché près de la loge. Je ne crachais pas sur les marches comme le faisait M. Lecoin. Le soir, quand je rentrais, je ne jetais pas les allumettes avec lesquelles je m’étais éclairé. Et je payais mon loyer, oui je le payais. Il est vrai que je n’avais jamais donné de denier à Dieu à la concierge, mais, tout de même, je ne la dérangeais pas beaucoup. Seulement une ou deux fois par semaine, je rentrais après dix heures. Ce n’est rien pour une concierge de tirer le cordon. Cela se fait machinalement, en dormant. J’habitais au sixième, loin des appartements. Je ne chantais pas, je ne riais pas, par délicatesse, parce que je ne travaillais pas.
Un homme comme moi, qui ne travaille pas, qui ne veut pas travailler, sera toujours détesté. J’étais, dans cette maison d’ouvrier, le fou, qu’au fond, tous auraient voulu être. J’étais celui qui se privait de viande, de cinéma, de laine, pour être libre. J’étais celui qui, sans le vouloir, rappelait chaque jour aux gens leur condition misérable. On ne m’a pas pardonné d’être libre et de ne point redouter la misère. Le propriétaire m’a donné congé, légalement, sur papier timbré. Mes voisins lui ont dit que j’étais sale, fier, et peut-être même, que des femmes venaient chez moi.
Promenade dans les tragédies de histoire pour femme élégante et pressée
Espagne (Dime quién soy), 2020-2021. Réalisé par Eduard Cortés et José Manuel Lorenzo (9 épisodes), diffusion Arte. Adaptation du roman, best seller, du même nom. Avec Irene Escolar… Fiche Allociné.
⭐⭐
Note : 2 sur 5.
Pitch :
Amelia Garaoya, fille d’un homme politique républicain, a fait un mariage d’intérêt plus que d’amour avec un jeune homme de son milieu, pour garantir la fortune de sa famille. Après la naissance de son fils, elle rencontre par hasard une militante communiste qui l’introduit dans le milieu. Elle tombe amoureuse de Pierre, journaliste d’origine russe, qui doit bientôt partir pour l’Argentine. Elle quitte famille et enfant pour suivre le bel homme engagé…
Griffe critique :
Le pitch est alléchant avec cette trajectoire effrontée de femme libre, poursuivant bonheur et engagement politique et moral au mépris de son rôle social attendu (mère, fille, épouse). On aurait grandement aimé rester dans l’intrigue première, suivre cette femme de la haute qui découvre naïvement le communisme et s’encanaille auprès de féministes libérées… Au lieu de ça, on monte dans le train du mélodrame : la pauvre belle jeune femme tombe dans le piège de l’amour, et quitte ainsi la fable politique pour les voyages romantiques et historiques. De rebondissement en rebondissement, la jeune femme subit les plus belles mésaventures emblématiques du milieu du XXe siècle pour satisfaire ce goût invétéré des spectateurs pour la beauté sensuelle placée en position délicate, comme la vogue des sixties pour les films de femmes en prison… Le tissu de l’intrigue à suspens fait qu’on ne s’arrête jamais pour vivre pleinement le moment présent. Des personnages certes bien campés passent comme de belles ombres. Seule Amelia traverse les époques, se trimballe dans toutes les tenues et dans toutes les rues des plus belles cartes postales de l’histoire reconstituée : Madrid, Buenos Aires, Paris, Moscou, Berlin, Athènes… Entre le Code Quantum, humour et science fiction en moins, et l’impression de selfie vidéo, comme si l’intrigue historique n’était que prétexte à la mise en valeur de la belle actrice Irene Escolar, croisement de Victoria Abril et de Julia Roberts, en plus timorée et conventionnelle.
Un polythéisme qui murmure dans l’ombre de l’esclavage…
Charlier (Philippe) 2020, Vaudou. L’homme, la nature et les dieux, coll. « Terre Humaine », Plon
⭐⭐⭐⭐
Note : 3.5 sur 5.
Résumé
– Sillonnant le Bénin depuis de nombreuses années, Philippe Charlier nous prend à la descente de l’avion et nous emmène à la recherche de la culture Vaudou, présente, à peine dissimulée, partout sur le territoire de l’ancien royaume d’Abomey… – Présentation du panthéon vaudou, constitué d’une puissance supérieure, inaccessible, surplombante, répartissant et distribuant ses pouvoirs en autant de vodoun plus ou moins importants et aux attributions plus ou moins claires, avec lesquelles traitent les croyants. – Histoire de la succession des rois de droit divin, les symboles et légendes de leur règne, du temps mythologique au temps historique, des petites guerres de voisinage aux luttes contre le colonisateur, et manière dont le royaume s’est comporté pendant la traite négrière (résistance et participation à la fois). – Proche depuis des années de personnalités du monde vaudou, l’anthropologue accepte de passer les rites pour devenir un vrai initié…
Commentaires
Au Bénin, le Vaudou peut surgir au beau milieu de la vie quotidienne, caché derrière un vernis chrétien ou laïque (comme le récit surréaliste de cet appel téléphonique d’un grand-père mort dans les premières pages). La culture, les comportements, autant que les lieux, demeurent marqués par les siècles glorieux du royaume d’Abomey, organisé autour de croyances et rites d’une religion ancestrale réduite au silence et au secret par la colonisation – et avec elle la christianisation ou l’islamisation, l’universalisme et le laïcisme scientifique… Religion dont on ne perçoit aujourd’hui que des traces caricaturées : objets symboliques destinés aux touristes ; médiums grossiers pour peuplades émigrées en mal de repères ; décorum à systématiser et à sataniser (catégorie qui renferme toutes les religions étrangères et concurrentes… Baal, Zarathoustra, Judaïsme, Catharisme, Islam…) pour rassurer le christiano-centré sur la supériorité des aprioris culturels qui lui viennent d’une religion avec laquelle il est convaincu d’avoir coupé tout lien…
Le Vaudou fonctionne d’une manière tout à fait comparable aux religions polythéistes égyptiennes, grecques et romaines. Ayant assimilé les divinités, croyances, symboliques et cultes locaux et voisins (principalement les cultures Yoruba – culte des fameux Orishas -, Fon et Ewe), le Vaudou s’organise autour de vieilles divinités provenant de temps ancestraux – plus ou moins inactives – et d’un Dieu dominant mais inaccessible (Mawu) répartissant son pouvoir entre des divinités locales plus familières aux attributions claires, concernant directement les préoccupations humaines concrètes, et auxquelles il est plus aisé de s’adresser. Traduction symbolique et imagée par les mythes, de la puissance divine, diffuse et inconnue, qu’on ne peut saisir sans la décomposer : – Heviosso, dieu de la foudre et du feu ; – Zakpata, de la terre – rouge – et de la variole ; – Gou, dieu de la forge et de la guerre ; – Dan, le serpent passeur de mondes ; – Drou, protecteur des récoltes ; – Aguin, la guide des forêts pour la chasse ; – Mami Wata, divinité marine du changement ; – Legba, messager et médiateur entre les humains et les autres dieux, intervenant dans la divination…
Les rites, si étranges qu’ils nous paraissent, sont cette manière d’entrer en contact avec cette force incompréhensible, de l’amadouer, d’en éviter les mauvais effets ou d’en attirer les bons (comme autant de petits rituels pour s’attirer la chance). La bizarrerie des procédés répond à la l’illisibilité du pouvoir divin pour un œil humain : la mise en transe, l’attention particulière donnée à l’anormalité, aux handicapés, aux jumeaux… le musée des horreurs des offrandes et des fétiches activées par arrosage de sang frais (assemblages qui font étrangement penser à la créature du docteur Frankenstein…). Autant de tentatives de regarder au-delà de l’ordinaire et de parler le langage codé de l’extra-ordinaire proprement divin. Si dans la majorité des cas on peut croire à de simples arnaques de prêtres (pour éviter la foudre, ne pas tromper son mari…), dans d’autres, on peut deviner une recommandation pratique – venue de la sagesse populaire ou d’un savoir scientifique méconnu – visant à éviter certains problèmes majeurs (pour apaiser Zakpata, dieu des maladies, il faut accomplir des rites, faire des offrandes, entrer dans la croyance et dans la confiance du prêtre, et ensuite obéir aux recommandations de bon sens qu’on n’aurait peut-être pas acceptées ou suivies à la lettre sans cette aura du prêtre-médecin…). Les rites et offrandes sont la garantie et l’entretien d’un lien de confiance entre le peuple et sa culture, entre le peuple et le savoir de ses élites.
Loin d’être en passe de disparaître, le Vaudou semble se vivifier comme un fétiche arrosé de sang, à mesure que les populations sont déçues et rejetées, maltraitées par une modernité destructrice sous ses habits de grand prêtre : costume-cravate et blouse blanche. Le Vaudou est-il plus grotesque ou irrationnel, ou satanique, qu’une des ces religions impérialistes et universalistes qui ont tant provoqué de tueries ? La procession des Egungun met en scène des hommes masqués en costumes (qui rappelleront aisément les costumes d’indien des processions du Carnaval de la Nouvelle Orléans, clairement d’inspiration Vaudou, faisant le lien entre les cultures ancestrales d’Amérique et d’Afrique, tout autant écrasées et méprisées), hommes possédés par les esprits de revenants et parcourant les villages. Qu’on y voit une danse macabre qui rappelle aux vivants que la barrière entre les mondes n’est pas si épaisse, ou un défilé funèbre d’Halloween, jeu de fête et de plaisir de se faire peur pour éloigner la vraie peur et rappeler d’honorer les morts, cette procession exige comme les rites d’initiation que les populations « jouent le jeu ». Celui qui ne se plie pas au jeu de la peur est symboliquement tué puis ressuscité. Les populations maintiennent en vie leurs religions et leurs dieux non par croyance aux mythes, mais pour leur propre besoin d’équilibre, par volonté de raccorder leur comportement moral à la longue chaîne des ancêtres. Aussi, ces hommes vendus comme esclaves, déracinés, détachés de leur tradition et de leurs parents, sont appelés « zombis ».
Passages retenus
Vision d’un polythéisme par répartition de la puissance divine, p. 53 Ainsi donc, derrière l’appellation de « divinité » (vodoun) pour Heviosso, Zakpata, Dan, Legba, Mami Wata, etc. se cacherait une autre vérité : l’unique dieu réel serait Mahu. Les innombrables vodouns ne constitueraient en réalité que des puissances intermédiaires, sortes d’émanations de Mahu ou de concrétions / cristallisations de son énergie, avec des facettes très différentes d’un vodoun à l’autre, correspondant au total à l’étendue des faces visibles de cette divinité unique. Ce concept se superpose à celui défendu par M. Delafosse dans son Manuel dahoméen (1894), décrivant les divinités vaudoues comme « des êtres ni divins ni humains, plus puissants que l’homme et moins puissants que Dieu [Mahu], des êtres non matériels, des génies, des anges, comme on voudra ». Des saints, aussi, vers lesquels on se tourne pour faciliter un voeu, une bonne action, ou lutter contre un mauvais sort.
Qu’est-ce qu’un fétiche, p. 136 Le fétiche est un dieu-objet. Sa concrétisation obéit à un rituel bien précis, visant à d’abord offrir une base solide, puis à attirer l’entité surnaturelle (divine, en l’occurrence), enfin à l’activer par la nourriture. Toute fabrication d’un fétiche est prescrite par une autorité religieuse (bokonon, fazoumè, etc.) ou suscitée par un événement interprété. Rien n’est laissé au hasard, et un strict protocole doit être suivi, chaque étape faisant l’objet d’une évaluation de son efficacité..
Confection d’un fétiche, p. 138 Posé sur une table, face à une chaise, dans la cour d’un couvent, une statue de bois achetée sur le « marché aux fétiches » avoisine un crâne de singe (sec, ravagé par le temps), des végétaux divers, des huiles parfumées, une carapace de tortue, etc. A distance convenable, un python entravé (une branche de bois est ficelée à sa tête et à une partie de son corps, l’empêchant de se mouvoir correctement) assiste à la scène, comme si le dieu Dan était « convoqué » pour le rituel. Du talc est disposé dans les deux cavités quadrangulaires ménagées préalablement dans la tête (vertex) et dans le dos de la statue, dans le but de purifier ce qui sera le support de la charge magique du fétiche. Réduites en bouillie par les mains du féticheur, les plantes sont ensuite déposées dans les cavités, suivi par du bleu de méthylène, de l’alcool blanc, du parfum (vaporisé), un fagot de végétaux secs associés à un crâne de rongeur, puis quelques lambeaux de textile. On apporte ensuite un poulet, dont l’excitation et l’agitation (battement des ailes, frottement des pattes ligaturées, cris) attirent l’attention du python essayant de se rapprocher. Le féticheur fait alors trois tours avec la tête du poulet, puis arrache la partie inférieure du bec, ce qui provoque une forte hémorragie : tenu par le cou, tête sur le côté (à main gauche), le féticheur dirige l’écoulement du sang frais sur la tête de la statue (à main droite), puis il obture la cavité crânienne avec un morceau de bois. Très rapidement, pendant que le sang coule encore, il arrose la cavité dorsale qu’il obture avec un tissu doublé de plantes « médicinales » (en réalité, les feuilles des arbres sacrés de la divinité à laquelle est relié le fétiche) : l’ensemble ceinture totalement le fétiche au niveau du tronc. c’est donc comme si le fétiche avait été transfusé : le sang vif est contenu dans le volume corporel du fétiche. Les offrandes de sang en surface n’auront pour but que de maintenir la vitalité du fétiche, cette vitalité étant présente à l’intérieur. Vient ensuite l’étape de la construction de l’autel chargé d’accueillir le fétiche : au sol, dans un endroit choisi par le Fa ou par la connaissance en géomancie du féticheur, ce dernier trace un cercle blanc au talc et verse de l’huile rouge en une croix centrale. Puis il étend un rectangle noir, avec délicatesse et des gestes lents. Dessus, il répartit de nombreuses plantes « médicinales », le crâne de singe, la carapace de tortue, et quelques objets de ferraille purifiée par de nouvelles pulvérisations de parfum et du gin local bu puis craché par le féticheur. Puis deux cigarettes sont allumées par le féticheur, qui sont ensuite disposées sur le fétiche : elles sont « fumées » jusqu’au bout pendant que des incantations sont récitées. On joue du sifflet. La divination Fa tente alors de savoir si l’animation du fétiche est complète ou pas : le résultat est négatif, « des épreuves complémentaires vont lui être imposées ». On sacrifie une chienne, maintenue par deux initiés au-dessus du fétiche, dont le sang s’écoule à flots. Pour savoir si la consécration a été efficace, on ne réinterroge pas le Fa, mais on soupèse le fétiche. En l’occurrence, son poids très lourd indique une réelle vitalité : l’animation a réussi. Le fétiche est vivant.
Ancêtres, malformés et demi-dieux, p. 278 En premier passe une petite fille aux pieds tordus ; plus exactement, ses genoux sont luxés et ses jambes sont grêles (en raison d’une grave malformation congénitale). Paradoxalement, elle semble voler, comme si elle avait transcendé son handicap dans une danse virevoltante. En biais, en l’air, en équilibre, sur une jambe ou la pointe des pieds, ses mouvements sont des prouesses, et elle déclenche l’excitation de la foule qui hurle et scande son nom et celui de Zakpata. Ses vêtements sont des guenilles de tissus rapiécés, il n’y a rien de précieux sur elle, sauf sa danse, miraculeuse. Indéniablement, pour ceux qui la voient et l’admirent, c’est le dieu qui danse en elle et par elle. La présence d’une danseuse malformée n’a rien du hasard. A l’origine de la famille, ou du clan, il y a toujours un ancêtre mythique, le tohouyio, si ancien et merveilleux qu’il n’est pas humain, mais déjà demi-dieu, né de la rencontre entre une entité surnaturelle et une femme. Il a légué à ses descendants des signes physiques (soit naturels : grains de beauté, etc., soit artificiels : scarifications, amputations, etc.), des lois et des interdits. Certains tohouyio sont atypiques : ce sont les jumeaux et les tohossou (esprits des enfants anormaux séjournant désormais dans le lit des rivières, gardant les portes du royaume des morts). Peut-être leur nom de tohossou (« rois de la rivière ») vient-il du fait qu’ils étaient initialement noyés ou abandonnés dans l’eau ou sur le bord de l’eau, en raison de leurs malformations, impropres à une survie prolongée dans le monde des humains ? De toute façon, les eaux sont le domaine des morts. Ainsi, quand on salue rituellement le dah (le chef de famille), on salue aussi les ancêtres, devenus des dieux, qui l’ont précédé et qui vivent encore un peu en lui. « Les liens entre les descendants d’un même ancêtre sont censés ne jamais se délier. » (Mercier P., Civilisations du Bénin) Pour des raisons diverses (endogamie, parasites, etc.), chaque roi a eu au moins un enfant malformé, dont l’esprit venait grossir les rangs des tohossou royaux. Comme si chaque souverain avait son double dans ce panthéon tétralogique et merveilleux : pas tout à fait hommes, incomplètement nés, ils sont dès le départ plus proches que n’importe qui du monde des dieux. La légende rapporte que Zomadonou, le tohossou le plus vénéré (et le plus craint), étais un enfant du roi Akaba (1685-1708). Il possède un grand temple près des palais royaux de Ghézo et Glélè. « On raconte que l’annonce de la défaite de Béhanzin devant les français vient de Zomadonou : il refusa d’accepter les offrandes que le roi avait faites pour lui demander son aide ; signe que la colère ne désarmerait pas. » (ibid.) Sur le plateau d’Abomey, un arbre est planté à faible distance du corps enfoui d’un enfant malformé : ainsi, un culte est rendu, qui permet d’honorer le tohossou (message bénéfique envoyé par les dieux, même si la « créature » ne survit pas à sa naissance), d’en capter la force bénéfique aussi, au bénéfice d’un individu ou d’une communauté, mais sans indiquer précisément le lieu d’enfouissement (car son exhumation serait criminelle, destinée à un usage de sorcellerie, mettant en danger toute la survie du groupe).
Les esclaves-zombis, p. 326 Ce sont un peu des stations de la Passion du Christ, jalonnant un chemin de croix. Il y en a moins que les quatorze traditionnelles (il y en a sept), mais elles représentent, pour ceux qui les suivent et y font déférence, un caractère syncrétique évident. Comme si les esclaves étaient des martyrs d’une civilisation mais aussi d’une religion. Ainsi, tout le long du parcours s’égrènent de petits temples (ou chapelles, sinon oratoires, vu leur petite taille), faits de fétiches en terre agglomérée puis séchée, recouverts d’offrandes : calebasses empilées remplies de nourriture (gruau, pattes de poulet, fruits, amas d’huile). Quelques couvents vaudous, aussi, occupent l’espace, tel ce couvent zangbeto dont la fonction est très clairement indiquée par une peinture figurant sur la facade. La deuxième « station » est l’arbre de l’oubli, également planté en 1727, par le même roi Agadja. On place à cet endroit un rituel magico-religieux : les esclaves mâles devaient tourner autour de l’arbre neuf fois, les femmes sept fois. Ces tours étant accomplis, les esclaves étaient supposés oublier complètement leur passé, leurs origines et leur identité culturelle, et devenir des êtres sans aucune volonté de réagir ni de se rebeller (des zombi). On voit qu’il n’en fut rien. Chaque esclave voyagea certes les mains vides, mais avec ses dieux. Chargés du christianisme inculqué de force sur le bateau le temps que durait la traversée de l’Atlantique, ils forgèrent que leurs nouveaux territoires de (sur)vie des religions syncrétiques : vaudou haïtien, candomblé/macumba/umbanda brésilienne, santeria cubaine, quimbois antillais, etc. Quant à la rébellion, les évasions des esclaves marrons et l’indépendance de Haïti au tout début du XIXe siècle sont les preuves marquantes de l’inefficacité de l’Arbre de l’Oubli…
À la recherche de l’humanité perdue dans la modernité
Weil (Simone) 1935-1942, La Condition ouvrière, Gallimard, 1951-2002
⭐⭐⭐⭐⭐
Note : 4.5 sur 5.
Résumé
Compilation de lettres, articles, brouillons d’articles et de son journal autour de son expérience en usine en 34-35, et autour des grandes grèves de 36.
Note : la plupart des éditions n’incluent pas le « Journal d’usine » qui n’est pas un essai proposant une réflexion philosophique et politique. Cependant, Simone Weil pose clairement la tenue de ce journal comme étant exclusivement destinée à la constitution de sa réflexion philosophique sur la condition ouvrière. Aucune réflexion intime ne dépasse cette perspective, ce qui empêche de le rattacher au reste de son œuvre de diariste. Ce « Journal d’usine » est ainsi tout à fait à sa place en tant que matériau source de cette compilation.
C’est ça que je sentais, moi, depuis mon enfance. C’est pour ça qu’il a fallu que je finisse par y aller, et ça me faisait de la peine, avant, que tu ne comprennes pas. Mais une fois dedans, comme c’est autre chose ! Maintenant, c’est comme ceci que je sens la question sociale : une usine, cela doit être […] un endroit où on se heurte durement, douloureusement, mais quand même joyeusement à la vraie vie. Pas cet endroit morne où on ne fait qu’obéir, briser sous la contrainte tout ce qu’on a d’humain, se courber, se laisser abaisser au-dessous de la machine.
p. 57 (Lettre à Albertine Thévenon, déc. 1935)
Résumé
Professeure agrégée de philosophie depuis 1931, Simone Weil fait part à ses amis de sa décision de prendre une année de congé pour réaliser une expérience depuis longtemps souhaitée : travailler à l’usine comme simple ouvrière… De décembre 34 à août 35, elle travaille chez Alsthom, puis aux Forges de Basse-Indre et chez Renault. Durant cette période, elle tient un journal dans lequel elle note les détails de son travail, le déroulement de ses journées, les relations entre les employés et avec la hiérarchie, ses difficultés à répondre à ce qui est demandé, ses douleurs, ses pensées… En septembre 35, physiquement affaiblie, elle reprend son poste au lycée de Bourges, mais entre en contact avec plusieurs directeurs d’usine dans le but de confronter leur point de vue aux problématiques concrètes de la condition ouvrière, et de leur proposer des essais de réformes. Elle propose à l’un d’ouvrir un espace de libre parole dans le journal de son usine, mais celui-ci refuse catégoriquement. Les grandes grèves de 36 éclatent et aboutissent à un nouveau rapport de force en faveur du syndicat des ouvriers. Simone Weil participe activement aux débats, s’adressant aux ouvriers directement pour les guider vers des réformes à engager – dans une bonne mesure – pour rendre leur condition plus digne, humaine et compatible avec l’expression du génie de chacun, sans provoquer de chocs économiques qui les remettraient dans une situation précaire.
Commentaires
Dates, heures, minutes, quantités, taux, sommes… informations sèches quant à l’état physique ou moral, voilà le rendu brut de huit mois de condition ouvrière. Les chiffres envahissent, recouvrent les mots, semblent marteler corps et cerveau, l’étourdir comme le bruit incessant, assourdissant et irrégulier des machines. Chacun ainsi tendu vers son objectif de productivité n’a que peu le temps et l’énergie pour la solidarité. L’employé envahi par les chiffres devient pseudo-machine dont l’imperfection manuelle peut signifier une mise hors-service prochaine (débauchage, sous-paye, accidents). Comme si le numérique – déjà introduit dans l’usine comme un ver – amenait irrémédiablement à la déshumanisation. Comme l’explique Günther Anders quelques années plus tard dans L’Obsolescence de l’humanité : dans le monde des machines, tant l’esprit que le corps humains deviennent une gêne… L’ouvrier n’est pourtant pas encore cette mécanique dépourvue d’humanité qu’on pourrait incorporer sous formes de chiffres dans des tableurs, mais bien une humanité empêchée, en suspens, prête à reprendre le dessus dès que possible. C’est ce miracle sans doute que perçoit Simone Weil dans ces quelques moments inattendus, comme des rayons d’humanité perçant au travers des rouages, ces regards et sourires de compassion, ces gestes de fraternité, fondamentalement gratuits, une chaleur intense qui rendrait acceptable et presque digne cette vie d’usine qui se rapproche parfois tant de l’esclavage : l’effort merveilleux d’un Sisyphe qui chaque jour renouvelle sa lutte obstinée contre la déshumanisation.
En entrant à l’usine, Simone Weil veut rompre avec la position de surplomb des intellectuels socialistes et communistes, bourgeois et hommes de livres et d’école venant faire la leçon dans les usines et dire aux hommes de main ce qu’ils doivent penser… qui ainsi les objectivisent tout autant que l’industrie. Il s’agit de renouer avec une philosophie pratique associant corps et esprit. L’enjeu la philosophe est d’éprouver dans le corps souffrant la configuration de l’univers mental de l’ouvrier. Derrière chaque parole vue comme grossière et simpliste, le râle d’une partie du corps douloureuse (on retrouverait ici l’écriture corporelle typique de ces autres Damnés de la Terre que sont les colonisés, telle que la décrit Frantz Fanon). Expérience limite : à un certain seuil de fatigue physique, peut-on encore penser ? Giflé dans son égo, peut-on encore chercher le bien ? Se révolter, quand on est au sous près pour manger ? Expérience existentielle de sortie de soi (et non enquête de sociologie : Weil dénonce cette réticence du penseur à se mettre réellement à la place d’autrui), expérience christique de partage de la douleur, de rabaissement de soi… Le Jésus qui entraîne l’adhésion de Simone Weil n’est pas la figure théologique construite par l’Église mais la figure historique qui inspire les Évangiles, un homme qui rejoint et organise les opprimés, souffre avec eux pour lancer une révolte contre le colon romain et ses relais dans les instances judaïques.
Refusant l’opposition frontale et idéologique, Simone Weil se situe plutôt dans un projet chrétien (ou simplement démocratique) de rapprochement des sensibilités : monde intellectuel, élites et ouvriers. Mais la tentative de dialoguer avec les patrons tourne court lorsque sa modeste proposition d’expérimenter une parole libre dans le journal d’entreprise (sorte d’ergonomie collective : permettre aux corps ouvriers d’extérioriser leurs troubles, de faire émerger des idées concrètes d’arrangement) se heurte à un refus catégorique d’un patron pourtant supposé progressiste : refus de voir discutée son autorité, diminué le pouvoir dû à son statut… C’est que la proposition est déjà profondément anarchiste : valoriser la parole de l’employé, c’est déjà remettre en question la verticalité de l’ordre et préparer la prise de décision collective. Elle semble y perdre ses illusions… L’exploitation des ouvriers n’est pas que le résultat d’un choix de mise en œuvre favorisant des intérêts économiques. Le mythe de l’échec de la construction de la Tour de Babel n’est peut-être pas tant celui de la divergence des langues que de l’impossible entente dans une société hiérarchisée à l’image d’une tour… Dans un article rapportant une discussion lunaire entre patrons au sujet des grèves, Simone Weil se résout à un jugement catégorique : la plupart des dirigeants n’ont en fait aucune réelle envie de voir le monde s’améliorer et sont clairement drogués à la domination (préférant la ruine à la perte de privilèges). On peut là encore comparer la situation des ouvriers à celle des colonisés : dans son Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire met bien en évidence que l’intérêt du colon, de son aveu même, n’est pas seulement économique mais que la colonie permet la satisfaction de penchants sadiques et la valorisation d’une catégorie par l’assujettissement d’une autre. L’infériorisation d’un autre humain, le commandement autoritaire, donnent l’illusion, au colon tant qu’à un patron, d’être un être humain de nature supérieure.
En 42, son article plus tardif « Condition d’un travail non servile » voit l’irruption spectaculaire de la composante Dieu. Cet aspect mystique a trop souvent servi à dévaloriser la pensée de Simone Weil (à la repousser comme femme hystérique illuminée). Quel lien entre Dieu et les machines de l’usine ? « Dieu » en tant que préoccupation proprement humaine devrait être présent pour l’ouvrier, non pas comme une croix suspendue au mur, non pas comme une obligation morale masochiste de se conformer stoïquement et de souffrir en silence, un dieu non pas grand patron surveillant ses employés, Big Brother de chaque instant, mais en tant qu’orientation des pas et du regard, source d’envie de bien faire et objectif du travail collectif. Comme si l’ensemble des travaux humains devaient aboutir à la création de Dieu, plus belle œuvre collective de l’Homme. La cité de Dieu, projet collectif et noble placé en dehors de soi, au delà de la survie et de l’intérêt personnel, servirait d’étalon pour juger du bienfondé d’un ouvrage et de l’éthique de sa réalisation, garantissant ainsi une réelle émancipation du travailleur par son travail.
Passages retenus
L’impossible pensée, p. 60 Il y a deux facteurs, dans cet esclavage : la vitesse et les ordres. La vitesse : pour « y arriver » il faut répéter le mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi, irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la cadence. Et la joie de même. Les ordres : depuis qu’on pointe en entrant jusqu’à ce qu’on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n’importe quel ordre. Et toujours il faut se taire et obéir. L’ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable ; ou bien deux chefs donner des ordres contradictoires ; ça ne fait rien : se taire et plier. Adresser la parole à un chef – même pour une chose indispensable – c’est toujours, même si c’est un brave type (même les braves types ont des moments d’humeur) s’exposer à se faire rabrouer ; et quand ça arrive, il faut encore se taire. Quant à ses propres accès d’énervement et de mauvaise humeur, il faut les ravaler ; ils ne peuvent se traduire ni en paroles ni en gestes, car les gestes sont à chaque instant déterminés par le travail. Cette situation fait que la pensée se recroqueville, se rétracte, comme la chair se rétracte devant un bistouri. On ne peut pas être « conscient ».
Du rapport de domination en amour, p. 69 L’amour est quelque chose de grave où l’on risque souvent d’engager à jamais et sa propre vie et celle d’un autre être humain. On le risque même toujours, à moins que l’un des deux ne fasse de l’autre son jouet ; mais en ce dernier cas, qui est fort fréquent, l’amour est quelque chose d’odieux.
Écrasement de la pensée, p. 103 L’épuisement finit par me faire oublier les raisons véritables de mon séjour en usine, rend presque invincible pour moi la tentation la plus forte que comporte cette vie : celle de ne plus penser, seul et unique moyen de ne pas en souffrir. C’est seulement le samedi après-midi et le dimanche que me reviennent des souvenirs, des lambeaux d’idées, que je me souviens que je suis aussi un être pensant. Effroi qui me saisit en constatant la dépendance où je me trouve à l’égard des circonstances extérieures : il suffirait qu’elles me contraignent un jour à un travail sans repos hebdomadaire – ce qui après tout est toujours possible – et je deviendrais une bête de somme, docile et résignée (au moins pour moi). Seul le sentiment de fraternité, l’indignation devant les injustices infligées à autrui subsistent intacts – mais jusqu’à quel point tout cela résisterait-il à la longue ? – je ne suis pas loin de conclure que le salut de l’âme d’un ouvrier dépend d’abord de sa constitution physique. Je ne vois pas comment ceux qui ne sont pas costauds peuvent éviter de tomber dans une forme quelconque de désespoir – soûlerie, ou vagabondage, ou crime, ou débauche, ou simplement, et bien plus souvent, abrutissement – (et la religion ?). La révolte est impossible, sauf par éclairs (je veux dire même à titre de sentiment). D’abord contre quoi ? On est seul avec son travail, on ne pourrait se révolter que contre lui – or travailler avec irritation, ce serait mal travailler, donc crever de faim. Cf. l’ouvrière tuberculeuse renvoyée pour avoir loupé une commande. On est comme les chevaux qui se blessent eux-mêmes dès qu’ils tirent sur le mors – et on se courbe. On perd même conscience de cette situation, on la subit, c’est tout. Tout réveil de la pensée est alors douloureux.
Sentir qu’on compte sur nous, p. 129 Question du rythme inexistante, puisque le bon ne compte pas. Je remarque que devant Mouquet je prends sans effort le « rythme ininterrompu ». Lui une fois parti, non… Ce n’est pas parce que c’est le chef : c’est que quelqu’un me regarde et attend après moi.
Semaine d’usine, p. 143 [Dimanche. – Maux de tête, nuit de dimanche à lundi pas dormi.] Lundi 17. – 2450 (1950 à 8 h 35) – fatiguée en sortant, mais non épuisée. Mardi 18. – 2300 (2000 à 8 h 3/4) – pas forcé – pas fatiguée en sortant – mal de tête toute la journée. Mercredi 19 [juin]. – 2400 (2000 à 8h35), très fatiguée. Le petit salaud me dit qu’il en faut plus de 3000. Jeudi 20 [juin]. – Vais à la boîte avec un sentiment excessivement pénible ; chaque pas me coûte (moralement ; au retour, c’est physiquement). Suis dans cet état de semi-égarement où je suis une victime désignée pour n’importe quel coup dur… De 2 h 1/2 à 3 h 35, 400 pièces. De 3 h 35 à 4 h 1/4, temps perdu par le monteur à casquette – (il me refait mes loups [loupés]) – grosses pièces – lent et très dur à cause de la nouvelle disposition de la manivelle de l’étau. Ai recours au chef – Discussion – Reprends – Me fraise le bout du pouce (le voilà, le coup dur) – Infirmerie – Finis les 500 à 6 h 1/4 – Plus de pièces pour moi ( je suis si fatiguée que j’en suis soulagée !) Mais on m’en promet. En fin de compte, je n’en ai qu’à 7 h 1/2 et seulement 500 (pour finir les 1000). [Le type blond a bien peur que je me plaigne au contremaître.] À 8 h, 245. Fais les 500 gros, en souffrant beaucoup, en 1 h 1/2 – 10 mn pour le montage – C’est une autre partie de la fraise qui fonctionne : ça va ; je fais 240 petits en 1/2 h exactement. Libre à 9 h 40. Mais gagné 16,45 F !!! (non, grosses pièces un peu plus payées). M’en vais fatiguée… 1er repas avec les ouvrières (le casse-croûte). Le monteur à casquette : « S’il touche à votre machine, envoyez-le promener… Il démolit tout ce qu’il touche… » Il me donne ordre de transporter une caisse de 2000 pièces. Je lui dis : « Je ne peux pas la bouger seule. » – « Débrouillez-vous. Ça n’est pas mon boulot. » À propos des pièces qu’on me fait attendre, la commençante : « le contremaître a dit que si on attendait, on devait prendre en compensation sur le salaire de celle qui vous fait attendre. » [ms. 53] L’inconvénient d’une situation d’esclave, c’est qu’on est tenté de considérer comme réellement existants des êtres humaines qui sont de pâles ombres dans la caverne. Ex : mon régleur – ce jeune salaud. Réaction nécessaire là dessus. [Ça m’a passé, après des semaines.]
p. 171 On a toujours besoin pour soi-même de signes extérieurs de sa propre valeur. Ne jamais oublier cette observation : j’ai toujours trouvé, chez ces êtres frustres, la générosité du coeur et l’aptitude aux idées générales en fonction directe l’une de l’autre.
La couleur de l’enchaînement des secondes, p. 187 Ce qui compte dans une vie humaine, ce ne sont pas les événements qui y dominent le cours des années – ou même des mois – ou même des jours. C’est la manière dont s’enchaîne une minute à la suivante, et ce qu’il en coûte à chacun dans son corps, dans son coeur, dans son âme – et par-dessus tout dans l’exercice de sa faculté d’attention – pour effectuer minute par minute cet enchaînement. Si j’écrivais un roman, je ferais quelque chose d’entièrement nouveau.
Humanité instinctive, p. 199 Quand on a l’occasion d’échanger un regard avec un ouvrier – qu’on le rencontre au passage, qu’on lui demande quelque chose, qu’on le regarde à sa machine – sa première réaction est toujours de sourire. Tout à fait charmant. Ce n’est ainsi que dans une usine.
Solitude du penseur, p. 261 Vous me paraissez bien optimiste quand vous parlez d’écrire pour le public. Nous ne sommes plus au XVIIe ni au XVIIIe siècle. Il n’y a plus de public éclairé, il n’y a – à part un petit nombre d’hommes exceptionnels – que des spécialistes à culture étroitement limitée, et des gens sans culture. Il est facile, en s’y prenant bien, de passionner le public pour une thèse, mais à condition de faire appel à tout autre chose qu’à la réflexion. La terrible formule de Stendhal : « Tout bon raisonnement offense » n’a jamais été plus largement applicable que de nos jours. Dans les conditions de vie accablantes qui pèsent sur tous, les gens ne demandent pas la lucidité, ils demandent un opium quelconque, et cela, plus ou moins, dans tous les milieux sociaux. Si on ne veut pas renoncer à penser, on n’a qu’à accepter la solitude. Pour moi, je n’ai d’autre espérance que de rencontrer çà et là, de temps à autre, un être humain, seul comme moi-même, qui de son côté s’obstine à réfléchir, à qui je puisse apporter et auprès de qui je puisse trouver un peu de compréhension. Jusqu’à nouvel ordre de pareilles rencontres restent possibles – la preuve est que nous nous écrivons – et c’est un bonheur extraordinaire, dont il faut être reconnaissant au destin.
La dépendance des sous, p. 270 Compter sous par sous. Pendant huit heures de travail, on compte sous par sous. Combien de sous rapporteront ces pièces? Qu’est-ce que j’ai gagné cette heure-ci ? Et l’heure suivante ? En sortant de l’usine, on compte encore sous par sous. On a un tel besoin de détente que toutes les boutiques attirent. Est-ce que je peux prendre un café ? Mais ça coûte dix sous. J’en ai pris déjà un hier. Il me reste tant de sous pour la quinzaine. Et ces cerises ? Elles coûtent tant de sous. On fait son marché : combien coûtent les pommes de terre, ici ? Deux cents mètres plus loin, elles coûtent deux sous de moins. Il faut imposer ces deux cents mètres à un corps qui se refuse à marcher. Les sous deviennent une obsession. Jamais, à cause d’eux, on ne peut oublier la contrainte de l’usine. Jamais on ne se détend. Ou, si on fait une folie – une folie à l’échelle de quelques francs – on subira la faim. Il ne faut pas que ça arrive souvent : on finirait par travailler moins vite, et par un cercle impitoyable la faim engendrerait encore plus de faim. Il ne faut pas se faire prendre par ce cercle. Il mène à l’épuisement, à la maladie, à la mort. Car quand on ne peut plus produire assez vite, on n’a plus droit à vivre.
Rôle de l’imagination, p. 384 L’imagination est toujours le tissu de la vie sociale et le moteur de l’histoire. Les vraies nécessités, les vrais besoins, les vraies ressources, les vrais intérêts n’agissent que d’une manière indirecte, parce qu’ils ne parviennent pas à la conscience des foules. Il faut de l’attention pour prendre conscience des réalités même les plus simples, et les foules humaines ne font pas attention. La culture, l’éducation, la place dans la hiérarchie sociale ne font à cet égard qu’une faible différence. Cent ou deux cents chefs d’industrie assemblés dans une salle font un troupeau à peu près aussi inconscients qu’un meeting d’ouvriers ou de petits commerçants. Celui qui inventerait une méthode permettant aux hommes de s’assembler sans que la pensée s’éteigne en chacun d’eux produirait dans l’histoire humaine une révolution comparable à celle apportée par la découverte du feu, de la roue, des premiers outils. En attendant, l’imagination est et restera dans les affaires des hommes un facteur dont l’importance réelle est presque impossible à exagérer.
Passion de la supériorité, p. 395 Pareilles choses n’auraient pas lieu si les hommes n’étaient menés que par l’intérêt ; mais à côté de l’intérêt, il y a l’orgueil. Il est doux d’avoir des inférieurs ; il est pénible de voir des inférieurs acquérir des droits, même limités, qui établissent entre eux et leurs supérieurs, à certains égards, une certaine égalité. On aimerait mieux leur accorder les mêmes avantages, mais à titre de faveur ; on aimerait mieux, surtout, parler de les accorder. S’ils ont enfin acquis des droits, on préfère que la pression économique de l’étranger vienne les miner, non sans dégâts de toutes sortes, plutôt que d’en obtenir l’extension hors des frontières. Le souci le plus pressant de beaucoup d’hommes situés plus ou moins haut sur l’échelle sociale est de maintenir leurs inférieurs « à leur place ». Non sans raison après tout ; car s’ils quittent une fois « leur place », qui sait jusqu’où ils iront ?
Première phase du théâtre de Molière. Puisant dans la farce du Moyen-Âge ou dans la Commedia dell’Arte, Molière allonge ses pièces, les complique, donne de l’épaisseur à ses personnages secondaires (les valets dédoublent l’action, les bernés prennent la parole pour se plaindre…) pour donner l’ampleur à un théâtre comique, l’allure d’une critique sociale qui n’est plus celle de l’esprit du carnaval, mais celle du monde intellectuel de l’époque, dans le sens des libertins de Gassendi (notamment en montrant la jeunesse se libérant de la vieille rigidité des cloisons sociales et croyances ; en dénonçant l’absurdité des modes et codes de la Cour et la fausse aura de connaissance des médecins).
Le Barbouillé veut punir sa femme car il sent bien qu’elle a un amant. Mais celle-ci est trop futée pour se laisser prendre. Il essaie de prendre conseil auprès du Docteur mais celui-ci a tant de paroles pour se vanter qu’il ne risque pas de l’aider en quoi que ce soit.
Petite farce en un acte, à l’intrigue très simple, avec juste ce personnage de docteur qui en parlant à profusion propose une critique du pédantisme de l’éduqué (figure déjà présente dans Le Pédant joué de Cyrano de Bergerac). La figure du cocu, de l’arroseur arrosé, sont les ressorts d’un comique simple mais efficace. Il est amusant de voir que le thème central de la première pièce de Molière que nous ayons gardée soit celui de la satire du Docteur, personnage de pièces jusqu’à sa dernière, faux « docte » usant de son savoir pour parader comme un paon, incarnation du savoir illusoire et infécond.
p.26 : « LE DOCTEUR. – Il faut avouer, Monsieur Gorgibus, que c’est une belle qualité que de dire les choses en peu de paroles, et que les grands parleurs, au lieu de se faire écouter, se rendent le plus souvent si importuns qu’on ne les entend point : Virtutem primam esse puta compescere linguam. Oui, la belle qualité d’un honnête homme, c’est de parler peu. »
Le Médecin volant
Lucile a été promise au vieux Villebrequin par son père. Elle se fait passer pour malade pour retarder l’échéance. Suivant les conseils de sa cousine, son jeune amant envoie son valet Sganarelle pour jouer les médecins auprès du père Gorgibus.
Prenant l’habit du médecin, Sganarelle montre que le commun comprend bien peu le langage des médecins. Mais c’est surtout le comique de situation et de travestissement, Sganarelle troquant ses vêtements pour l’un ou l’autre de ses rôles, qui suscite le rire. Ajoutons aussi le trait plutôt osé du valet buvant avec plaisir la pisse de la jeune amante de son maître… motif de fantasme et d’hilarité qu’on trouvait déjà tant dans les farces médiévales comme celle de L’Amoureux, que dans les nouvelles du Decameron de Boccace ou plus proche dans Le Berger extravagant de Charles Sorel. Ce premier avatar de Sganarelle, l’un des agents de comique préférés de Molière, est d’ailleurs représentatif du personnage de roman parodique qui, par sa bêtise ou alors par une sorte de génie ironique, provoque l’exposition et l’explosion des absurdités de la société.
p.40 : « SGANARELLE. – Ne vous étonnez pas de cela ; les médecins, d’ordinaire, se contentent de la regarder ; mais moi, qui suis un médecin hors du commun, je l’avale, parce qu’avec le goût je discerne bien mieux la cause et les suites de la maladie. Mais, à vous dire la vérité, il y en avait trop peu pour asseoir un bon jugement : qu’on la fasse encore pisser. […] Faites-la pisser copieusement, copieusement. Si tous les malades pissent de la sorte, je veux être médecin toute ma vie. […] Quoi ? Monsieur Gorgibus, votre fille ne pisse que des gouttes ! voilà une pauvre pisseuse que votre fille ; je vois bien qu’il faudra que je lui ordonne une potion pissative. »
L’étourdi ou les contretemps
Mascarille le valet de Lélie, se démène par tous les diables à inventer des stratagèmes pour que son jeune maître Lélie puisse aimer Célie, l’esclave de Trufaldin, contre la volonté de son père qui veut le marier à la fille d’un honnête homme, et contre son rival Léandre. Mais Lélie, dans sa naïveté et ses élans amoureux ne cesse de faire échouer ses plans.
Comique de répétition grossier mais efficace, L’Etourdi reste loin de l’étude de mœurs et ne dessine qu’un seul vrai personnage : celui du valet rusé qu’on retrouvera souvent par la suite, sorte de double positif du Sganarelle du Médecin volant (les deux finiront par se confondre dans une personnalité complexe). Le dénouement « deus ex machina » met une fin à une farce qui aurait pu s’étendre à l’infini. En cela, la construction de l’intrigue est pauvre et rien ne justifie cinq actes.
p.93 : MASCARILLE L’honneur, ô Mascarille, est une belle chose : A tes nobles travaux ne fais aucune pause ; Et quoi qu’un maître ait fait pour te faire enrager, Achève pour ta gloire, et non pour l’obliger.
p.104 : MASCARILLE Croyez que je mets bien mon adresse en usage : Si j’ai reçu du Ciel les fourbes en partage, Je ne suis point au rang de ces esprits mal nés Qui cachent les talents que Dieu leur a donnés.
p.116 : ANSELME Quand on ne prend en dot que la seule beauté, Le remords est bien près de la solennité, Et la plus belle femme a très peu de défense Contre cette tiédeur qui suit la jouissance
p.131 : MASCARILLE Plus l’obstacle est puissant, plus on reçoit de gloire, Et les difficultés dont on est combattu Sont les dames d’atour qui parent la vertu.
Dépit amoureux
Eraste et Lucile s’aiment, tout comme leurs suivants Gros-René et Marinette. Mais le cœur d’Eraste n’est pas rassuré, malgré les preuves, il a peur qu’on le trompe surtout quand il voit son rival Valère apparemment satisfait de son sort. Selon son valet Mascarille, son maître et Lucile auraient échangé des vœux dans la nuit. C’est Ascagne, demi-frère de Lucile, en fait une fille déguisée, qui s’est substitué à sa sœur.
Intrigue abracadabrante avec ce travestissement facile (typique de la Commedia dell’Arte), qui couvre une tendance du sentiment qu’il aurait été magnifique de traiter seule, au cours d’une farce par exemple. Mais le tableau du sentiment qui ne peut croire longtemps à son bonheur sans avancées, aurait peut-être trop ressemblé à L’Etourdi. Ce premier redoublement de l’intrigue du couple par la caricature jouée par les domestiques est une astuce didactique que Molière reprendra à plusieurs reprises mais la résolution par l’avalanche de mariages heureux reste facile. Les actes se font longuets et pas toujours motivés comme l’intrigue du père Albert, sa discussion impossible avec un pédant latiniste, jeu rabelaisien qu’on retrouvera également par la suite. La grosse maladresse est le grotesque de la figure de la fille travestie dont le personnage reste mal développé. Molière a ainsi trop multiplié les renversements et les complications, rendant mélodramatique un thème qui aurait sans doute au contraire nécessité une légèreté et un dépouillement. Il reste tout de même de très beaux échanges hilarants avec le valet Mascarille.
p. 143 Souvent d’un faux espoir un amant se nourrit : le mieux reçu toujours n’est pas le plus chéri ; et tout ce que d’ardeur font paraître les femmes parfois n’est qu’un beau voile à couvrir d’autres flammes.
p. 147 Quoiqu’il en soit, témoigner de l’ombrage, c’est jouer en amour un mauvais personnage.
p. 190 – Voulez-vous deux témoins qui me justifieront ? – Veux-tu deux de mes gens qui te bâtonneront ? – Leur rapport doit au mien donner toute créance. – Leurs bras peuvent du mien réparer l’impuissance. […] – Connaissez-vous Ormin, ce gros notaire habile ? – Connais-tu bien Grimpant, le bourreau de la ville ? – Et Simon le tailleur, jadis si recherché ? – Et la potence mise au milieu du marché ? – Vous verrez confirmer par eux cet hyménée. – Tu verras achever par eux ta destinée.
Les Précieuses ridicules
Magdelon et sa cousine Cathos se veulent à la toute dernière mode parisienne. Elles voudraient être désormais appelées Polyxène et Aminte, et mettent à la porte les seigneurs que le père de Magdelon leur a trouvés car ils ne sont pas dans la lettre de la galanterie décrite par les romans d’amour.
Le titre de la pièce est ambigu. Dans sa préface, Molière explique qu’il ne parle que de jeunes femmes qui se rendent ridicules en jouant aux précieuses. Mais comme pour Le Tartuffe ou l’imposteur qui remplacera le premier titre de « Tartuffe ou l’hypocrite » (version interdite récemment reconstruite par Georges Forestier), on peut penser fortement que Molière a plutôt l’intention claire de se moquer de toute la mode de la préciosité. « ridicules » n’est pas l’adjectif qualificatif permettant de créer une catégorie particulière de précieuses, mais plutôt un attribut du sujet avec élision du verbe (ce qui se sent dans la spécificité d’un titre) : les précieuses sont ridicules. Molière prolonge la satire du Berger extravagant de Charles Sorel sur l’emprise des romans-fleuve d’amour champêtre, en attaquant non plus un pauvre naïf illuminé, mais les jeunes filles et femmes qui délaissent la vérité des actions, pour un jeu d’illusions et de paraître. Le fait que les domestiques soient les plus doués à ce jeu, comme Sancho Pança à enfiler les proverbes, vise à montrer que la préciosité est un simple code sans finesse, petit jeu de langue et de posture pour intriguer à la Cour, mais aucunement un réel trait de noblesse…
p. 235 MAGDELON. – Votre complaisance pousse un peu trop avant la liberté des louanges ; et nous n’avons garde, ma cousine et moi, de donner de notre sérieux dans le doux de votre flatterie. CATHOS. – Ma chère, il faudrait faire donner des sièges. MAGDELON. – Holà, Almanzor ! ALMANZOR. – Madame. MAGDELON. – Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation. MASCARILLE. – Mais au moins, y a-t-il sûreté ici pour moi ? CATHOS. – Que craignez-vous ? MASCARILLE. – Quelque vol de mon coeur, quelque assassinat de ma franchise. Je vois ici des yeux qui ont la mine d’être de forts mauvais garçons, de faire insulte aux libertés, et de traiter une âme de Turc à More. Comment diable, d’abord qu’on les approche, ils se mettent sur leur garde meurtrière ? Ah ! par ma foi, je m’en défie, et je m’en vais gagner au pied, ou je veux caution bourgeoise qu’ils ne me feront point de mal. Magdelon. – Ma chère, c’est le caractère enjoué. CATHOS. – Je vois bien que c’est un Amilcar. MAGDELON. – Ne craignez rien : nos yeux n’ont point de mauvais desseins, et votre coeur peut dormir en assurance sur leur prud’homie. CATHOS. – Mais de grâce, Monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d’heure ; contentez un peu l’envie qu’il a de vous embrasser.
p. 239 C’est la coutume ici qu’à nous autres gens de condition les auteurs viennent lire leurs pièces nouvelles, pour nous engager à les trouver belles, et leur donner de la réputation ; et je vous laisse à penser si, quand nous disons quelque chose, le parterre ose nous contredire.
Sganarelle ou le cocu imaginaire
Célie s’est évanouie en laissant tomber le portrait de Lélie, son ancien promis. Son père veut désormais la marier à un riche héritier. Le bourgeois Sganarelle sortant de chez lui prend soin de la belle jeune fille. Sa femme le voit de la fenêtre et se méprend. Elle tombe ensuite en admiration du portrait, laissant son mari croire que ce jeune homme est son amant. Sganarelle veut désormais venger son honneur, Lélie croit qu’il est le futur mari de Célie.
Situation de méprise croisée un peu grossière (typique de la comédie à l’italienne), cette farce est peu mise en valeur par des rimes trop bien faites (mais finalement peu intéressantes) qui alourdissent le jeu de scène. Toutefois, la réflexion sur l’adultère (dont nous citons l’essentiel) qui n’aboutit pas à une décision en conséquence du raisonnement est intéressante d’enseignement. Molière y place son raisonnement personnel. N’est cocu ridicule que celui qui prend trop au sérieux les mœurs, qui se prend trop au sérieux. Les cocus sont ridicules par cette drôle de chose qui fait qu’ils se sentent déshonorés alors que vis à vis de la morale, ils n’ont rien fait. La honte du cocu ne naît pas ici d’un méfait de sa femme, ou d’une trahison blessante, mais d’un étrange sentiment de s’être fait voler quelque chose qu’on possédait ou plutôt qu’on se devait de posséder suivant les représentations. Le cocu ridicule n’est pas un mari malheureux mais bien un bourgeois en colère parce qu’on a enfreint sa propriété.
p. 253 : « GORGIBUS Qui de nous deux à l’autre a droit de faire sa loi ? A votre avis, qui mieux, ou de vous ou de moi Ô sotte, peut juger ce qui vous est utile ? »
p. 271 : SGANARELLE Peste soit qui premier trouva l’invention De s’affliger l’esprit de cette vision, Et d’attacher l’honneur de l’homme le plus sage Aux choses que peut faire une femme volage ! Puisqu’on tient à bon droit tout crime personnel, Que fait là notre honneur pour être criminel ? Des actions d’autrui on nous donne le blâme. […] N’avons-nous pas assez des autres accidents Qui nous viennent happer en dépit de nos dents ? Les querelles, procès, faim, soif et maladie, Troublent-ils pas assez le repos de la vie, Sans s’aller, de surcroît, aviser sottement De se faire un chagrin qui n’a nul fondement ? Moquons-nous de cela, méprisons les alarmes, Et mettons sous nos pieds les soupirs et les larmes. Si ma femme a failli, qu’elle pleure bien fort ; Mais pourquoi moi pleurer, puisque je n’ai point tort ?
Dom Garcie de Navarre
Done Elvire n’apprécie pas les crises de jalousie de Don Garcie. Sa confidente a beau lui affirmer qu’elle serait pour sa part honorée d’une telle preuve d’amour, elle considère inconvenant et que cela met en doute sa parole, sa constance et sa résistance aux charmes du prince Dom Sylve, irrésistible en amour comme sur les champs de bataille.
Comédie héroïque manquant incroyablement de dynamique et d’intrigue. Aucune des rimes ne vient rattraper ce carnage, loin des registres de la farce maîtrisés par Molière. Le peu d’intrigue extérieure – politique – est si peu développée qu’on en comprend mot et que surtout on en voit point le moindre affect sur l’action et les personnages. Ajoutons que le triangle amoureux est peu crédible, la princesse aurait tôt fait de se tourner vers ce charmant conquérant si la jalousie lamentable de son amant l’exaspérait. L’intrigue doublée des confidents est à peine esquissée là où elle joue de coutume un rôle si fondamental. Bref, est ici montré à la scène tout ce qui n’a nul besoin d’y être.
p.300 Et les plus prompts moyens pour gagner leur faveur [– celle des grands] C’est de flatter toujours le faible de leur cœur, D’applaudir en aveugle à ce qu’ils veulent faire, Et n’appuyer jamais ce qui peut leur déplaire : C’est là le vrai secret d’être bien auprès d’eux. Les utiles conseils font passer pour fâcheux, Et vous laissent toujours hors de la confidence Où vous jette d’abord l’adroite complaisance.
p.308 Moins on mérite un bien qu’on nous fait espérer, Plus notre âme a de peine à pouvoir s’assurer ; Un sort trop plein de gloire à nos yeux est fragile, Et nous laisse aux soupçons une pente facile.
L’École des maris
A Sganarelle et son grand frère Ariste – déjà d’un âge mûr –, on a confié deux jeunes filles ayant perdu leur parents. Ariste laisse liberté à Léonor de profiter du monde. Sganarelle destine Isabelle à se marier à lui ; il lui impose une discipline très rigoureuse pour en faire une femme respectable aux yeux de la tradition. Or, pendant que Léonor court les soirées, Valère a posé ses yeux sur Isabelle et cherche à la voir.
Cette farce, après le pompeux Dom Garci de Navarre, est très rafraîchissante. Si l’intrigue est évidente, le parallèle entre deux éducations est intéressant, deux comportement face aux femmes, face au temps, face aux modes. Le personnage de l’homme plutôt jeune qui refuse la modernité et se tourne vers les traditions est d’un ridicule qui donne foi en la vraie jeunesse et son élan de liberté – ici accompagnée justement par un homme se faisant vieux sage. Il est amusant de noter que le rôle de révélateur de bêtise malgré soi est ici donné, comme dans Le Cocu imaginaire, à un Sganarelle bourgeois ayant plein intérêt à l’intrigue et non pas au domestique placé en médiateur ou intermédiaire.
p.354 Toujours au plus grand nombre on doit s’accommoder Et jamais il ne faut se faire regarder. L’un et l’autre excès choque, et tout homme bien sage Doit faire des habits ainsi que du langage, N’y rien trop affecter, et sans empressement Suivre ce que l’usage y fait de changement. Mon sentiment n’est pas qu’on prenne la méthode De ceux qu’on voit toujours renchérir sur la mode, Et qui dans ses excès, dont ils sont amoureux, Seraient fâchés qu’un autre eût été plus loin qu’eux ; Mais je tiens qu’il est mal, sur quoi que l’on se fonde, De fuir obstinément ce que suit tout le monde, Et qu’il vaut mieux souffrir d’être au nombre des fous, Que du sage parti de se voir seul contre tous.
Les Fâcheux
Eraste a rendez-vous avec son amie Orphise… Hélas ! tous les fâcheux de la terre s’évertuent à venir lui demander de son temps et ne s’arrêtent plus de parler.
Farce au comique de scène évident et immédiat créée en urgence pour la dernière grande fête à Vaux avant l’arrestation de Foucquet, en l’honneur du roi. Elle est créatrice du genre comédie-ballet. La scène où les danseurs empêchent Eraste de sortir de scène en lui demandant départage sur leurs boules, est en cela représentative même si le ballet n’est pas rendu dans le texte. Les fâcheux peuvent être des amis qui ont besoin d’aide, des amis qui veulent apporter malgré vous leur aide, des visiteurs impromptus, des artistes égocentriques… En même temps, la farce se fait portrait de mœurs ou de caractère à la manière de La Bruyère.
p.425 : « – Et Sénèque… – Sénèque est un sot dans ta bouche, Puisqu’il ne me dit rien de tout ce qui me touche. »
Un commandant prussien et ses troupes, occupent le château d’un noble en fuite. Devant le spectacle désastreux d’un ciel toujours en colère, les militaires s’ennuient terriblement et décident d’inviter quelques fille publiques françaises pour se divertir.
Pourquoi ce surnom féminin digne d’une fille publique française justement pour ce jeune soldat allemand, froid, cruel, sans-gêne et destructeur ? Maupassant réutilise deux des thèmes qui lui ont apporté le succès : l’occupation allemande et les prostituées. L’histoire paraît si singulière qu’on croirait bien qu’elle n’a pas été inventée. Rachel, la prostituée patriotique, n’est pas vraiment l’image du patriote attendue.
p. 385 : « La pluie tombait à flots, une pluie normande qu’on aurait dit jetée par une main furieuse, une pluie en biais, épaisse comme un rideau, formant une sorte de mur à raies obliques, une pluie cinglante, éclaboussante, noyant tout, une vraie pluie des environs de Rouen, ce pot de chambre de la France. » p. 395 : « Moi ! moi ! Je ne suis pas une femme, moi, je suis une putain ; c’est bien tout ce qu’il faut à des Prussiens. »
Madame Baptiste ****
Une jeune femme va être enterrée sans cérémonie. On raconte à notre conteur comment la jeune fille s’était fait violer autrefois par un valet du nom de Baptiste. Même un mariage n’avait pu empêcher la honte de triompher.
Ce petit conte met en évidence la cruauté des conventions sociales, la cruauté du comportement populaire, la stupidité de l’opinion, cette girouette, devant la souffrance digne de pitié d’une femme qui subit des humiliations comme si elle était responsable du crime qu’elle a subit. (Selon les lois sociales de l’époque : la femme violée est plus ou moins responsable du crime, elle l’a cherché. Elle est vue comme une pestiférée.)
p. 657 : « Oh, monsieur, avez-vous jamais vu une femme devenir folle ? – Non. – Eh bien, nous avons assisté à ce spectacle-là ! Elle se leva et retomba sur son siège trois fois de suite, comme si elle eût voulu se sauver et compris qu’elle ne pourrait traverser toute cette foule qui l’entourait. » p. 658 : « Elle ne remuait plus, éperdue, sur son fauteuil d’apparat, comme si elle eût été placée en montre pour l’assemblée. Elle ne pouvait ni disparaître, ni bouger, ni dissimuler son visage. Ses paupières clignotaient précipitamment comme si une grande lumière lui eût brûlé les yeux ; elle soufflait à la façon d’un cheval qui monte une côte. »
La Rouille ****
Un honnête homme, passionné de chasse, approche de la cinquantaine, s’inquiète de sa capacité à continuer sa passion solitaire, et se demande ce qu’il pourra bien faire après. Ses amis lui trouvent une femme pour remédier à ce grand souci. Mais M. Hector s’en va à Paris pour une toute petite affaire…
Ce conte pose le problème de la « rouille » physique, qui peut finir par rendre impossible l’habitude d’une vie et peut réduire à néant une passion existentielle, et même plus encore.
p. 543 : « On conclut qu’un grand mystère était caché dans la vie du baron, qu’il avait peut-être des enfants naturels, une vieille liaison. Enfin l’affaire paraissait grave ; et pour ne point entrer en des complications difficiles, on prévint habilement Mme Vilers, qui s’en retourna veuve comme elle était venue. »
Marroca ****
Au cours d’un voyage en Algérie, notre conteur rencontre, à l’heure la plus chaude de la journée, une jeune fille farouche qui se baigne nue. Insatiable et impudique, la jeune femme voudrait que tous deux couchent une fois dans le lit de l’époux…
Suivant ces termes : « Quand je sais comment on aime dans un pays, je connais ce pays à la décrire, bien que ne l’ayant jamais vu. » ; Maupassant rend compte d’un amour exotique qui prend place sous le soleil d’Algérie. Les paysages et la chaleur prennent un véritable sens poétique qui accompagne l’aventure amoureuse. Mais cette aventure prend une tournure plutôt inquiétante, par le caractère excessif de cette femme arabe. Ce thème, prolongé dans « Allouma », 7 ans plus tard, prendra l’aspect d’une incompréhension entre les civilisations arabes et européennes, mais aussi d’une fascination pour la bestialité.
p. 367 : « Entendons-nous bien. Je ne sais si ce que vous appelez l’amour du cœur, l’amour des âmes, si l’idéalisme sentimental, le platonisme enfin, peut exister sous ce ciel ; j’en doute même. Mais l’autre amour, celui des sens, qui a du bon, et beaucoup de bon, est véritablement terrible en ce climat. La chaleur, cette constante brûlure de l’air qui vous enfièvre, ces souffles suffocants du Sud, ces marées de feu venues du grand désert si proche, ce lourd siroco, plus ravageant, plus desséchant que la flamme, ce perpétuel incendie d’un continent tout entier brûlé jusqu’aux pierres par un énorme et dévorant soleil, embrasent le sang, affolent la chair, embestialisent. »
La Bûche ***
Un homme, resté garçon, raconte à une vieille femme de ses amis, comment une bûche, après le mariage de son meilleur ami, le mit dans la situation de Joseph et le dégoûta du mariage.
La bûche, l’objet de la réminiscence du souvenir et objet qui provoquerait l’adultère, mais qui l’empêcha ; occupe une véritable place poétique. La perfidie féminine est ici largement mise en avant, une perfidie à l’origine d’un dérèglement du comportement de l’homme qui refuse le mariage.
p. 356 : « Ah ! ma chère amie, je vous réponds que je ne m’amusais pas ! Quoi ! tromper Julien ? devenir l’amant de cette petite folle perverse et rusée, effroyablement sensuelle sans doute, à qui son mari déjà ne suffisait plus ! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l’amour pour le seul attrait du fruit défendu, du danger bravé, de l’amitié trahie ! Non, cela ne m’allait guère. Mais que faire ? imiter Joseph ! rôle fort sot et, de plus, fort difficile, car elle était affolante en sa perfidie, cette fille, et enflammée d’audace, et palpitante et acharnée. »
La Relique ***
Henri Fontal fait croire à sa femme qu’il a volé pour elle une relique des 11000 vierges, qu’il a achetée à un marchand courant les rues.
Petite anecdote drôlatique, ce conte met en évidence un comportement féminin difficile à contourner et qui crée parfois beaucoup de problèmes : le petit mensonge si plaisant qui rend de fiers services et camoufle une vérité qui aurait fortement déplu. Mais mis à nu, ce mensonge devient trahison.
p. 589 : « Tu connais Gilberte, ou plutôt tu crois la connaître ; mais connaît-on jamais les femmes ? Toutes leurs opinions, leurs croyances, leurs idées sont à surprise. Tout cela est plein de détours, de retours, d’imprévu, de raisonnements insaisissables, de logique à rebours, d’entêtements qui semblent définitifs et qui cèdent parce qu’un petit oiseau est venu se poser sur le bord d’une fenêtre. »
Le Lit ***
Notre conteur découvre, dans une chasuble du XVIIIe qu’il vient de s’approprier, la vieille lettre jaunie d’une dame à son amant. Celle-ci, apparemment clouée au lit, fait part de ses réflexions sur le lit : lieu de naissance, d’amour et de mort.
On peut retrouver une partie de ce conte dans le chapitre X d’UNE VIE. Maupassant utilise à nouveau le thème de la lettre d’un autre reproduite telle quelle. Cela lui permet ici de tenir le langage de l’amour du XVIIIe. L’objet « lit » est aussi sujet à une réflexion sur le sens de la vie de l’homme.
p. 382 : « Voici une jeune femme étendue. De temps en temps elle pousse un soupir, puis elle gémit ; et les vieux parents l’entourent ; et voilà que d’elle sort un petit être miaulant comme un chat, et crispé, tout ridé. C’est un homme qui commence. Elle, la jeune mère, se sent douloureusement joyeuse ; elle étouffe de bonheur à ce premier cri, et tend les bras et suffoque et, autour, on pleure avec délices ; car ce petit morceau de créature vivante séparé d’elle, c’est la famille continuée, la prolongation du sang, du cœur et de l’âme des vieux qui regardent, tout tremblants. »
Fou ? **** *
Un homme voyant la passion de sa femme diminuer, devient fou de jalousie. Sa femme trouve désormais plus de plaisir à se promener à cheval…
Motif récurrent de la pensée gênante qui s’impose progressivement à l’esprit, graine de soupçon de la jalousie qui, une fois introduite dans la tête de l’homme, grandit, grandit jusqu’à dévorer sa raison. Interrogation éternelle autour d’un « crime d’amour », la femme rend-elle fou ? ou rend-elle jaloux et criminel ? mauvais et pervers ? En tout cas, la passion décrite ici devient morbide et désespérée. L’acte de folie furieuse peut-il être autre que celui d’un fou ? Sa version et son affirmation « Je ne suis pas fou » ne vient-elle pas justement prouver sa folie ? On ne peut que trop aisément faire le parallèle avec L’Enfer, film maudit de Henri-Georges Clouzot réalisé en 94 par Claude Chabrol.
p. 523 : « Quand elle marchait à travers ma chambre, le bruit de chacun de ses pas faisait une commotion dans mon cœur ; et quand elle commençait à se dévêtir, laissant tomber sa robe, et sortant infâme et radieuse, du linge qui s’écrasait autour d’elle, je sentais tout le long de mes membres, le long des bras, le long des jambes, dans ma poitrine essoufflée, une défaillance infinie et lâche. »
Réveil ****
Pour sa santé, une femme s’éloigne de son mari pour l’hiver et rejoint Paris. Courue par deux hommes, elle finit par tomber amoureuse de l’un qu’elle a embrassé dans un rêve.
Maladresse de femme innocente qui se rend malheureuse et rend malheureux autour d’elle. Thèmes de la désillusion devant le mariage, de la coquetterie féminine, l’acte charnel impulsif. L’acte d’amour vécu en songe devient ici déclencheur d’une folie physique qui appelle à l’acte irresponsable (rejoint les thèses de Schopenhauer sur la surpuissance de l’instinct physique, de l’inconscient, sur la raison). L’attitude et la psychologie des deux amants restent toutefois peu développé.
p. 746 : « La pensée de livrer son corps aux grossières caresses de ces êtres barbus la faisait rire de pitié et frissonner un peu de répugnance. Elle se demandait avec stupeur comment des femmes pouvaient consentir à ces contacts dégradants avec des étrangers, alors qu’elles y étaient déjà contraintes avec l’époux légitime. » p. 747 : « Ce fut (la réalité n’a pas de ces extases), ce fut une seconde d’un bonheur suraigu et surhumain, idéal et charnel, affolant, inoubliable. Elle s’éveilla, vibrante, éperdue, et ne put se rendormir, tant elle se sentait obsédée, possédée toujours par lui. »
Une ruse ***
Un docteur raconte à sa patiente comment un jour il fut employé par une dame mariée, à faire disparaître le cadavre de l’amant.
Quel étrange conte. Nous n’aurons pas d’explication sur la mort (excès d’effort sexuel ?), pas de détails sur les sentiments réels de la femme et du médecin. Prennent-ils la chose comme une simple anecdote amusante, comme le médecin cherche à la faire passer ? La femme montre une figure naïve à la fin du récit (« épouvantable histoire ») alors qu’elle sera peut-être dans la même situation après quelques temps de mariage, d’où le cynisme du médecin, qui tente de lui proposer ses services ? De quelle ruse s’agit-il ? de faire disparaître un cadavre ? ou de convaincre la femme de son caractère volage ?
p. 560 : « Je suis même certain qu’une femme n’est mûre pour l’amour vrai qu’après avoir passé par toutes les promiscuités et tous les dégoûts du mariage, qui n’est, suivant un homme illustre [Chamfort], qu’un échange de mauvaises humeurs pendant le jour et de mauvaises odeurs pendant la nuit. »
À cheval ****
Une famille de vieille noblesse ruinée, maintenant fonctionnaire, projette une belle ballade en cabriolet ; le père montera un beau cheval. Mais voilà qu’il perd le contrôle du cheval.
Si l’anecdote est très simple, et plus ou moins devinable dès le départ (on ne sait exactement ce qui va leur arriver, mais on rit à l’avance de leur souffrance tout en plaignant l’acharnement du sort sur eux), c’est l’attente de leur malheur qui cause tout le plaisir de la lecture. On a de faux avertissements, de faux indices, jusqu’à l’accident qui révèle le caractère de la malchance : une malice de vieille. Le hasard fait d’un jour de liberté une vie d’esclavage. C’est l’ironie du destin tragique, où comment l’excès de souffrance crée un humour tragique.
p. 705 : « Si on pouvait me donner un animal un peu difficile, je serais enchanté. Tu verras comme je monte ; et, si tu veux, nous reviendrons par les Champs-Elysées au moment du retour du Bois. Comme nous ferons bonne figure, je ne serais pas fâché de rencontrer quelqu’un du ministère. Il n’en faut pas plus pour se faire respecter de ses chefs. »
Un réveillon ***
Passant le réveillon chez un parent dans sa propriété de Normandie, notre conteur et son copain Jules viennent rendre visite à un couple de pauvres paysans dont le grand-père est mort dans la journée, à 96 ans. Il leur prend l’envie de voir le corps.
Un peu longuement exposé pour une histoire si simple. La chute comique aurait nécessité une plus grande tension dramatique.
p. 338 : « La lune à son déclin profilait au bord de l’horizon sa silhouette de faucille au milieu de cette semaille infinie de grains luisants jetés à poignée dans l’espace. »
Mots d’amour *** *
Un amant tente d’expliquer à son amie qu’il faut bien peser le langage de l’amour qui peut rompre tous les charmes lorsqu’il devient ridicule.
Ce petit conte épistolaire est en fait un nouveau brûlot à l’égard de la sensiblerie féminine. Maladresse de la mièvrerie qui s’oppose justement à la bestialité excitante de l’amour dont il est question dans « Marrocca ».
p. 359 : « Vois-tu, ma pauvre enfant, pour les hommes pas bêtes, un peu raffinés, un peu supérieurs, l’amour est un instrument si compliqué qu’un rien ne détraque. Vous autres femmes, vous ne percevez jamais le ridicule de certaines choses quand vous aimez, et le grotesque des expressions vous échappe. »
Une aventure parisienne ***
Une petite provinciale, mariée, se prépare à un voyage à Paris où elle espère vivre l’une de ces aventures libertines formidables dont on entend parler dans les journaux.
Cette petite histoire assez drôle met encore en évidence l’écart entre rêverie illusoire d’amour et réalité décevante, et paraît comme un clin d’œil à la Madame Bovary de son ancien maître.
p. 330 : « Elle se sentit vieillir cependant. Elle vieillissait sans avoir rien connu de la vie, sinon ces occupations régulières, odieusement monotones et banales, qui constituent, dit-on, le bonheur du foyer. Elle était jolie encore, conservée dans cette existence tranquille comme un fruit d’hiver dans une armoire close ; mais rongée, ravagée, bouleversée d’ardeurs secrètes. Elle se demandait si elle mourrait sans avoir connu toutes ces ivresses damnantes, sans s’être jetée une fois, une seule fois, tout entière, dans ce flot des voluptés parisiennes. »
Deux amis *****
M. Morissot et M. Sauvage se retrouvaient chaque dimanche pour aller pêcher en banlieue, avant la guerre. Il leur prend la fantaisie d’y retourner puisque cette guerre s’éternise, malgré la présence des Allemands autour des portes de Paris.
Reprenant quelques éléments de « Pêche à la ligne », l’un des chapitres des Dimanches d’un bourgeois de Paris (premier projet de roman de l’auteur), Maupassant installe cette fois nos deux amis pêcheurs dans le contexte de la guerre. Croisant simplement les thèmes de la pêche (passion de la tranquillité et de la nature) et de la guerre, on peut en déduire toute l’absurdité de la guerre, sa cruauté aveugle, son inutilité, révoltante pour les hommes simples. Objectivité et précision des détails, simplicité des mots renforcent l’impression de gâchis. Cruauté amusante dans le texte, indignation et pitié entre les lignes.
p. 735 : « Le bon soleil leur coulait sa chaleur entre les épaules ; ils n’écoutaient plus rien ; ils ne pensaient plus à rien ; Ils ignoraient le reste du monde ; ils pêchaient. » p. 737 : « Les douze coups n’en firent qu’un. M. Sauvage tomba d’un bloc sur le nez. Morissot, plus grand, oscilla, pivota et s’abattit en travers sur son camarade, le visage au ciel, tandis que des bouillons de sang s’échappaient de sa tunique crevée à la poitrine. »
Le Voleur *** *
Entendant le pas d’un voleur, trois amis, complètement gris, s’arment jusqu’aux dents et attrapent le dit voleur.
Petite anecdote drolatique, l’alcool et le déguisement militaire font des trois hommes des sanguinaires barbares, prêts à tuer le soi-disant voleur qu’ils n’ont même pas entendu prononcer une parole. Ces amis bourrés qui singent l’armée sont révélateurs une nouvelle fois de l’anti-militarisme ardent de Maupassant. En même temps le « tel est pris qui croyait prendre » fonctionne ici sympathiquement.
p. 465 : « Nous le suivîmes en hurlant. Ce fut une bousculade effroyable dans l’ombre ; et après cinq minutes d’une lutte invraisemblable, nous ramenâmes au jour une sorte de vieux bandit à cheveux blancs, sordide et déguenillé. On lui lia les pieds et les mains, puis on l’assit dans un fauteuil. Il ne prononça pas une parole. Alors Sorieul, pénétré d’une ivresse solennelle, se tourna vers nous : « Maintenant nous allons juger ce misérable. » J’étais tellement gris que cette proposition me parut toute naturelle. »
Nuit de Noël ****
Le gros Henri Templier refuse de réveillonner. Il y a deux ans, il a invité une grosse dame pour le réveillon. Au moment de se coucher, celle-ci accoucha.
L’anecdote de l’accouchement-réveillon est décrite avec grotesque. On retrouve le thème du mauvais hasard qui pour une journée de fantaisie, pénalise toute une vie, et le thème du piège avec la grossesse ressemblant à la rondeur appétissante de la femme. La femme y est décrite avec de plus en plus de noirceur ; sans misogynie, elle apparaît comme toujours incapable de maîtriser son devenir, comme toujours dépendante de l’homme.
p. 696 Je vais rôder, entrer dans les lieux de plaisir, questionner, choisir à mon gré. Et je me mis à parcourir la ville. Certes, je rencontrai beaucoup de pauvres filles cherchant aventure, mais elles étaient laides à donner une indigestion, ou maigres à geler sur pied si elles s’étaient arrêtées. J’ai un faible, vous le savez, j’aime les femmes nourries. Plus elles sont en chair, plus je les préfère. Une colosse me fait perdre la raison.
Le Remplaçant ****
La veuve Benderoi donne rendez-vous chaque semaine au cavalier Siballe pour quelques galipettes rémunérées. Une semaine, Siballe, franchement indisposé, envoie son ami Paumelle à sa place, de peur que la dame ne soit fâchée et aille se chercher un autre soldat.
Simple anecdote coquine, ce petit conte insiste aussi sur l’idiotie caractéristique du milieu militaire, où un militaire est substituable à un autre : « Un dragon et un dragon, quand ils ont le casque, ça se ressemble. » (p.703) ; peu intelligent, parlant mal la langue de leur patrie, uniquement valable pour son physique, le soldat offre ses services et son corps (à défaut de savoir faire autre chose) à la patrie comme à un proxénète.
p. 702 : « Alors ell’ se fit comprendre ouvertement par des manifestations. Quand je vis de quoi il s’agissait, je posai mon casque sur une chaise ; et je lui montrai que dans les dragons on ne recule jamais, mon cap’taine. Ce n’est pas que ça me disait beaucoup, car la particulière n’était pas dans sa primeur. Mais y ne faut pas se montrer trop regardant dans le métier, vu que les picaillons sont rares. Et puis on a de la famille qu’il faut souvenir. Je me disais : « Y aura cent sous pour le père, là-dessus. » Quand la corvée a été faite, mon cap’taine, je me suis mis en position de me retirer. »
Manifeste pour une espèce humaine poétique : l’éléphant comme projet de civilisation
Gary (Romain) 1968, Lettre à l’éléphant, Figaro littéraire de mars 1968
⭐⭐⭐⭐⭐
Note : 5 sur 5.
Résumé
Dans un contexte de guerre du Viet-Nam et de menace nucléaire, deux mois avant mai 68, Romain Gary adresse une lettre à un éléphant… C’est que l’éléphant symbolise pour lui tout ce que l’Homme détruit par ses armes, sa technologie, son désir d’expansion, de domination, son obsession d’optimisation, de rationalisation. Il symbolise donc bien-sûr les animaux en voie d’extinction mais aussi les forêts, les montagnes, les océans… et par répercussion l’Homme qui se détruit lui-même… physiquement mais aussi métaphysiquement.
Laissez-moi vous dire ceci, mon vieil ami : dans un monde entièrement fait pour l’homme, il se pourrait bien qu’il n’y eût pas non plus place pour l’homme. Tout ce qui restera de nous, ce seront des robots. Nous ne réussirons jamais à faire de nous entièrement notre propre œuvre. Nous sommes condamnés pour toujours à dépendre d’un mystère que ni la logique ni l’imagination ne peuvent pénétrer et votre présence parmi nous évoque une puissance créatrice dont on ne peut rendre compte en des termes scientifiques ou rationnels, mais seulement en termes où entrent teneur, espoir et nostalgie. Vous êtes notre dernière innocence.
(#14)
Commentaires
Renouant avec son roman Les Racines du ciel, publié en 1956 et primé du Goncourt, cette lettre ouverte reprend le thème de l’éléphant pour en faire le symbole d’un combat tant écologique (comme peut l’être le panda pour la WWF) qu’humaniste et littéraire. Le pachyderme en devient une sorte de bulldozer, à la fois drôle, tendre mais puissant, contre une prétendue civilisation, obsédée de technologie jusqu’au fétichisme, de rationalité déshumanisante, prête à mourir la rentabilité à la bouche, contre des idéologies qui se drapent de bienfaisance et de progressisme mais qui ne sont que violence destructrice, assujettissement, enlaidissement et cupidité. Le lien intime que Romain Gary établit entre la protection de la nature et la protection de l’humanité, le droit à la fragilité, à la différence, à l’inutilité, à l’art, se retrouve notamment dans les positions des tenants de la Décroissance : dans la continuité d’auteurs comme Jean Giono (avec sa Lettre aux paysans en 1938) ou Günther Anders (avec L’Obsolescence de l’Homme en 1956), Gary ne s’oppose pas simplement à la guerre, à la bombe nucléaire, ou à la mise en danger d’espèces animales, mais assume pleinement l’étiquette de « réactionnaire » en s’attaquant à l’idéologie de modernité (comme pourra la définir par exemple Bruno Latour), renvoyant dos à dos l’opposition stérile du socialisme et du libéralisme alors dominante. À la manière de Restif de la Bretonne dans sa Lettre d’un singe où le singe représente un être humain non dénaturé par la civilisation, qui n’exploiterait pas son prochain, qui ne l’esclavagiserait pas, l’éléphant représente un nouvel être humain non obnubilé par la monstration de sa puissance (virilisme) ou par l’usage frénétique jusqu’à la perte de sens des outils de celle-ci, un humain qui vivrait sans épuiser ni s’approprier ce qu’il touche (souci de convivialité, comme dira Ivan Illich), qui établirait un nouveau partenariat avec les espèces animales ou végétales (espèces compagnes comme le dira Donna Haraway), un homme qui ne s’extrairait plus de la nature (Philippe Descola). Manifeste pour un renversement radical de valeurs qui place le goût de la beauté, la poésie, l’indépendance d’esprit, la fantaisie, l’inutilité, la tranquillité, la tendresse, l’éléphant bien au-dessus des notions creuses et très relatives de progrès, de P.I.B., de croissance… Une vraie réponse aux ogres technologiques neptuniens qui se concurrencent et menacent de dévorer leurs enfants…
Enquête de texte : Que peut donc un éléphant contre une ogive nucléaire ?
C’était l’une de ces heures où un homme a besoin de tant d’énergie, de tant de force qu’il lui arrive même de faire appel à Dieu. Je n’ai jamais été capable de lever mon regard aussi haut, je me suis toujours arrêté aux éléphants. (#6)
Dans un conflit armé entre deux blocs, le monde médiatique attend que vous preniez position. Pour un intellectuel comme Romain Gary, il est nécessaire de prendre de la hauteur pour mieux élaborer une pensée pertinente et justement de fait, impertinente. Critiquer la modernité technologique, l’efficacité et la rentabilité, la productivité, les calculs scientifiques, le raisonnement rationnel, la logique, l’utilité, le gain de temps, la vie urbaine, son confort… traits caractéristiques de notre civilisation, c’est prendre le risque d’être rejeté comme peu crédible, utopiste, populiste ou inconséquent par la majorité des lecteurs du Figaro qui jouissent de cette « modernité ». Le détour par la fable symbolique permet d’empêcher de juger et réagir avant d’avoir lu (de préjuger), et ainsi de donner aux lecteurs à re-penser leur système de valeurs. Dans un contexte qui provoque une peur aliénante, l’auteur propose en ouverture de sa lettre un geste inattendu et comique : « il n’est que trop naturel que mes pensées se tournent vers vous [monsieur l’éléphant] » (#1). En quoi penser à un éléphant, s’adresser à lui, pourrait aider face à une menace de guerre nucléaire, de catastrophe écologique ? Au-delà d’un humour désarmant, c’est bien la stratégie usuelle de la littérature d’aborder un problème indirectement par le biais d’un pas de côté, détour par une anecdote exemplaire, jeu de la fable, force de la métaphore, démonstration par l’immersion… Usage du décentrement, particulièrement remarquable dans la littérature philosophique du XVIIIe siècle : Les Voyages de Gulliver, Micromegas, Les Lettres persanes… L’éléphant symbole commun permet comme une régression au stade innocent de l’enfant, un appel à l’affectif, à l’élan naturel de l’humain, par opposition au raisonnement froid des technicistes. À un second niveau, l’éléphant dans son animalité, ses comportements, son mode de vie, offre un modèle de paix avec soi-même, d’harmonie avec la nature, contrairement à l’humain pris dans des contradictions déchirantes. Enfin, l’éléphant sublimé par l’œil du poète, réveille la sensibilité artistique, transcende l’être au monde, amenant le lecteur à renverser son ordre de priorités : la nature, l’inutile, l’intuition, l’incohérence, la lenteur, l’imagination, l’amitié, la poésie… deviennent aussi vitales que l’air, tandis que l’artifice technologique, le calcul, le sérieux… apparaissent comme des gênes, des obstacles, des poisons.
I – Un éléphant ça attendrit énormément : détour par la fable et l’autobiographie
Glissement de genre, du discours de positionnement politique attendu (lettre ouverte) au littéraire (fable). De l’appel initial de la lettre, ne pouvant être pris comme une simple métaphore, aux salutations finales, l’auteur prend la fiction au sérieux et le « vous » du destinataire est toujours ce personnage d’éléphant qui découvrirait le contenu de la lettre : « allons, allons, ne secouez pas vos oreilles, ne levez pas votre trompe avec colère, je n’avais pas l’intention de vous froisser » (#8). En même temps, la lettre est bien adressée aux lecteurs qu’elle traite avec complicité, avec humour, les plaçant littéralement en tant que lecteur-destinataire à qui on s’adresse (« vous »), dans la position de l’éléphant, celle d’une autre espèce elle-aussi en danger d’extinction… Le dispositif énonciatif soutient ainsi le parallèle entre humanité et nature mise en danger : « Nos destins sont liés ». L’éléphant, vu sous cet angle, c’est l’homme. Inversement, par la déférence épistolaire toute traditionnelle, maintenue de l’appel initial (« Monsieur et très cher éléphant »), aux salutations finales (« Croyez-moi votre ami bien dévoué »), Gary réalise littérairement sa volonté de placer l’Éléphant à l’égal de l’Homme. Ce jeu littéraire a pour effet de dérider le lecteur : en tant que littéraire, Romain Gary ne s’adresse pas à la raison politique du lecteur du Figaro littéraire, mais à l’imaginaire, à l’affectif, au rêveur, au poète, au rieur, à l’enfant.
Dans le premier tiers de la lettre, Romain Gary s’appuie sur le récit autobiographique pour continuer de susciter l’affectif du lecteur plutôt que sa raison (empathie pour une personne qu’on connaît par opposition aux pensées globalisantes). « C’est dans une chambre d’enfant, il y a plus d’un demi-siècle, que nous nous sommes rencontrés » (#3). L’image première d’un éléphant dans une petite chambre pleine de jouets est bien-sûr incongrue. Mais situer le début de son discours dans le lieu par excellence de l’enfance, c’est surtout faire appel à la tendresse instinctive, innée, qu’a eu tout lecteur pour l’animal à travers la figure sympathique de la peluche : faire régresser le lecteur à l’âge pré-rationnel, « la nostalgie à l’égard de mon enfance et de mon innocence perdues ». Et dans ce souvenir, l’auteur veut réveiller la première révolte contre ce monde adulte du rationnel : il oppose la tendresse enfantine à la logique froide de l’adulte, déjà destructrice. Pourquoi la mère confisque la peluche ? « trop grand garçon pour jouer avec un éléphant » : hors la contradiction comique si l’on prend « éléphant » au sens concret, la mère supprime l’éléphant-peluche de la vie affective de l’enfant grandissant, comme le discours rationnel d’optimisation des ressources ne semble pas favorable à sa préservation : « que vous ne servez à rien, que vous ruinez les récoltes » (#11). Le point commun de l’animal et de son effigie, serait l’inutilité et même, sa nuisibilité : mise en danger de l’accès à l’âge sérieux de l’adulte, mise en danger de la croissance de l’être humain sur la Terre. Comment l’enfant en nous ne s’élèverait pas contre cette mentalité aberrante qui veut supprimer le jeu et la tendresse ?
Lieu commun de l’autobiographie, la confession d’une situation défavorable invite le lecteur à se reconnaître dans sa propre faiblesse et à baisser ses défenses rhétoriques. Se peignant en homme épuisé, assoiffé, affamé, dans une situation de vulnérabilité totale, loin de son groupe et de ses armes, de sa ville, le soldat n’est alors plus qu’un enfant pris d’une peur bleue, « un bébé de deux mois » (#6) qui se pisse dessus devant l’éléphant gigantesque. Or, à la réputation d’animal dangereux pour l’homme s’oppose l’expérience vécue d’un curieux animal paisible, comparable à un chat « qui ronronne », se prélassant, suscitant un élan incontrôlable de tendresse (plus proche de la peluche que de l’animal nuisible). Un soldat se trouve à sa merci, et voilà qu’il préfère s’endormir indifférent. Il n’a pas peur de l’homme debout en uniforme de guerre, mais d’un homme hurlant de peur et fuyant. La vraie puissance de l’éléphant se situe dans l’affectif : « votre regard qui m’atteint comme une direct à l’estomac » (#5). Le regard, lieu de l’expression du sentiment humain, de la communication franche, n’est ainsi pas réservé à la seule espèce humaine. Ainsi, l’homme une fois dévêtu de sa posture-carapace d’adulte guerrier appartenant à un groupe, se rend compte de sa ressemblance de fonctionnement avec l’éléphant. Ils ont d’ailleurs des réactions comparables : « nous fuyions tous les deux mais en sens contraire » (#6).
II – L’éléphant, une espèce modèle pour un Homme en conflit avec lui-même
Cette divergence du sens de la fuite illustre la différence radicale de choix de mode de vie et d’environnement pour deux espèces très différentes en apparence, mais de sensibilité proche. Le monde urbain, technologique, comptable, propre à l’homme, est incontestablement porteur d’insatisfaction : « ceux parmi nous qu’écœurent nos villes polluées et nos pensées plus polluées encore » (#7). L’éléphant n’aurait-il pas fait un choix plus adapté à son caractère ? nature, espace, tranquillité, simplicité, liberté… L’éléphant alterne d’ailleurs au cours de son existence des phases de solitude et de vie en troupeau. Souplesse qui répondrait peut-être également bien aux aspirations profondes de l’humanité…
Dans notre existence frustrée, limitée, contrôlée, répertoriée, comprimée, l’écho de votre marche irrésistible, foudroyante, à travers les vastes espaces de l’Afrique, ne cesse de me parvenir et il éveille en moi un besoin confus. Il résonne triomphalement comme la fin de la soumission et de la servitude, comme un écho de cette liberté infinie qui hante notre âme depuis qu’elle fut opprimée la première fois. (#7)
Le mot « écho », répété deux fois, illustre le pas lourd de l’éléphant qui fait trembler la terre et qui justement pourrait provoquer un carnage dans cette vie urbaine de cloisons, de câbles et de paperasse archivée, devenue détestable. La ville et sa densité de murs, de populations, ses obligations sociales, devient lieu de privation de liberté. L’écho, c’est aussi l’appel aux lecteurs à être cet éléphant qui piétine, à se battre pour une « vie sans entrave », par opposition à l’image de la Chine, repoussoir avec sa surpopulation et avec le régime autoritaire qui y est à l’œuvre, pas nécessairement dû à son idéologie mais à un choix de gouvernance adapté à la gestion de la population vue comme un nombre d’anonymes, dans lequel l’individu, ses besoins particuliers, ses envies de jeux et d’espaces, sont impossibles à prendre en compte. Exemple même de l’aboutissement d’une civilisation basée sur la croissance et l’efficacité des nombres.
L’éléphant, par sa puissance et son appétit d’espace et de liberté, devient un rebel, un camarade de lutte et même un modèle pour l’être humain en résistance : « Les hommes ne se sont jamais sentis plus perdus, plus solitaires qu’aujourd’hui, il leur faut de la compagnie, une amitié plus puissante, plus sûre que toutes celles que nous avons connues. Quelque chose qui puisse réellement tenir le coup. Les chiens, ce n’est plus assez. » (#9) Paradoxe bien connu des villes : l’agglutinement y exacerbe le sentiment de solitude (alors qu’on a fuit les campagnes peu peuplées). L’Homme du Néolithique dans ses petits villages, n’a eu besoin que de domestiquer le chien pour combler ses besoins (affection, jeu, aide à la chasse, aptitude à flairer le danger…), il faut à l’Homme des mégalopoles une plus grosse compagnie pour répondre à de plus gros besoins ! Hors le comique de passer de l’abstrait du besoin au concret de la taille de l’animal, l’éléphant constituerait une espèce compagne idéale car il serait en mesure d’apporter des solutions aux problématiques civilisationnelles et affectives de l’Homme à l’ère du nucléaire… La « puissance » de l’éléphant, sur laquelle Gary insiste à quatre reprises, est à l’échelle de la puissance acquise par l’Homme avec ses outils technologiques (ils ont ce point commun). Mais l’éléphant lorsqu’il rencontre l’homme ne se rue pas sur lui pour le démontrer. Il utilise sa force pour se sauver ou pour détruire les clôtures des champs, ainsi pour préserver sa liberté. À l’inverse, l’animal dit social, devant ce compagnon potentiel à domestiquer (à ramener à la maison), choisit l’épreuve de force.
C’est l’homme civilisé qui a eu l’idée de vous tuer pour son plaisir et de faire de vous un trophée. Tout ce qu’il y a en nous d’effroi, de frustration, de faiblesse et d’incertitude semble trouver quelque réconfort névrotique à tuer la plus puissante de toutes les créatures terrestres. (#10)
Pour expliquer ce rapport violent, cette attitude contre-nature, Gary utilise le lexique de la psychologie et émet l’hypothèse d’un problème de l’homme avec sa « virilité ». Le terme est comique car il peut évoquer la sexualité défaillante, mais il est à prendre davantage dans le sens que lui donnent les mouvements féministes : être dans le besoin constant de prouver qu’on est le plus fort. On retrouve cette obsession dans la concurrence économique, la recherche d’efficacité, la surenchère technologique et la course à la grosse bombe… Les gladiateurs du cirque romain ont été globalisés (virilité sublimée). Il y a bien quelque chose d’« étrange », pour l’homme, manifestement le plus puissant, à continuer à faire monstration de sa supériorité. Cela ressemble à ce qu’on appelle communément complexe de supériorité, qui cacherait un sentiment profond d’impuissance… À la manière du complexe œdipien (l’envie de tuer le père, de s’affranchir de son autorité, pour se faire une place), cette sur-virilité de l’Homme relèverait de la compensation dans une société, une civilisation, une technologisation, un progrès qui asservissent bien plus qu’ils ne libèrent (filet de contraintes sociales, bureaucratie et nécessités marchandes), et dont le chef autoritaire ne peut être tué car diffus et immatériel. Impossibilité étant de tuer le père, de se défaire du pouvoir autoritaire, l’homme tournerait sa violence sur ce qui est à sa disposition : les plus faibles qui sont sous sa protection (femme, enfants, personnes fragiles, animaux, nature…), et finalement en viendrait à se détruire lui-même. Ainsi la modernité révèle sa vraie nature : elle est la manifestation spectaculaire de la tendance auto-destructrice de l’homme.
Dans un monde entièrement fait pour l’homme, il se pourrait bien qu’il n’y eût pas non plus place pour l’homme. Tout ce qui restera de nous, ce seront des robots. Nous ne réussirons jamais à faire de nous entièrement notre propre œuvre. (#14)
Un monde « fait » pour l’homme, c’est un monde qui grâce au calcul, au perfectionnement des outils, à la sécurité programmée, à l’optimisation des temps, serait parfaitement adapté aux besoins de l’homme et viserait à son plus grand confort de vie. Or, cet ajustement entraîne inévitablement une limitation du libre-arbitre de l’homme, c’est-à-dire de la possibilité même d’exprimer son humanité (est humain celui qui peut s’écarter d’une ligne de conduite dictée par la nécessité – se nourrir, se reproduire…). Le robot est le symbole du progrès technologique, sommet des mathématiques, aboutissement ultime de la sophistication de l’outil, mythe de Pygmalion ou de Pinocchio, à la fois nouveau compagnon à victimiser et double de l’homme qui pourrait travailler à sa place. Il représente bien l’idéal de cette civilisation moderniste, l’objet de sa quête (idéal sans cesse repoussé, et en attendant, l’humain – ou l’animal – continue d’occuper la place d’exploité qu’il lui réserve), mais peut-être aussi sa secrète pulsion de masochisme ou de mort (le robot prend la place et domine l’homme dans nombre de science-fictions futuristes comme Terminator, Matrix… Comme si l’homme occidental, ayant désenchanté le monde, ayant tué Dieu le père, avait besoin de se créer un nouveau super-tyran). Ici, « robot » est utilisé péjorativement, dans le sens d’objet articulé dénué de vie. Et il s’oppose, en tant que fantasme, mécanique froide, à l’éléphant bien réel, vivant et chaleureux, qui bien davantage peut constituer un projet de civilisation admirable et atteignable.
III – Paradoxe de l’inutile vital : l’éléphant comme poétique du monde
Par son existence même, l’éléphant est la preuve qu’un autre mode de vie pour l’espèce humaine est possible. Dans une civilisation qui écrase l’individu, détruit l’humain dans l’individu, le nie, à l’instar d’un régime fasciste, l’éléphant devient un « sauveteur » de l’être humain :
Bouclés derrière les barbelés, mes amis pensaient aux troupeaux d’éléphants qui parcouraient avec un bruit de tonnerre les plaines sans fin de l’Afrique et l’image de cette liberté vivante et irrésistible aida ces concentrationnaires à survivre. (#13)
L’éléphant est une figure allégorique de la liberté (par opposition au robot dont les comportements sont programmés pour obéir jusqu’à la casse). C’est l’imaginaire qu’il représente qui est libérateur et procure une réponse aux armes, aux outils technologiques et aux raisonnements d’optimisation qui sont autant d’outils d’asservissement. L’éléphant est ainsi comparable à une divinité à laquelle on fait appel dans un moment de détresse, dans l’espoir d’un miracle : « c’était l’une de ces heures, où un homme a besoin de tant d’énergie, de tant de force qu’il lui arrive de faire appel à Dieu. Je n’ai jamais été capable de lever mon regard aussi haut, je me suis toujours arrêté aux éléphants. » (#6) L’éléphant a ici une position à mi-hauteur, de demi-dieu : non le dieu immatériel de la religion dogmatique, séparé de l’homme, mais un existant accessible, héros honoré par les hommes pour ses actes de bravoure, chanté par les poètes. Dans cette perspective, il est logique que l’éléphant dans le texte fasse l’objet de descriptions sous formes d’hymnes, véritables transfigurations poétiques.
Vous étiez rouge, d’un rouge sombre, de la trompe à la queue, et la vue d’un éléphant rouge en train de ronronner, assis sur son postérieur, me fit dresser les cheveux sur la tête. (#4)
L’extrême fatigue amenant à l’instinct de survie – donc à un rapprochement avec la nature -, ainsi qu’à un état de transe donnant l’accès à un degré alternatif de conscience, la captation des sens se fait par une médiation différente : celle du poète symboliste ou impressionniste (refus du réalisme). Le tableau de ce qui est vu se trouve surchargé, envahi par la projection et ce que l’artiste ressent. Dans la symbolique usuelle, le « rouge » signale le danger, le sang. Mais est-ce un danger pour l’homme, pour l’animal, ou pour les deux ? La posture assise du sage (renforcée par la redondance ajoutée par « sur son postérieur ») par opposition aux cheveux « dressés » de l’homme debout, les allitérations grésillantes [r], sifflantes [s], chuintantes [ʒ] et les assonances nasales imitent le ronronnement de l’éléphant félin, aussi bien que la confusion, l’essoufflement de l’homme, sa peur… La posture usuelle de l’homme agenouillé devant le divin est ici inversée : l’éléphant est une divinité sans prétention, assis, boueux, par opposition au soldat et à l’homme moderne et rationnel qui veut se tenir debout au dessus de toute mystique. L’éléphant offre ainsi un miroir à l’homme qui se contemple dans la manière dont il traite l’animal et la nature. Le choc provoque une sorte d’épiphanie spirituelle (émerveillement, ouverture de l’esprit, sensation de compréhension). Le monde de la nature, par l’intermédiaire de l’éléphant poétisé, vu de l’œil de l’artiste et non du scientifique rationnel, confère une énergie supplémentaire à l’homme, le transcende : « Il semblait bel et bien qu’une partie de votre puissance se soit infusée en moi. » (#6) L’homme est désormais éveillé au monde et accepte son vital besoin d’imaginaire, d’incohérence, accepte de « dépendre d’un mystère que ni la logique ni l’imagination ne peuvent pénétrer » (#14). Refusant le piège du progrès, l’être humain accède à sa vraie nature transcendante d’espèce poétique, au sens d’artiste surréaliste, celui qui laisse le monde parler à travers lui, enchante le monde là où la science désenchante. Amené à son vrai moi, l’homme devenu poète peut désormais invoquer son nouveau dieu pour qu’il l’aide face au danger qui le menace :
Vous a-t-on jamais dit que votre oreille a presque exactement la forme du continent africain ? Votre masse grise semblable à un roc possède jusqu’à la couleur et l’aspect de la terre, notre mère. Vos cils ont quelque chose d’inconnu qui fait presque penser à ceux d’une fillette, tandis que votre postérieur ressemble à celui d’un chiot monstrueux. (#10)
Tableau surréaliste, poème visuel à la manière d’Éluard, collage-mosaïque, association d’objets divers qui recomposent ensemble une silhouette connue (cubisme de Picasso, visage de fruits d’Arcimboldo…), lui confèrent une explosion de références et de possibilités de significations. On est bien proche ici de l’hymne à une puissance divine qu’on cherche à circonscrire au travers de visions mystiques superposées. Les éléments du portrait de l’éléphant sont l’Afrique, berceau de l’humanité, colonisée, exploitée, malade de pauvreté, de guerres ; victimes de la civilisation s’évadant de la nature par radeau pour rejoindre les villes dorées et leurs tours de Babel bientôt les pieds dans l’eau ; la terre et les rochers, cette « mère », première divinité de l’humanité (Gaïa dans la mythologie grecque), qui porte, qui nourrit, qui a enfanté l’humain, et que l’humain menace à présent au centre de son viseur nucléaire ; des traits de femme fragile, ou plutôt de jeune fille, d’enfant à l’innocence encore naturelle, proche de celle de l’animal, de la naïveté du petit chien, fidèle même dans la maltraitance… Cette innocence qu’on refuse à l’enfant devenant adulte, ces êtres à protéger mis en danger par la guerre… Cet assemblage d’images est-il un « monstre » (comme l’homme de Frankenstein, assemblage morbide animé par un scientifique mégalomane) ? ou bien l’adjectif désigne-t-il par hypallage le comportement de l’homme envers ces objets (comme inversement le nom « Frankenstein » a fini par désigner la créature au lieu du créateur) ? Monstrueux pour l’homme (étymologiquement du verbe « montrer ») car cet éléphant-là lui renvoie, lui montre, tout ce qu’il détruit au lieu de protéger… « monstre » est d’ailleurs repris par Gary dans le dernier paragraphe avant le salut de la lettre, pour se qualifier lui-même en tant qu’anti-moderne « réactionnaire », usage ironique bien-sûr (imitant l’air indigné de ceux qui le qualifieront ainsi), car peut-on qualifier de monstre quelqu’un qui s’oppose à la mort de « l’Homme et [de] l’humanisme » ? L’écrivain est plutôt celui qui « montre » à ses lecteurs, par le biais de la création littéraire, donne image et forme, à ses rêves, cauchemars, fantaisies, utopies… La mosaïque qu’il a créée, cette vision de l’éléphant reflète le monde poétisé pour mieux en comprendre la marche mystérieuse. La technologie et le rationalisme moderne ne permettent pas à l’être humain de se créer lui-même. C’est même une énergie destructrice à l’inverse de l’énergie transmise par l’éléphant : « Votre présence parmi nous évoque une puissance créatrice » (#14). Dans cette perspective, l’éléphant constitue bien une réponse à la menace de guerre nucléaire. Au sens antique, il est une muse qui permet à l’être humain d’exprimer son être au monde, de se replacer dans le monde, donc de créer de l’humain dans ce monde. La poésie inspirée par l’éléphant est ainsi l’art de faire monde (au sens de poiesis = faire, créer). Il ne s’agit pas d’une création isolée par le biais d’outils et de techniques, mais d’une œuvre inspirée par le monde, par l’intermédiaire du passeur qu’est l’éléphant. L’être pleinement humain participe à la grande œuvre collective du vivant : celle de la création du monde (le climatologue James Lovelock conceptualise deux ans plus tard le superorganisme « Gaïa » en tant qu’ensemble interdépendant des êtres vivants qui créent un équilibre nécessaire à la vie sur Terre).
Demeurer humain semble une tâche presque accablante ; et pourtant, il nous faut prendre sur nos épaules au cours de notre marche éreintante vers l’inconnu un poids supplémentaire : celui des éléphants. (#14)
L’image comique d’un homme portant un éléphant sur son dos rappelle celle d’Énée (dans L’Énéide de Virgile) portant son grand-père sur son dos, en plus des Pénates (divinités protectrices du foyer, sous formes d’idoles), pour échapper au feu de la ville de Troie et sauver quelque chose de son monde, de son humanité détruite par des Grecs belliqueux, dans l’espoir de recommencer quelque part un projet de vie correspondant à sa culture. L’éléphant représente bien pour l’homme-poète, cette divinité de l’art, de la liberté, de la tranquillité, de la naïveté, de l’inutile… divinité qu’il faut absolument sauvegarder pour sauvegarder l’humain. L’éléphant est l’inutile nécessaire d’une créativité qui ne va pas vers la puissance destructrice mais vers l’émerveillement renouvelé de l’être au monde. Ce ne sont pas des armes que l’homme menacé doit opposer à la guerre nucléaire mais bien un autre projet de civilisation, reposant sur d’autres principes, d’autres valeurs, d’autres rêves. L’éléphant est une vision poétique de l’humanité qui se dresse et charge contre la machinerie qui le menace.