Être une femme forte de l’élite impitoyable ou être une mère de douceur ?
édition utilisée :
Hugo (Victor) 1833, Lucrèce Borgia [in Oeuvres complètes, Drame t. 3], Paris, éd. Hetzel & Quantin, 1882
⭐⭐⭐⭐
Note : 3.5 sur 5.
Résumé
Lors du Carnaval de Venise, une femme s’approche du jeune soldat Gennaro. Elle lève son masque, parle avec douceur. Les frères d’armes de Gennaro alertent, cette belle femme, c’est Lucrèce Borgia, horrible femme célèbre pour ses relations incestueuses et pour ses assassinats par empoisonnement…
Lucrèce se plaint d’eux à Gubetta, son homme de main infiltré dans le groupe. Mais elle ne veut révéler que Gennaro est son fils…
Commentaires
À la suite de Notre Dame de Paris en 1831 et Le roi s’amuse en 1832, Hugo continue de puiser dans l’histoire du Moyen-Âge tardif des motifs romantiques. Dans la famille des Borgia et les légendes les entourant, il retrouve l’horreur grandiose des tragédies grecques et de la dynastie maudite des Atrides ou des Labdacides : assassinats, inceste, matricide et infanticide… Gennaro tient d’Oedipe, jeune homme vaillant et naïf, il accomplit sans le savoir, alors même qu’il veut s’en tenir à distance, le destin maudit de l’héritage de son sang. Irritant d’innocence et de pureté, Gennaro méprise tant les mauvaises mœurs qu’il ne peut épargner une femme tueuse qui pourtant lui veut du bien. Lucrèce, extrêmement susceptible, envoie des hommes à la mort parce qu’ils se moquent d’elle, par exemple en abîmant son nom (« Borgia » devenant « orgia »). L’un comme l’autre, c’est leur haut degré de fierté – sentiment d’être d’une nature noble que nul ne peut souiller – qui les oblige à tuer. Ainsi, la volonté maternelle de préserver son fils de la noirceur du sang, de le conserver dans la pureté et l’innocence, ce secret entêté – Lucrèce ne veut entacher dans l’esprit de son fils le sentiment magnifique d’amour pour l’image qu’il s’est faite de sa mère -, quête de pureté noble qui provoque le tragique sublime.
À l’inverse de la plupart des héros hugoliens (depuis le bossu jusqu’à Gwynplaine) dont l’apparence misérable dissimule un cœur d’or, Lucrèce est une dame noble et belle cachant l’intériorité la plus malsaine. Comme Hugo le précise dans sa préface, elle ne devient un personnage romantique et dramatique (pas totalement mauvais) que par l’introduction du sentiment positif de maternité (complexité redoublée par la réputation qui dégrade l’extériorité). L’intrigue se réduit quasiment à ses scènes de face à face entre Lucrèce et son fils, entre magnétisme incestueux et fureur d’un sang suicide (duo qui rappelle Phèdre et Hippolyte de Racine). Aucun autre enjeu. Même l’infiltré charismatique Gubetta joue un rôle anecdotique. Hormis le langage délicieux et trop facile de Hugo, ce qui pourrait bien avoir séduit le public à travers les temps, c’est ce portrait d’une élite corrompue, irrémédiablement viciée sous des dehors luxueux, méritant la mort horrible qu’ils s’assènent les uns les autres, comme Lucrèce semble appeler la mort de la main de son fils, seule punition à hauteur de sa nature pourrie.
Passages retenus
p. 26 Vous avez métamorphosé votre nom, vous avez métamorphosé votre habit, à présent vous métamorphosé votre âme. En honneur, c’est pousser furieusement loin le carnaval.
p. 36 Gennaro ! Ayez pitié des méchants. Vous ne savez pas ce qui se passe dans leur coeur.
p. 52 Les femmes ne déguisent leur personne que pour déshabiller plus hardiment leur âme. Visage masqué, coeur à nu.
p. 106 Dans la bouche d’une femme Non n’est que le frère aîné de Oui.
Double objectif : donner une langue visuelle aux Sourds, les amener au mieux à la culture écrite
Abbé de L’Épée (Charles Michel) 1784, La véritable manière d’instruire les sourds et muets, Fayard, 1984
⭐⭐⭐⭐
Note : 3.5 sur 5.
Résumé
Avertissement sur les circonstances de la mise au point de sa méthode et les méthodes concurrentes ou complémentaires alors en pratique (la dactylologie permettant de coder l’alphabet avec les mains ; l’oralisme). 1. Dans la plus importante partie de l’ouvrage, l’Épée explique comment il s’y prend concrètement pour mettre en place avec un groupe de sourds un ensemble de signes référant directement aux objets de la réalité, aux personnes puis aux actions et aux idées (non par l’intermédiaire des lettres des mots tel que c’est le cas dans la dactylologie), jusqu’à constituer une langue autonome du parler ; mais il ajoute également des signes calqués sur grammaire du français (préposition, féminin, adjectif…). 2. Apprentissage secondaire mais essentiel, s’inspirant des méthodes préexistantes de MM. Bonnet et Amman, l’Épée explique comment concrètement faire articuler les sons du français par les sourds (technique du doigt dans la bouche de celui qui fait le son…), puis comment les faire lire sur les lèvres. 3. Controverse en latin (!) sur la meilleure méthode d’instruction pour les Sourds, opposant la méthode de l’Abbé et l’oralisme exclusif de Samuel Heinicke, de Leipzig.
Commentaires
On honore l’abbé de l’Épée comme pionnier de la langue des signes. Pour cette même raison, on le lit rarement, le considérant comme dépassé, charmante touche d’histoire, has been lui et sa méthode. Mais Charles-Michel l’Épée est un homme des Lumières. Sa préoccupation est de justice sociale autant que de charité chrétienne. Si deux petits chapitres concernant l’acquisition des principes catholiques font sourire aujourd’hui – il faut voir à quel point c’était alors nécessaire pour être reconnu comme personne instruite -, l’Épée fait davantage penser à l’abnégation révolutionnaire de Jésus et de saint François, qu’à l’institution chrétienne hiérarchisée. De plus, sa méthode se lit rapidement et facilement : sa langue est concise, directe et parfaitement claire ; l’organisation rigoureuse permet d’aller droit vers ce qui peut intéresser.
On considère que la langue des signes dits « méthodiques » élaborée par l’abbé contient une erreur originelle, qui est d’être resté obnubilé par la grammaire de la langue française (adjonction de signes déterminant, apostrophe, préposition, conjonction, verbe ou adjectif, temps et mode…). La Langue des signes français (LSF) s’est logiquement affranchie de ces lourdeurs pour privilégier l’efficacité communicative. Mais si l’Épée décrit concrètement comment il met en place un système de signes avec un groupe de Sourds, leur permettant de communiquer efficacement, il ne prétend pas constituer une langue, la figer (certains passages laissent accroire qu’il en laisse l’évolution à l’usage – comme toute langue vivante orale). Sa préoccupation première est « l’instruction » des sourds, c’est-à-dire leur pleine entrée dans la culture de l’écrit (l’écriture « littératie », entendue non comme un encodage mais comme un outil intellectuel). Encore de nos jours, les sourds ont des difficultés particulières à maîtriser le français écrit – complexe, irrégulier, à moitié basé sur l’oral (problèmes des homonymes, des expressions figées, de construction syntaxique…). Certes, l’usage de signes « méthodiques » est laborieux, et impose une syntaxe contre-nature par rapport à la LSF, mais ne s’agit-il pas justement d’un outil, similaire à la grammaire scolaire, qui permet dans l’enceinte de la classe, un rapprochement de la langue des signes et de la langue écrite, dès le départ des enseignements ? Contrairement au français signé, la langue des signes méthodiques de l’Épée n’a pas pour but de transposer l’oral mais directement l’écrit, langue intellectuelle, lente et organisée (le parler spontané a une syntaxe bien différente). Elle proposerait ainsi à l’intérieur même de la pratique des signes une distinction forte, une diglossie, entre une pratique communicative, efficace, expressive, la LSF, et une pratique dédiée à l’usage scolaire, intellectuel, analytique. Une diglossie qu’on déplore souvent en français (le parler spontané est en réalité très différent de l’écrit, en prononciation et vocabulaire, mais également dans sa syntaxe – ce qui pose des difficultés dans l’enseignement), mais qui a longtemps existé en Europe (usage du latin) et s’est imposée dans de très nombreuses cultures (pays arabes, Afrique, Chine…). Préserver l’expressivité, la fraîcheur d’une langue vivante, ne tiendrait-il pas d’ailleurs à l’usage volontaire d’une autre langue (répondant à des besoins différents de précision scientifique, de liens avec les autres langues et cultures…) ?
Passages retenus
Avertissement, p. 9 Je vais exposer les moyens dont je me suis servi pour préparer un nombre d’entr’eux à des Exercices publics, dans lesquels des enfants qu’on avoit regardés jusqu’alors comme des demi-automates, ont donné des preuves non-douteuses d’une intelligence supérieure à celle de la plupart des jeunes personnes de leur âge. On verra d’une manière sensible comment on doit s’y prendre pour faire monter par la fenêtre ce qui ne peut entrer par la porte, c’est-à-dire pour insinuer dans l’esprit des Sourds et Muets, par le canal de leurs yeux, ce qu’on ne peut y introduire par l’ouverture de leurs oreilles.
p. 21 Dans quelque Langue que ce soit, ce n’est point la prononciation des mots qui fait entendre leur signification. En vain dans la nôtre nous eût-on répété cent et cent fois les noms de porte et de fenêtre, etc. etc. etc. nous n’y aurions attaché aucune idée, si on n’eut pas montré en même temps les objets qu’on vouloit désigner par ces noms. Le signe de la main ou des yeux a été le seul par lequel nous avons appris à unir l’idée de ces objets avec les sons qui frappoient nos oreilles. Toutes les fois que ces mêmes sons se faisaient entendre, ces mêmes idées se présentaient à notre esprit, parce que nous nous souvenions des signes qu’on nous avoit faits en les prononçant.
Du principe LSF aux signes méthodiques, p. 78 Si c’est l’amour que je veux faire écrire, je fais les mêmes signes que pour l’amitié, mais j’y ajoute une plus grande activité, tant sur la bouche que sur le coeur, parce que l’amour est plus ardent que l’amitié, (même dans le sens de religion, dans lequel nous le prenons toujours). Ces deux mots aimé et aimée sont deux Adjectifs, l’un au masculin, l’autre au féminin : il faut ajouter l’un de ces deux signes au signe radical et au signe Adjectif. Est-il question de ce mot aimable, je fais le signe radical, ensuite le signe d’Adjectif, mais comme c’est un adjectif qui se termine en able, et qui dérive d’un Verbe, il faut ajouter à ce signe celui de possible ou de nécessaire, comme nous l’avons dit. En substantifiant cet Adjectif, comme nous l’avons dit, cela fait amabilité.
La LSF pour l’usage commun, la méthodique pour l’instruction d’une langue, p. 102 La Langue naturelle des Sourds et Muets est la Langue des signes : ils n’en ont point d’autre, tant qu’ils ne sont point instruits, et c’est la nature même, et leurs différents besoins, qui les guident dans ce langage. Il importe peu en quelle langue on veuille les instruire : elles leur sont toutes également étrangères, et celle même du pays dans lequel ils sont nés, n’offre pas plus de facilité que toute autre, pour réussir dans cette entreprise. Mais quelque (sic.) soit la Langue qu’on désire apprendre, ils ont besoin d’une Méthode, pour en connoître les règles, et d’un bon Dictionnaire, pour en apprendre la juste valeur des mots.
p. 134 Les Sourds et Muets acquérant cette facilité de très-bonne heure [observer les mouvements des lèvres], et d’ailleurs étant curieux, comme le reste des hommes, de sçavoir ce que l’on dit, sur-tout lorsqu’ils supposent qu’on parle d’eux, ou de quelque chose qui les intéresse, ils nous dévorent des yeux (cette expression n’est pas trop forte), et devinent très aisément tout ce que nous disons, lorsqu’en parlant nous ne prenons pas de la précaution de nous soustraire à leur vue. C’est un fait d’expérience journalière dans les trois maisons qui renferment plusieurs de ces enfans, et j’ai soin de recommander aux Personnes qui nous font l’honneur d’assister à nos Leçons, de ne point dire en leur présence ce qui n’est pas à propos qu’ils entendent, parce que cela seroit capable d’exciter l’orgueil des uns et la jalousie des autres.
idée d’une langue séparée de la lettre et de la prononciation mais connectée à sa transcription, p. 135 Je ne me presse point de leur communiquer cette science [lecture sur les lèvres] : elle leur seroit plus nuisible qu’utile, jusqu’à ce qu’ils aient acquis la facilité d’écrire imperturbablement sous la dictée des signes en toute orthographe, quoique ces signes ne leur représentent ni aucun mot, ni même aucune lettre, mais seulement des idées dont ils ont acquis la connoissance par un long usage.
User de patience avec les sourds qui essaient de communiquer, p. 137 Nous avons cette complaisance pour les Étrangers qui apprennent notre Langue, et qui commencent à l’entendre et à la parler ; et de leur côté ils font la même chose avec nous, tant que la leur ne nous est pas familière. Pourquoi n’en userons-nous pas de même avec les Sourds et Muets nos freres, no parens, nos amis, nos commensaux ?
La surdité : malédiction ou diversité culturelle empêchée ?
Laborit (Emmanuelle) 1994, Le Cri de la mouette, Robert Laffont
⭐⭐⭐⭐
Note : 4 sur 5.
Résumé
Emmanuelle est née sourde, en 1971. Jusqu’à ses sept ans, elle communiquait tant bien que mal avec sa mère par un code « ombilical » connu d’elles seules. Son père demeurait étranger. À l’école, elle restait à dessiner dans un coin. Voilà qu’un jour son père entend à la radio l’existence d’un institut à Vincennes où se pratique une langue gestuelle pour les sourds. Emmanuelle y découvre alors la communication, une communauté, une culture… Elle comprend qui elle est et dans quel monde elle vit. La langue des signes est encore interdite à l’école, et mal vue : les sourds-muets doivent parler et entendre en lisant sur les lèvres… Emmanuelle se révolte. Chaque jour elle retrouve sa bande à Opéra et ils signent pendant des heures avec de grands gestes, se soûlent, vont en boîte de nuit…
Commentaires
Le cri d’une mouette, c’est l’image poétique de cette voix étrange qui provient d’une personne sourde (et pas tout à fait « muette ») essayant difficilement de parler, plainte d’un oiseau, comme « L’Albatros » de Baudelaire, contraint à marcher maladroitement à terre, alors qu’il serait si à l’aise pour battre des ailes, au milieu d’autres mouettes. Ces petits groupes de sourds, cercles remuant de personnes faisant de grands gestes silencieux, augmentés de cris inhabituels et de rires inattendus, donnent aux passants cette impression d’inquiétante étrangeté… Une gestuelle cabalistique pour les non-initiés… Reproche récurrent d’Emmanuelle Laborit aux entendants : le manque d’efforts et de patience pour communiquer. Comme si il était hors de question de s’adapter à ces citoyens fonctionnant différemment. L’appareillage cochléaire et l’opération constituent un espoir de panacée pour limiter cette maladie terrible de ces pauvres nés-mouettes. La société préfère voir le sourd comme un handicapé, un citoyen incomplet, que de laisser une place à sa différence, que de voir la langue des sourds comme une richesse communicative et culturelle complémentaire (qui commence à émerger dans la pédagogie aux premiers âges). L’abbé de l’Épée (pionnier de la langue des signes, XVIIIe) remarquait déjà comme les enfants sourds développent une acuité visuelle impressionnante. Comme Tirésias, aveugle disposant du pouvoir de divination, les enfants nés « handicapés » dans certaines sociétés sont dits bénis des dieux, disposant d’un pouvoir secret en compensation (on a retrouvé à plusieurs reprises des sépultures faisant l’objet d’honneurs particuliers). Les sourds n’ont-ils pas quelque chose des X-Men de la communication, ces mutants rejetés qui tiennent de leur non-conformité génétique des pouvoirs à la fois effrayants mais utiles qu’ils activent avec de grands gestes ?
À l’école comme dans le cercle familial, domine le principe éducatif du « parle et entend » (à laquelle répond idéalement un « lève-toi et marche ! » adressé par un sourd à un pédagogue en fauteuil roulant). Si cette injonction n’est pas si absurde (les sourds sont rarement muets et peuvent « entendre » en lisant sur les lèvres), cette méthode dite « oraliste » leur permettant d’interagir au maximum avec les entendants est très lente, gourmande cognitivement et s’avère finalement peu efficace (un lecteur sur les lèvres comprend 20-30% du message, et leur prononciation conserve cet accent fort de surdité). Et cette focalisation se fait au détriment de la progression dans les autres apprentissages… Née dans une famille à fort patrimoine culturel (petite fille du scientifique Henri Laborit), disposant du soutien de ses parents et de sa sœur qui ont appris la langue des signes, Emmanuelle réussit son baccalauréat… après un échec. Nombreux sont les enfants sourds qui demeurent en échec scolaire complet, maîtrisant mal la langue écrite (et parfois mal aussi la langue des signes), et se construisent en conflit avec la société des entendants, avec leur famille, rejetant la langue orale, la langue écrite et la culture commune aussi bien qu’ils s’en sentent rejetés… Nombre de sourds s’abîment ainsi dans l’isolement ou la marginalité.
Cette méthode oraliste s’est souvent imposée à l’exclusion de la langue des signes, interdite dans l’enseignement en France jusqu’en 1991 ! Langue obscène, langue non-civilisée, langue de singes (seule langue d’ailleurs qu’on ait réussi à enseigner à un singe). Suivant le Congrès de Milan de 1880, son apprentissage nuirait à la maîtrise du français et provoquerait la confusion dans l’esprit… Préjugé qui a longtemps servi d’excuse pour condamner le bilinguisme, préjugé qu’on trouve dans les discours colonialistes de Jules Ferry, dissimulant mal son obsession de concurrence impérialiste, d’emprise du français sur le territoire, aboutissant à la nécessité ne pas bien apprendre les langues étrangères !! Il s’agit bien d’un interdit idéologique. Symétrique de l’immigré malvenu, le sourd évoque une altérité venant de l’intérieure (d’où cette empathie instinctive que ressent l’auteure à plusieurs reprises pour les autres minorités discriminées). Cette communauté-refuge décrite comme nécessaire à tout sourd pour enfin se relâcher (par opposition à tout autre contexte où la concentration doit être dix fois supérieure pour toute communication), comme tout communautarisme dans la citoyenneté « à la française », est interprétée comme un refus de s’intégrer.
Ayant pour projet de démontrer qu’une sourde peut parfaitement se développer intellectuellement et maîtriser la langue écrite de norme haute, Emmanuelle Laborit n’a pas cherché, par l’innovation poétique, le détournement volontaire des règles de grammaire, à manifester dans l’écrit la structure particulière de la langue des signes (plus directe, sans flexion…) ou la sensibilité pré-langagière et purement visuelle des sourds : cela aurait pu être mal perçu (nouveau refus de s’intégrer)… Certains discours rapportés – il dit, elle dit -, alors que la personne ne signe pas, paraissent parfois en lieu et place d’une interprétation des visages et attitudes. Ce que l’autrice fait sentir au contraire parfaitement, c’est le sentiment d’injustice et de révolte du jeune sourd, impuissant face à l’emprise des parents, des institutions scolaires ou administratives, face au débat ininterrompu des discours le prenant pour objet, débat dont il est de fait exclu… face à une société qui se sert de sa non-conformité pour l’assujettir, le maintenir dans la dépendance et assouvir un fantasme de domination et de contrôle (légitimant ainsi une société de charité et de déférence, comme le montre Baudrillard dans À l’ombre des majorités silencieuses : en fabriquant des échoués, on justifie le rôle des contremaîtres). Cette volonté de contrôle cache mal le complexe de supériorité d’une société pudibonde, héritière d’un malaise très chrétien dans son rapport au corps, à l’insécurité grandissante dans l’usage d’une langue néo-précieuse, cancérisée par le politiquement correct et le jargonage anglo-intempestif, le fétichisme orthographique, langue dans laquelle comme le dit l’autrice, les mots servent davantage à recouvrir, à dissimuler les sentiments, à voiler, à brouiller, à ne pas dire… à faire taire. Il y a ainsi renversement, la langue silencieuse se révèle bien plus expressive et libératrice (directe, intense par le face à face et du regard, l’engagement du corps vers l’autre et dans l’échange…) là où la voix se fait bavardage, cloison, injonction, empêcheuse de penser ensemble…
Passages retenus
p. 51 Nous avons, elle et moi, notre système de communication compliqué, celui que j’appelle « ombilical ». Nous y sommes habitués. Mon père, lui, n’a rien. Il sait que je suis faite pour communiquer avec les autres, que j’en ai très envie, tout le temps. Cette possibilité qui lui tombe du ciel par la radio l’enthousiasme. Je crois que c’est la première fois qu’il a accepté réellement ma surdité, en m’offrant ce cadeau inestimable. Et en se l’offrant à lui-même, car il voulait désespérément communiquer avec moi. Évidemment, moi, je ne comprends rien, je ne sais pas ce qui se passe. Mon père a le visage perturbé, c’est mon seul souvenir de ce jour émouvant pour lui, et formidable pour moi : la radio et son visage.
La bande du métro Opéra, p. 120 Mes parents me permettent déjà beaucoup de choses, hélas, j’en fais davantage. Ils ne savent pas, par exemple, ils l’apprendront par la rumeur, que je « fréquente ma bande » au métro Opéra. C’est la base des sourds de l’époque, le petit ghetto où tout se raconte, se commente, s’organise, entre sourds. Les jeunes entendants font ça ailleurs, dans les banlieues, les terrains vagues, les cours d’immeubles. La grande différence est que lorsqu’un sourd rencontre pour la première fois un autre sourd, ils se racontent… des histoires de sourds, c’est-à-dire leur vie. Tout de suite, comme s’ils se connaissaient depuis une éternité. Le dialogue est immédiat, direct, facile. Rien à voir avec celui des entendants. Un entendant ne saute pas sur un autre au premier contact. Faire connaissance, c’est lent, c’est précautionneux, il faut du temps pour se connaître. Des tas de mots pour le dire. Ils ont leur manière de construire leur pensée, différente de la mienne, de la nôtre. Un entendant commence une phrase par le sujet, puis le verbe, le complément et enfin, tout au bout, « l’idée ». « J’ai décidé d’aller au restaurant manger des huîtres. » (J’adore les huîtres.) En langue des signes, on exprime d’abord l’idée principale, ensuite on ajoute éventuellement les détails et le décor de la phrase. Pour les détails, je peux signer des kilomètres. Il paraît que je suis aussi friande de détails que d’huîtres. De plus, chacun a sa manière de signer, son style. Comme des voix différentes. Il y a ceux qui en rajoutent pendant des heures. Et ceux qui font des raccourcis. Ceux qui signent argot, ou classique. Mais faire connaissance en langue des signes prend quelques secondes. Nous, on se connaît d’avance. « Tu es sourd ? Je suis sourd. » C’est parti. La solidarité est immédiate, comme deux touristes en pays étranger. Et la conversation va aussitôt à l’essentiel. « Qu’est-ce que tu fais ? T’aimes qui ? Qui tu fréquentes ? Qu’est-ce que tu penses d’Untel ? Où tu vas ce soir ?… » Avec ma mère aussi la communication est franche, directe. Elle n’est pas comme les entendants qui se cachent souvent derrière les mots, qui n’expriment pas profondément les choses. Éducation, convenance, mot qu’on ne dit pas, mot suggéré, mot évité, mot grossier, mot interdit ou mot apparence. Mots non dits. Des mots comme un bouclier. Il n’y a pas de signe interdit, caché, ou suggéré, ou grossier. Un signe est direct et signifie simplement ce qu’il représente. Parfois brutalement, pour un entendant. Il était impensable, quand j’étais petite, que l’on m’interdise de montrer quelque chose ou quelqu’un du doigt par exemple ! On ne m’a pas dit : « Ne fais pas ça, c’est impoli ! » Mon doigt qui désignait un être, ma main qui prenait un objet, c’était ma communication à moi. Je n’avais pas d’interdit de comportement gestuel. Exprimer que l’on a faim, soif, ou mal au ventre, c’est visible. Que l’on aime, c’est visible, que l’on n’aime pas, c’est visible. Cela gêne peut-être, cette « visibilité », cette absence d’interdit conventionnel. À treize ans, j’ai décidé que je ne voulais plus d’interdits, d’où qu’ils viennent. Mes parents ont tenu le choc comme ils ont pu. Au métro Auber, j’étais chez moi, dans ma communauté, libre.
p. 168-169 Quand j’allais passer la soirée chez [une camarade], on dînait avec sa famille. Évidemment, je n’allais pas me taire toute la soirée ; la première fois, je me suis donc exprimée en signes avec elle. Aussitôt, les parents m’ont arrêtée : « Non, il faut que tu t’exprimes oralement. – Mais c’est à elle que je parle. Je ne vais pas parler à une sourde ! » Je trouvais ça tellement artificiel, tellement stupide ! Leur parler à eux, d’accord, puisqu’ils ne connaissent pas ma langue. Mais à ma copine ? « Excusez-moi, mais ça me paraît ridicule de parler oralement avec elle ! – Parle, sinon nous ne comprenons pas ce que tu dis ! » Non seulement, ils la privaient de s’exprimer naturellement avec moi, mais en plus, ils voulaient tout comprendre de ce qu’on disait ! Mais où est la liberté dans cette histoire ? Ma copine s’est rebellée. Plus tard, elle m’a expliqué que ses relations avec ses parents étaient complètement folles. Des disputes monstrueuses. Il lui arrivait d’exploser et de flanquer des meubles par terre, tellement elle avait besoin de se défouler physiquement. Son père était violent. L’ambiance était perpétuellement agressive, conflictuelle. […] Finalement, je ne pouvais plus supporter d’aller chez elle, et c’est elle qui venait à la maison, pour pouvoir discuter librement. Cependant, elle s’obligeait à s’exprimer oralement avec ma mère, bien que celle-ci connaisse la LSF. On se défoulait le soir pendant des heures, à papoter dans la chambre. Elle me racontait sa vie, moi la mienne. Ça la soulageait. Ses parents ont eu d’elle une image d’handicapée, une malade. Leur fille ne sera jamais « normale », à moins de cacher sa surdité et de l’obliger à parler. Ils pensent, comme beaucoup, que si l’enfant utilise les signes, il ne parlera jamais. Or, ça n’a rien à voir. […] Ses parents ont pour elle un amour égoïste. Ils la veulent à leur ressemblance. Les miens ont accepté merveilleusement ma différence. Ils la partagent avec moi. Elle, elle ne peut rien partager d’important avec sa mère. Comment lui dire ce qu’elle ressent profondément, tous ses problèmes de gamine, de jeune fille, ses histoires d’amour, ses déceptions, ses joies ? La communication reste superficielle, avec les mots qu’elle utilise. Il est normal, dans ces conditions, qu’elle s’entende mal avec ses parents. Ils ne savent rien d’elle, ou presque, et elle ne sait rien d’eux. Elle est si seule !
Quand la neige du politique recouvre l’humain, la poésie, l’amour…
Pamuk (Orhan) 2002, Neige, Gallimard, 2005
Traduit du turc par Jean-François Pérouse (titre original : Kar)
⭐⭐⭐⭐
Note : 4 sur 5.
Résumé
Ka, poète exilé à Francfort depuis de nombreuses années, se rend à Kars pour un reportage sur des jeunes filles qui se sont suicidées parce qu’on leur interdisait de porter le voile à l’école. Alors qu’il discute dans une boulangerie avec İpek, la femme dont il était autrefois amoureux, fraîchement divorcée, voilà qu’à quelques tables d’eux, le directeur de l’école est tué par un extrémiste. Les esprits s’échauffent, les camps se forment, un coup de force se prépare… et Ka marchant dans les rues, observant la neige tomber, pris d’élans poétiques.
Commentaires
De Kars (la ville) à Kar (la neige) à Ka (le personnage), on devine la référence à Kafka et à son avatar littéraire K., protagoniste des romans Le Château et Le Procès (Karl dans L’Amérique). Ka est lui aussi pris dans les pièges de l’absurde, essentiellement le sac de nœuds coulissants constitué par les jeux de la politique, de l’idéologie et de la religion. Bien que les événements qui se produisent soient tout à fait vraisemblables (même un terrible goût de déjà-vu pour les Turcs, avec la propension du pays aux coups d’État et aux ébauches de guerre civile entre front kémaliste républicain, fondamentalistes et nationalistes kurdes…), Ka le poète apparaît déphasé, pas du tout à la hauteur de l’Histoire en train de se jouer. Illuminé par sa quête poétique, auto-illusionné par un amour de jeunesse fantasmé, touriste en promenade semblant futile alors que tout autour est politique, implication, menace et langage sérieux et serré… que la mort violente survient juste à côté de lui. Même les jeunes adolescents fondamentalistes le piègent à la conversation, cernent la faiblesse de ses positions. Ka est baladé de lieu en lieu, de rencontre en rencontre, chaque personnage semble vouloir l’utiliser dans ses propres affaires, dans son jeu… Même l’amour d’İpek paraît presque trop facile et intéressé.
Le plus absurde est-il ce personnage pris d’une épiphanie poétique et d’un amour naïf alors que l’Histoire s’écrit, ou bien au contraire cette Histoire désespérante de recyclage d’oppositions idéologiques stériles, guéguerres d’étiquettes, théâtre suranné de postures et de grimaces renforcées dignes de la Commedia dell’Arte, servant à couvrir la médiocrité ambiante d’une soif d’importance de soi ? Le bien-être, l’amitié, l’amour et l’art sont laissés de côté, vus comme négligeables ou ridicules. Le flocon poétique de Ka, peut-être un chef-d’œuvre, se perd. Sacrifiées aussi les ambitions littéraires inavouables des jeunes fondamentalistes. L’amour est tu au profit de l’action, de l’honneur, ou bien fantasmé, simple jeu de position où les rôles sont interchangeables (on n’aime pas la femme mais le symbole qu’elle incarne ; on ne quitte pas la femme mais c’est sentiment de puissance que de faire passer son engagement au-dessus). Comme la poésie de Ka, son enquête sur le suicide des jeunes filles voilées est vite mise de côté, oubliée, non pertinente dans ce monde du tout politique. Ses intuitions sur ses jeunes filles fragilisées, leur souffrance existentielle, leurs rêves de bien-être empêchés, sont balayées d’une voix unanime : leur geste est simplement un acte politique.
Usant de polyphonie directe ou indirecte, Pamuk fait évoluer des personnages à l’épaisseur dostoïevskienne (cf. Bakhtine, Poétique de Dostoïevski), chacun pris dans la profondeur des engagements nécessaires au sentiment d’exister. Tous capricieux suivant leurs rôles et non les besoins de la réussite d’une belle histoire, ils veulent encombrer la scène, l’occuper de leur parole, la dominer même en donnant en spectacle leur bassesse (tels Les Démons ou L’Idiot). En même temps, hors cet événement exceptionnel, cet emballement tragique de l’histoire, Zaim le chef de la troupe de théâtre le dit : quantité d’hommes et de femmes semblent perdus, sans densité, feuilles mortes jaunissant à la terrasse d’un salon de thé. Même l’art y est mort, Ka retrouvant l’inspiration uniquement au beau milieu du désastre. La politique n’est-elle pas un théâtre nécessaire, ce mouvement de pleurs et de rires, d’espérances infinies et de tragédies, qui créent une dynamique de vie ? Une drogue meurtrière et déplorablement remplissante ? La réalité aurait-elle besoin d’une épaisseur de fiction pour concerner les hommes ? Ainsi Zaim serait tout à fait dans son rôle en organisant ce coup d’État pour ranimer ce triste monde… Dans ce contexte, la fiction de Pamuk qui intervient de lui-même dans son récit pour rechercher cette poésie perdue et reconstituer l’histoire de son auteur frère de sensibilité disparu dans la fiction comme dans la réalité, pourrait être l’image d’un combat bien réel pour faire apparaître l’âme humaine ensevelie sous cette fausse couche de neige politique.
Passages retenus
Épaisseur de vie, p. 197 Par exemple, Sabdullah Bey, journaliste et folkloriste respecté par tous les Kurdes de Kars, personnalité ayant connu au cours de sa vie quelques coups d’État, avait préparé ses affaires dès qu’il avait entendu à la télé l’annonce du couvre-feu, sentant qu’il n’échapperait pas à la prison. Après avoir mis dans sa valise ses pyjamas à carreaux bleus sans lesquels il ne pouvait pas dormir, son médicament pour la prostate et ses somnifères, son bonnet de laine et ses chaussettes, la photo d’Istanbul où sa fille sourit avec son enfant dans les bras, les études préparatoires pour le livre qu’il écrivait sur les élégies kurdes collectées laborieusement, il attendit devant un thé, en regardant à la télévision la deuxième danse du ventre enflammée de Funda Eser. Quand on frappa à la porte au milieu de la nuit, bien tardivement, il salua sa femme, prit sa valise et ouvrit ; mais ne voyant personne, il sortit dans la rue et sous la mystérieuse lumière couleur soufrée des lampadaires, dans la beauté de la rue silencieuse couverte de neige, il fut tué par des inconnus qui visèrent sa tête et sa poitrine tandis qu’il se rappelait avec émotion les séances de patin à glace sur les ruisseaux de Kars dans son enfance.
Culpabilité, p. 222-223 Il raconta que tout au long de ses années passées à jouer au théâtre dans les bourgades reculées d’Anatolie, il avait vu combien les hommes de ce pays étaient paralysés par un sentiment de mélancolie : « Ils restent assis sans rien faire dans les maisons de thé, des jours et des jours. Il y a, dans chaque bourgade, des centaines, dans toute la Turquie, des centaines de milliers, des millions de chômeurs, de perdants, de désespérés, d’apathiques et de pauvres hères. Ces hommes, mes frères, ils ne sont même plus en état de mettre un peu d’ordre dans leur apparence et leurs cheveux, ils n’ont plus la volonté de nouer leur veste grasse et tachée, ils n’ont plus l’énergie de bouger les mains ou les bras, ni la faculté d’attention suffisante pour écouter une histoire jusqu’au bout, ils ne sont même plus en mesure de rire à une plaisanterie. » Puis il raconta que la plupart, de désespoir, n’arrivaient plus à dormir, prenaient plaisir à fumer en disant que ça les tuerait, interrompaient en chemin la phrase qu’ils avaient commencée, une fois réalisée l’absurdité qu’il y avait à la terminer ; il ajouta qu’ils ne regardaient pas la télé parce qu’ils appréciaient l’émission ou s’en amusaient, mais parce qu’ils ne pouvaient supporter la mélancolie de ceux qui les entouraient, qu’en fait ils souhaitaient mourir mais qu’ils ne s’estimaient pas dignes du suicide ; enfin, il expliqua qu’aux élections ils votaient pour les candidats les plus nuls des partis les plus lamentables, en se disant qu’ils leur infligeraient la peine qu’ils méritaient, et qu’ils préféraient les putschistes qui menacent en permanence de les châtier aux politiciens qui font en permanence des promesses. Entrée dans la pièce, Funda Eser ajouta que leurs femmes étaient toutes malheureuses, à s’occuper à la maison des enfants en surnombre, ou à travailler pour un salaire de misère comme domestiques dans des endroits inconnus même de leurs maris, comme ouvrières dans des fabriques de tabac ou de tapis ou bien comme gardes-malades. Mais s’il n’y avait pas ces femmes reliées à la vie par leurs cris et leurs lamentations incessantes à l’adresse de leurs enfants, ces millions d’hommes qui recouvrent toute l’Anatolie, ces hommes qui se ressemblent tous les uns les autres, avec leurs chemises sales, ces hommes mal rasés, sans joie, sans travail ni occupation, eh bien ils s’en iraient et disparaîtraient, tels ces mendiants qui meurent de froid au coin de la rue par les nuits glaciales, tels ces ivrognes engloutis dans le trou d’une canalisation au sortir de la meyhane ou bien tels ces vieux gâteux envoyés acheter du pain à l’épicerie en pantoufles et pyjama qui se perdent en route. Et tous ces hommes, comme on peut le voir dans cette « pauvre ville de Kars », forment une foule démesurée ; et la seule chose à laquelle ils prennent plaisir étant d’opprimer leurs femmes, à qui pourtant ils doivent de rester en vie et qu’ils aiment d’un amour honteux.
Porno révélateur, p. 298 En me retrouvant dans le World Sex Center à la recherche d’autres cassettes de Melinda parmi tous ces pauvres hommes, aussi seuls que des spectres, je me dis que l’unique chose qui les unissait sur terre, c’était de regarder une cassette porno, cachés dans un coin, submergés par la culpabilité.
p. 301 L’être humain ignore qu’il est heureux au moment où il l’est. C’est des années plus tard que j’ai décrété que j’avais été un enfant heureux : à la vérité, c’est faux. Mais je n’étais pas pour autant malheureux comme j’ai pu l’être durant les années qui ont suivi. Pendant mon enfance, je ne me souciais pas d’être heureux.
Désespérance de la perte de foi, p. 328 – Nous sommes pauvres et sans importance, tout le problème est là, dit Fazil avec une étrange hargne. Notre vie misérable n’a aucune place dans l’histoire de l’humanité. Pour finir, nous tous qui vivons dans cette misérable ville de Kars, eh bien nous crèverons et disparaîtrons. Personne ne se souviendra de nous, personne de s’intéressera à nous. Nous resterons des personnes insignifiantes qui s’égorgent les unes les autres pour des histoires de voile, qui s’étouffent dans leurs propres petites et stupides rivalités. Tout le monde nous oubliera. Voyant que nous passerons et quitterons ce monde sans laisser de traces, après avoir eu des vies aussi débiles, je réalise avec rage qu’il n’y a rien d’autre que l’amour dans la vie. Alors mon sentiment pour Kadife et l’évidence que la seule consolation possible dans ce monde est de la prendre dans les bras me font encore plus souffrir ; elle ne quitte pas mon esprit. – Je vois, ce sont là des pensées dignes d’un athée, dit Ka sans aucune pitié.
Goldmann (Emma) 1932, L’Épopée d’une anarchiste (New York 1886 – Moscou 1920), éditions Complexe, Hachette, 1979.
Morceaux choisis de l’autobiographie d’Emma Goldmann (Living my Life). Traduits de l’anglais américain par Cathy Bernheim et Annette Lévy-Willard.
⭐⭐⭐⭐⭐
Note : 4.5 sur 5.
Résumé
Après un mariage décevant, Emma arrive à New York et frappe à la porte d’un anarchiste entendu à d’une conférence… Le procès des anarchistes tenus responsables du massacre de Haymarket Square à Chicago le 4 mai 1886, anime les cercles anarchistes. Emma détonne par sa jeunesse, sa fougue et ses lectures, elle rencontre vite des personnalités influentes comme Johann Most, orateur charismatique qui tient une revue et la pousse à ses premières prises de parole. Sasha, militant exemplaire, devient son amant. Ils choisissent de vivre en petite communauté avec d’autres camarades dont Fedya l’artiste qui devient également son amant. En revanche, elle rompt avec Most qui veut en faire sa femme exclusive. Elle refuse une opération qui rendrait possible un enfantement… En 1892, Sasha est condamné à vingt-et-une années de prison pour un attentat manqué visant à venger les manifestants massacrés à Homestead. Emma s’engage, ses conférences sont de plus en plus virulentes, lui valent ses premiers procès et passage en prison. Elle devient Emma la Rouge, la rebelle enragée. Tour à tour couturière, infirmière pour pauvres et prostituées, sage-femme diplômée après des études à Vienne où s’intéresse aux cours de Freud. Voyage à Londres et Paris, où elle rencontre des personnalités du mouvement anarchiste comme Kropotkine, Malatesta, Louise Michel… En 1906, Sasha est libéré mais reste profondément traumatisé. Les lois contre l’anarchisme se font de plus en plus dures. En 1916, exprimant leur opposition à la guerre, Emma et Sasha sont incarcérés, puis expulsés vers la Russie nouvellement bolchevique. Là, le décalage de la réalité avec leur idéal, la sévérité extrême du parti contre les voix dissonantes, les plongent dans le doute…
Commentaires
Ce qui marque cette autobiographie, c’est le lien étroit entre politique et intime. Si il y a là quelque chose de féministe, c’est surtout l’une des caractéristiques essentielles de l’anarchisme (l’engagement politique implique un mode de vie et un mode de relation aux autres et à soi-même). La chose chez Emma Goldman semble innée et viscérale, telle une Rimbaud de l’anarchisme (celui-ci ayant d’ailleurs une sensibilité anarchiste, cf. Lettre aux voyants et ses rapports avec la Commune). Pas une décision concernant ses amours, son divorce, son logement, son travail, son refus d’être opérée pour avoir des enfants, qui ne soit déterminée politiquement, par une réflexion sur ce qu’est être anarchiste. L’amour libre ne vient pas d’une espèce d’hédonisme, se justifiant parce que les choses sont arrivées ainsi et devraient alors être acceptées, mais parce que c’est combattre en soi l’envie de posséder, l’exclusivité, le sentiment destructeur de la jalousie (selon Alexander « Sasha » Berkman), ou inversement la tentation de se laisser posséder, de se laisser diriger (et Johann Most, par son charisme, son style de gentleman, son leadership, propose cette tentation à Emma)… Il s’agit d’accepter la diversité et la richesse de l’autre – un autre plein et émancipé -, son instabilité, la quasi impossibilité de l’entourer entièrement de ses bras seuls, pour la vie. Fedya répond à un besoin existentiel d’Emma, auquel Sasha ne peut répondre (on pourrait ici faire le lien avec la comique interprétation d’Amadou Hampâté Bâ de la polygamie traditionnelle, cf. Contes initiatiques peuls).
En même temps, les combats politiques relèvent de l’intime : soutien et vengeance des camarades en lutte, malthusianisme pour libérer le corps des femmes, liberté d’expression pour exprimer son mécontentement, refus de donner son corps à la boucherie guerrière… Pour un anarchiste (comme par exemple chez Murray Bookchin), la lutte contre l’autoritarisme politique, l’exploitation des ouvriers, les inégalités de classe, le racisme, le sexisme… commence par le refus de toute domination ou emprise à l’échelle de l’intime : dans la famille, dans la relation amoureuse, dans la communauté… L’action politique devient ainsi le prolongement de l’émancipation personnelle. C’est cette libération de l’individu qui lui permet de participer pleinement et activement à la vie sociale et politique (de manière similaire chez les Épicuriens, libérer l’individu dans son esprit – le point le plus intime – de la peur de la mort et des superstitions est le premier mouvement permettant une nouvelle sagesse politique). Le caractère entier et radical de la Rouge fait toute sa légende (cette scène phénoménale où Emma monte sur scène et fouette au visage Johann Most qui a médit par jalousie de l’action terroriste de Sasha). Son récit fait justement tout ce parcours de l’échelle de soi à l’échelle collective : se révolte d’abord contre l’autorité violente du père, puis contre les injonctions de sa famille et de sa communauté juive, puis contre l’exploitation par le travail, contre l’emprisonnement de l’amour et de l’enfantement, contre la formalisation de parti, les privilèges de la célébrité…
Les récits moscovites nous introduisent d’une manière assez étrange dans cette révolution bolchevique. Les convictions d’Emma et de Sasha, militants infatigables de l’émancipation, se trouvent bousculées dans un environnement politique inversé (presque un Carnaval) où les dirigeants se veulent accueillants, familiers, défenseurs des mêmes idées… tout en maintenant une même violence d’autorité d’État au nom de la lutte contre l’opposant contre-révolutionnaire tsariste ou bourgeois (rappelant la Terreur révolutionnaire…). Plongée dans un monde absurde, société de contrôle extrême et de licence totale, où la suppression du marché aboutit au trafic, à l’accaparement, à la misère, où la bureaucratie égalitariste aboutit aux privilèges, où d’anciens militants dévoués banquettent comme des tsars et siègent au Kremlin. Emma et Sasha flottent dans une illusion, protégés par quelques figures importantes, non intégrés dans le tissu social de la réalité, dans un véritable réseau anarchiste comme celui dans lequel ils évoluaient en Amérique.
Il est évident qu’avec l’envie d’y croire et d’être indulgent avec ce début de révolution, l’arrivée au pouvoir d’intellectuels ayant passé leur vie à militer, le machiavélisme de Lénine et la Terreur de la révolution permanente du commissaire à la défense Trotski-Robespierre ont pu perturber et continuent même de voiler la perception et l’évaluation du régime bolchevique des premières années avant le fascisme plus grossier de Staline. Mais, si l’on pourrait être d’accord avec Lénine pour dire que le peuple russe n’était pas prêt à une révolution, il apparaît dans ce témoignage (certes rétrospectif) que les Bolcheviks étaient en réalité profondément incompétents en matière de gouvernement et de gestion d’un pays, et que au lieu de déléguer, de décentraliser, ils ont, pour pouvoir exercer le pouvoir et se protéger de l’extérieur, et peut-être pour pouvoir en jouir, utilisé les exacts mêmes moyens que les régimes tsariste ou monarchique : hiérarchisation, centralisation, discipline militaire, limitation des libertés, écrasement des manifestations et voix dissidentes, justice militaire expéditive… Destruction totale de l’individu dans sa richesse. Or ce sont justement ces éléments-là qu’un anarchiste tel Emma Goldman rejette.
Passages retenus
Amour et politique, p. 36 Le meeting touchait à sa fin. Nous nous acheminions vers la sortie, Sasha et moi. Je ne parvenais pas à articuler un seul mot ; nous marchions en silence. Comme nous arrivions devant la maison, mon corps fut secoué de fièvre. Un élan insurmontable me traversa, le désir inexprimable de me donner à Sasha, de me libérer dans ses bras de la tension terrifiante de cette soirée. Mon petit lit abritait maintenant deux corps serrés l’un contre l’autre. Ma chambre ne me paraissait plus sombre, mais baignée d’une chaude et apaisante lumière venue d’on ne sait où. Comme dans un rêve, des mots tendres murmurés à mon oreille me rappelaient les douces et belles comptines russes de mon enfance. Le vertige me prit et mes pensées s’embrouillèrent. Le meeting… Shevitch me hisse sur l’estrade… le visage froid d’Hellen von Dönniges… Johann Most… l’extraordinaire puissance de sa parole, ses appels à l’extermination – j’ai déjà entendu tout cela quelque part… ah oui, Maman, les nihilistes ! – à nouveau, submergée par l’horreur que m’avait inspiré sa cruauté. Pourtant, ce n’était pas une idéaliste ! Most, lui, est un idéaliste et il appelle à l’extermination ! Les idéalistes peuvent-ils être cruels ? Les ennemis de la vie, de la joie et de la beauté. Ils sont implacables, ils ont tué nos merveilleux camarades. Mais faut-il qu’à notre tour nous les exterminions ? Je fus tirée de mon demi-rêve comme par une décharge électrique. Je sentis une main tremblante et timide glisser tendrement sur moi. Affamée d’amour, je la saisis, je saisis mon amour dans une étreinte sauvage qui nous emporta tous les deux. Il y eut encore cette douleur, comme un coup de poignard aiguisé. Mais elle fut atténuée par une passion surgie au fond de moi qui balayait sur son passage tout ce qui en moi avait été nié, refoulé, anesthésié. Au matin, cette faim, ce désir brûlant ne m’avaient pas quittée. Mon bien-aimé dormait à mes côtés, épuisé et heureux. Je me soulevais et ma tête appuyée sur la main, je contemplais longtemps le visage de ce garçon qui m’avait tour à tour attirée et déplu, qui pouvait être si dur et dont les caresses, pourtant, étaient si tendres. Mon coeur débordait d’amour pour lui – et j’eus la certitude que nos vies étaient liées pour longtemps. Je pressais mes lèvres contre son épaisse chevelure et m’endormis à mon tour.
Amour libre 1, p. 38 Je demandai à Feyda s’il pensait que l’on pouvait aimer deux personnes ou plus en même temps. Il me regarda avec surprise et me répondit qu’il n’en savait rien : il n’avait jamais aimé personne auparavant. Il s’était laissé absorber par son amour pour moi à l’exclusion de tout autre. En tout cas, tant qu’il m’aimait, il ne pouvait penser à aucune autre femme. Puis il ajouta qu’à son avis, Sasha ne voudrait jamais me partager : son sens de la propriété était bien trop aigu ! L’idée d’être partagée me déplut fortement. J’insistai sur le fait qu’on ne peut donner à l’autre que ce qu’il éveille en vous. Pour moi, Sasha n’était pas un être possessif. Quand on a un tel désir de liberté et qu’on s’en fait l’avocat avec une si grande passion, on peut difficilement refuser à quelqu’un le droit de se donner à qui bon lui semble. Il fut alors décidé que, quoi qu’il arrive, nous n’en éprouverions aucune déception. Nous irions voir Sasha pour lui parler franchement de nos sentiments et il comprendrait. Amour libre 2, p. 50 Feyda et moi étions devenus amants. Il m’était apparu comme une évidence que mes sentiments vis-à-vis de lui n’affectaient en rien mon amour pour Sasha. Chacun d’eux éveillaient en moi des émotions distinctes, m’entraînait dans des mondes différents qui, loin d’entrer en conflit, se complétaient. Je mis Sasha au courant de mon amour pour Fedya : sa réaction fut encore plus généreuse et plus belle que je ne l’avais espéré. « Je crois que tu as le droit d’aimer librement », répondit-il. Il se savait possessif et se détestait lorsqu’il était ainsi, comme il détestait toute trace de son passé bourgeois. Peut-être eût-il été jaloux si Fedya n’avait pas été son ami : il se savait très capable de jalousie. Et Fedya n’était pas seulement un ami, c’était aussi un camarade de combat ; quant à moi, je n’étais pas seulement une femme pour lui. La révolutionnaire et la combattante lui étaient encore plus chères.
Décision intime et politique, pp. 48-50 Arrivée en Amérique, je parlai de mes douleurs à Solotaroff qui m’emmena consulter un spécialiste. Celui-ci parut surpris que j’ai pu les endurer si longtemps, et avoir le moindre rapport physique. Mes amis me traduisirent ce que disait le médecin : seule une opération pouvait me permettre de me débarrasser de ces douleurs et d’avoir des rapports sexuels satisfaisants. Solotaroff me demanda si je désirais avoir un enfant. « Parce que, expliqua-t-il, tu pourras avoir des enfants seulement si tu te fais opérer. Jusqu’à présent, ta conformation ne te le permet pas. » Un enfant ! J’avais toujours aimé follement les enfants. J’aimais passionnément les bébés, et voilà qu’il me devenait possible d’en avoir un, de vivre l’expérience merveilleuse et mystérieuse de la maternité ! C’était un rêve magnifique ! Mais soudain mon coeur se serra, comme saisi par une main de fer. Je revis ma sinistre enfance, ma faim de tendresse que Maman avait été incapable de rassasier et la dureté de mon père vis-à-vis de ses enfants, ses explosions de violence, les coups qu’il nous donnait à mes sœurs et à moi. Aussi loin que je m’en souvienne je l’avais toujours entendu dire qu’il ne m’avait pas désirée. Il voulait un garçon et sa femme, cette truie, l’avait trahi. Je pensais souvent : peut-être que si je tombe malade, il va devenir gentil et cesser de me battre, ou de me mettre au coin pendant des heures, ou de me faire faire les cent pas un verre d’eau à la main, en me menaçant : « Si tu en renverses une seule goutte, tu recevras le fouet. » Le fouet et le tabouret étaient toujours à sa portée – symboles de ma honte et de ma tragédie. Il m’avait fallu bon nombre d’essais et de sérieuses punitions pour apprendre à transporter le verre sans renverser l’eau. L’opération me rendait si nerveuse que j’en étais malade des heures après l’avoir accomplie. Mon père était un bel homme fringant et plein de vitalité. J’éprouvais de l’amour pour lui, même quand il me faisait peur. Je voulais être aimée de lui mais je ne découvris jamais comment atteindre son coeur. Quant à sa dureté, elle ne réussissait qu’à une seul chose : me rendre plus obstinée. Puis cet amour et les élans que j’éprouvais pour lui tournèrent à la haine. Je finis par l’éviter, et ne llui parlais plus que pour répondre à ses questions. Je lui obéissais de façon mécanique, et le fossé ne fit que se creuser entre nous au fil des ans. La maison m’était devenue une prison. Chaque fois que j’essayais d’en partir mon père me rattrapait et me remettait dans les chaînes qu’il avait forgées pour moi. De Saint-Pétersbourg à l’Amérique, de Rochester à mon mariage, je n’avais cessé de tenter d’y échapper. Enfin, l’ultime tentative, réussie cette fois, avait eu lieu lorsque j’avais quitté Rochester pour New York. Ce jour-là, Maman ne se sentait pas très bien et j’étais venue l’aider à mettre sa maison en ordre. J’étais à quatre pattes en train de brosser le plancher, écoutant mon père me reprocher d’avoir épousé Kershner, de l’avoir quitté puis de lui être revenue. Il ne faisait que répéter : « Tu as toujours été un être faible, la honte de la famille. » Il parlait, et moi je continuais à frotter. Soudain, quelque chose se déchira en moi. Je lui jetai à la figure tout ce que j’avais sur le coeur : mon enfance solitaire et désolée, mon adolescence tourmentée, ma jeunesse sans joie. Mes accusations le laissèrent sans voix : je soulignais chaque reproche d’un coup de brosse rageur, versant à mon réquisitoire le plus petit incident, la moindre cruauté dont il avait émaillé mon existence. Tout ce qui avait hanté mes joues et mes nuits en me plongeant dans la terreur ressurgissait en moi : je lui rappelai avec amertume notre maison où sa colère résonnait comme dans un hangar, la façon dont il traitait les domestiques, et ma mère, qu’il tenait dans sa poigne de fer. Si je n’étais pas devenue la traînée qu’il m’accusait d’être à tout moment, ce n’était certainement pas grâce à lui. Plus d’une fois, j’avais failli me retrouver sur le trottoir, et je n’avais dû ma sauvegarde qu’à l’amour et au dévouement d’Helena. Mes paroles jaillissaient comme l’eau d’un torrent, la brosse ponctuait le sol de toute la haine et de tout le mépris que j’éprouvais pour mon père. L’horrible scène s’acheva sur mes cris hystériques. Mes frères m’emportèrent et me mirent au lit. Le lendemain matin, de quittai la maison. Je ne revis pas mon père avant mon départ pour New York. J’avais appris depuis que mon enfance tragique n’avait rien d’exceptionnel : c’était celle de milliers d’enfants nés sans être désirés, une enfance gâchée et mutilée par la pauvreté, et plus encore, par l’ignorance et l’incompréhension. Je n’allais pas ajouter un enfant au nombre de ces malheureuses victimes. Mais j’avais aussi une autre raison : l’idéal que je venais de rencontrer m’absorbait de plus en plus. J’étais déterminée à me mettre entièrement à son service. Pour remplir cette mission, il fallait se défaire de tout lien et de toute entrave. Ces années de douleur, ce désir inassouvi d’enfant, qu’était-ce donc en comparaison du prix payé par tant de martyrs. Moi aussi, j’avais un prix à payer, une souffrance à endurer. Et mon amour maternel, je l’assouvirais avec tous les enfants. Il n’y eut pas d’opération.
Tableau de l’anarchisme français en 1900, p. 121 La France est le berceau de l’anarchie. C’est à ses fils les plus brillants que nous en devons la paternité, notamment au plus grand de tous, Proudhon. Ils ont livré pour leur idéal une bataille exténuante, ont encouru les persécutions, l’emprisonnement, parfois au prix de leur propre vie. Pas en vain. Grâce à eux, l’anarchie est devenu en France un facteur social avec lequel il faut compter. Et si en cette année 1900, la bourgeoisie française craignait et persécutait toujours l’anarchie, elle le faisait différemment des Américains. J’ai eu l’occasion d’assister à la répression brutale de certaines manifestations par la police française, ainsi qu’à des procès politiques devant les tribunaux français : les méthodes d’approche du phénomène anarchiste sont différentes. C’est la différence même qu’il peut y avoir entre un peuple sans cesse secoué par la tradition révolutionnaire et un peuple qui commence à peine à lutter pour une indépendance minimale. Celle-ci est sensible partout en France, et même dans les rangs anarchistes. Dans tous les groupes que j’ai pu fréquenter, je n’ai jamais rencontré un seul camarade qui utilise le mot « philosophie » pour masquer ses convictions anarchistes comme le font les Américains, croyant sans doute que cela fait plus respectable. Pelloutier était en train d’insuffler un renouveau du mouvement syndicaliste révolutionnaire et les forces anarchistes s’y infiltraient. Dans les organisations ouvrières, la presque totalité des leaders étaient anarchistes. Les nouvelles tendances en matière d’éducation, représentées par l’Université populaire, reposaient presque entièrement sur des anarchistes qui avaient réussi à obtenir le soutien et la coopération d’universitaires dans tous les domaines, et organisaient des cours du soir dans toutes les disciplines scientifiques. Des classes entières d’ouvriers y assistaient. Les arts n’étaient pas pour autant oubliés. Zola, Richepin, Mirbeau et Brieux appartenaient à la littérature anarchiste au même titre que Kropotkine, ainsi d’ailleurs que les pièces magnifiques qui étaient à l’affiche du théâtre Antoine. Et les révolutionnaires semblaient mieux apprécier Meunier, Rodin et Steinlen que les bourgeois, qui pourtant se disent amateurs d’art. Visiter les groupes anarchistes, observer leurs efforts et l’avancement de nos idées en terre française était une véritable leçon pour moi.
Éducation, p. 124 [Paul Robin] était, me dit Victor, un des grands libertaires de l’éducation. Il avait acheté un vaste domaine, qui d’ailleurs n’était pas dans ses moyens, et y avait établi une école pour les déshérités. L’endroit s’appelait Sempuis. Robin avait ramassé dans les rues les enfants abandonnés, ainsi que les orphelins des asiles et les enfants prétendument « difficiles ». « Tu devrais les voir maintenant ! L’école de Robin est un exemple vivant de ce que l’éducation peu faire quand elle est basée sur la compréhension et l’amour de l’enfant. »
Nothomb (Amélie) 2000, Métaphysique des tubes, Albin Michel, Le Livre de Poche
⭐⭐⭐⭐
Note : 3.5 sur 5.
Résumé
Pendant les deux premières années de sa vie, Amélie s’était contentée d’une vie végétative, sans émotion, sans réaction, sans mouvement, les yeux ouverts mais sans regard. Puis, elle se mit à hurler, à brailler, à taper. Ses parents désemparés, invitent la grand-mère à les rejoindre au Japon pour observer ce bouleversement. La grand-mère amadoue l’enfant sauvage avec un bâton de chocolat blanc. Le goût éveille alors la sensibilité de l’enfant. La petite rattrape son retard et expérimente la vie avec sa nourrice japonaise qui l’adore comme une petite princesse. Elle perd peu à peu sa conviction d’être un Dieu, qu’elle avait gardée toute sa jeunesse de tube à nourriture et à vie, plein de suffisance.
Commentaires
L’impression d’être au centre du monde quand on est bébé est amenée par la comparaison du bébé-dieu (prolongement ou plutôt origine de l’enfant-roi). Très prolixe, la comparaison permet un filet allégorique : de la chute de l’Homme depuis le paradis ; des retournements étonnants : la première enfance, vie sans conscience ni sensibilité de « tube » est en fait un état de mort – ou mort de l’être humain – ; une interprétation de l’égocentrisme incorrigible de l’Homme. De même, l’image du tube permet de considérer l’absurdité de la vie : Dieu n’est Dieu que s’il est indifférent, l’Homme n’est satisfait qu’inconscient. Le tube est ainsi le stade de la vie où l’Homme est encore en adéquation avec la nature ou avec l’Un (la conscience serait ce qui décolle l’Homme de la nature, comme dans Les Animaux dénaturés, de Vercors). Cependant, Amélie Nothomb trouve dans cette vision épicurienne du Dieu indifférent une légèreté de la vie, une jouissance des sens et des instants.
Enfin, sa période anormalement prolongée à l’état de bébé suffisant lui permet un festival de commentaires humoristiques sur la situation, ainsi que des réflexions intéressantes sur la première jeunesse et l’éveil. En revanche, tout comme Sartre dans Les Mots, Amélie Nothomb a une fâcheuse tendance à vouloir prouver rétrospectivement et très artificiellement sa vocation d’écrivain. On pensera tout de même que le bébé a une vie sensuelle et psychologique probablement plus élaborée… avec des douleurs inexplicables, des frustrations inacceptables, une envie insatiable de faire comme les autres humains, saisir, marcher, parler… En cela, le développement stoppé de la petite Amélie, son apathie, est significatif d’une illusion rétrospective d’un temps idéal fantasmé, par opposition au mal-être de l’âge adulte conscient.
Passages retenus
p. 5-7 Dieu était l’absolue satisfaction. Il ne voulait rien, n’attendait rien, ne percevait rien, ne refusait rien et ne s’intéressait à rien. La vie était à ce point plénitude qu’elle n’était pas la vie. Dieu ne vivait pas, il existait. […] Il était impossible de remarquer le moment où Dieu avait commencé à exister. C’était comme s’il avait existé depuis toujours. Dieu n’avait pas de langage et il n’avait donc pas de pensée. Il était satiété et éternité. Et tout ceci prouvait au plus au point que Dieu était Dieu. Et cette évidence n’avait aucune importance, car Dieu se fichait éperdument d’être Dieu. […] Les seules occupations de Dieu étaient la déglutition, la digestion et, conséquence directe, l’excrétion. […] Dieu ouvrait tous les orifices nécessaires pour que les aliments solides et liquides le traversent. C’est pourquoi, à ce stade de son développement, nous appellerons Dieu le tube. […] Les tubes sont de singuliers mélanges de plein et de vide, de la matière creuse, une membrane d’existence protégeant un faisceau d’inexistence. […] Dieu avait la souplesse du tuyau mais demeurait rigide et inerte, confirmant ainsi sa nature de tube. Il connaissait la sérénité absolue du cylindre. Il filtrait l’univers et ne retenait rien.
p. 46-47 Qu’avaient-ils donc pensé que je faisais, dans mon berceau, pendant si longtemps, sinon mourir ma vie, mourir le temps, mourir la peur, mourir le néant, mourir la torpeur ? La mort, j’avais examiné la question de près : la mort, c’est le plafond. Quand on connaît le plafond mieux que soi-même, cela s’appelle la mort. Le plafond est ce qui empêche les yeux de monter et la pensée de s’élever. Qui dit plafond dit caveau : le plafond est le couvercle du cerveau. Quand vient la mort, un couvercle géant se pose sur votre boîte crânienne. Il m’était arrivé une chose peu commune : j’avais vécu ça dans l’autre sens, à un âge où ma mémoire pouvait sinon s’en souvenir, au moins en conserver une vague impression. Quand le métro sort de terre, quand les rideaux noirs s’ouvrent, quand l’asphyxie est finie, quand les seuls yeux nécessaires nous regardent à nouveau, c’est le couvercle de la mort qui se soulève, c’est notre caveau crânien qui devient un cerveau à ciel ouvert. Ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont connu la mort de trop près et en sont revenus contiennent leur propre Eurydice : ils savent qu’il y a en eux quelque chose qui se rappelle trop bien la mort et qu’il vaut mieux ne pas la regarder en face. C’est que la mort, comme un terrier, comme une chambre aux rideaux fermés, comme la solitude, est à la fois horrible et tentante : on sent qu’on pourrait y être bien. Il suffirait qu’on se laisse aller pour rejoindre cette hibernation intérieure. Eurydice est si séduisante qu’on a tendance à oublier pourquoi il faut lui résister.
Le visage froid du tueur ? ou le visage glacé de la victime désignée ?
Quand la société se cherche des bouc émissaires pour éviter de résoudre ses problèmes…
Tchéquie, 2022. Réalisé par Stepan Hulik (4 épisodes de 50’), diffusion Arte. Fiche Allociné.
⭐⭐⭐⭐
Note : 3.5 sur 5.
Pitch :
Une infirmière vieillissante, particulièrement aigrie et désagréable, est accusée d’avoir provoqué volontairement la fin de vie d’un patient, peut-être même d’autres…
Griffe de critique :
Rappelant par son titre français la pièce de théâtre et son adaptation en film « Doubt » de John Patrick Shanley, dans laquelle la culpabilité d’un prêtre accusé de pédophilie n’est jamais confirmée ni infirmée, laissant le spectateur dans un doute inconfortable. Ici, le doute est vite écarté, le titre original signifiant « soupçon » est ainsi très mal traduit (le marquetage et sa formation Franprix fait des dégâts même dans les secteurs intellos…). Peu importe ici la culpabilité du personnage (celle-ci admet qu’elle s’est peut-être trompé malencontreusement). C’est son comportement qui la rend suspecte tant aux yeux de ses collègues, de la police que du public. On est ainsi particulièrement proche de L’Étranger de Camus. Sa froideur et son insensibilité (qui sont en fait ici la conséquence normale d’une vie professionnelle et personnelle difficiles) invitent à la détester, à la rejeter, à la charger, à la condamner… Elle sert ainsi idéalement de bouc émissaire pour une société qui, en condamnant une coupable désignée, en la lynchant publiquement, fait semblant de croire à sa propre innocence alors même que l’immoralité flotte en toute évidence en plein milieu du corps social… On observe tel mécanisme social dans Au bagne d’Albert Londres ou dans les processus d’épuration d’après Seconde guerre mondiale (les femmes tondues), ou encore dans les procès d’animaux au Moyen-âge. Cette série nous montre une société qui se passionne pour une affaire criminelle, rêvant de charger une personne qu’on aime à détester (« the nigga you love to hate », comme le rappait Ice Cube) de tous les maux pour s’en délester soi-même comme un bouc émissaire qu’on offre en sacrifice. Et ainsi toute personne de se mêler, de cracher, et de respirer plus légèrement dans sa propre culpabilité (et en cela on pourra faire le lien avec Kafka, dont les livres ne cessent de faire émerger ce sentiment de culpabilité que tout le monde s’arrange toujours pour repousser dans les eaux profondes de l’inconscient).
Le Charles Manson de l’antiquité. Charlatanerie religieuse à l’état brut.
Lucien de Samosate 180(~), Alexandre ou le faux prophète, Les Belles Lettres, 2001
Traduit du grec ancien par Marcel Caster (Ἀλέξανδρος ἢ Ψευδόμαντις).
⭐⭐⭐⭐
Note : 3.5 sur 5.
Résumé
À la demande de son ami Celse, Lucien fait le portrait d’Alexandre, prophète de l’oracle d’Abonotique, qu’il a rencontré quelques années plus tôt. Derrière ce culte à mystères du dieu-serpent Glycon, devenu célèbre jusques à Rome, Lucien a découvert un personnage vile, avide d’argent et de pouvoir, qui a usé de trucs grossiers pour manipuler une population naïve et créer sa légende.
Aux habitudes parodiques de l’écrivain, à son profil épicurien anti-religion, les commentateurs ont longtemps voulu voir dans cette petite œuvre une caricature grossière, plutôt qu’un reportage sérieux sur un célèbre oracle des derniers siècles pré-chrétiens. Lucien s’est rendu sur place et s’est activement renseigné sur l’homme qu’il a rencontré, sur ses collaborateurs, ses clients, sur le fonctionnement de l’oracle. Si le ton satiriste est bien présent, la profusion de détails ne relève pas de l’extrapolation mais bien de l’enquête. L’oracle antique ne se limite pas à un essai plus ou moins vague de « divination » (tel que rendu célèbre par le mythe d’Œdipe). Les demandeurs viennent chercher conseil pour de multiples problèmes (périple, épreuve, dilemme, mal d’amour, maladie…), et dans un contexte polythéiste, ils cherchent surtout à comprendre à quel dieu s’adresser, comment, quelles actions et offrandes pour s’attirer la réussite, les démons favorables… La description que fait Lucien du fonctionnement de cet oracle (le prophète reçoit la confidence d’un demandeur et apporte une réponse adaptée) montre que ceux-ci n’agissent pas différemment des confesseurs chrétiens, des psychanalystes et des coaches modernes (des marabouts aussi). Si cet Alexandre agit en escroc fini, Lucien laisse entendre que d’autres peuvent être de bon conseil.
Mais le prophète acquiert un pouvoir sur les personnes qui font appel à lui, de par les secrets qu’ils lui livrent (d’autant plus avec sa célébrité). Connaissant leurs faiblesses, leurs ambitions, leurs déplacements, il peut les manipuler à sa guise. L’oracle d’Abonotique apparaît ainsi comme une secte et le « petit » Alexandre a tout d’un Charles Manson : enfance criminelle, prostitution, charisme, intelligence sociale, protection de personnalités importantes, culte du secret, fan club hystérique obéissant aveuglément, service sexuel des adeptes et femmes d’adeptes, diffamation de toute voix contradictoire, chantage, crimes par procuration, mégalomanie (il fait rebaptiser la ville et frapper monnaie à son effigie)… Pour un épicurien dénonçant partout les piège des superstitions, il est évident que tout oracle comme toute institution religieuse est une supercherie qui permet de détenir un pouvoir sur la population, d’acquérir ainsi des privilèges. Un tel portrait de charlatan peut-il être représentatif des autres oracles et cultes à mystère qui étaient à la mode dans l’antiquité (Delphes, Eleusis, Mithra…) ? Ainsi, Alexandre ne serait pas un « faux prophète » mais simplement un prophète comme un autre, comme le Tartuffe première version de Molière qui n’était initialement pas un « imposteur » ou faux dévot, mais un « hypocrite », c’est-à-dire le dévot par excellence, dont l’attitude religieuse ne sert qu’à acquérir un pouvoir pour manipuler, s’enrichir et assouvir ses vices…
Ce que dénonce le plus violemment Lucien, c’est l’usage de tout le décorum, les effets spéciaux qui trompent sur le réel pouvoir de simples hommes à capter le divin. Les dieux, si dieux il y a, sont pour les épicuriens loin de l’homme, insaisissables, indifférents à nos actions. Dans une civilisation qui fait reposer l’autorité du pouvoir, sa légitimité, sur le sacré du religieux, on peut comprendre que de telles entreprises, quel que soit leur degré de malversation, aient eu l’épicurisme comme ennemi mortel… Et que, à l’image d’Alexandre le charlatan, ils aient partout cherché à éliminer un courant de penser si dénonciateur du sacré. On pourrait faire le lien ici avec la pensée d’Illich sur les institutions (cf. La Convivialité) : tendant à rendre sacrées et donc intouchables, indiscutables certaines choses, elles laissent un espace pour l’abus de pouvoir, l’arnaque, la manipulation…
Passages retenus
#16, p. 23 Maintenant figure-toi une petite chambre, pas très claire, ne recevant qu’une lumière avare, et une foule, très mêlée, de gens bouleversés, sidérés à l’avance, tout exaltés par l’espoir : dès l’entrée, ils étaient frappés (il y avait de quoi !) par ce miracle que le minuscule serpent des jours précédents leur apparût, si peu de temps après, comme un dragon immense, et qui plus est, avec une tête humaine et apprivoisé. Mais déjà ils étaient poussés vers la sortie, et avant d’avoir pu regarder les détails ils étaient chassés par l’afflux des entrants : on avait pratiqué juste en face de la porte une autre ouverture pour la sortie. C’est ce qu’avaient fait, dit-on, les Macédoniens à Babylone, lors de la maladie d’Alexandre, quand il était déjà très mal et que la foule, grouillant autour du palais, voulait le voir pour lui dire un dernier adieu. Et le forban ne se contenta pas de faire une fois cette exhibition ! Il paraît qu’il l’a répétée souvent, surtout quand il arrivait des contingents tout frais de riches pèlerins.
Coaching, conseils en placement et anathèmes, #22, p. 29 Il vaticinait donc et prophétisait, montrant dans ce métier la plus grande intelligence, combinant le hasard de la conjecture et la réflexion logique. Ses réponses étaient tantôt obliques et équivoques, tantôt franchement inintelligibles, car il estimait que l’obscurité totale était aussi une loi du genre oraculaire. Il retenait ou encourageait ses clients, selon l’hypothèse qui lui semblait la meilleure. À d’autres il ordonnait des traitements et des régimes, car il connaissait, comme je l’ai dit au début, beaucoup de drogues utiles. Il tenait en grand honneur ses « cytmides », nom qu’il avait forgé pour un onguent fortifiant à base de graisse d’ours. Mais si on lui parlait d’espérances, d’avancement, d’héritages, il en renvoyait toujours la réalisation à plus tard, en ajoutant : « Tout cela n’arrivera qu’au moment où je le voudrai, quand mon prophète Alexandre me l’aura demandé et m’aura prié pour vous. » Le prix fixé pour chaque oracle était une drachme et deux oboles. Ne crois pas que ce fût peu [un journalier touchait quatre oboles par jour…], mon cher, et qu’il n’en tirât que de chétives ressources. Il ramassait dans les 70 000 à 80 000 drachmes par an, car ses clients insatiable lui demandaient de ses oracles par dix et quinze à la fois. Il est vrai que l’argent n’était pas pour lui seul. Il ne thésaurisait pas. Il avait déjà autour de lui une multitude d’auxiliaires : domestiques, informateurs, rédacteurs d’oracles, archivistes, scribes, scelleurs, interprètes, tous payés selon leur importance. Déjà il envoyait jusqu’à l’étranger des émissaires chargés de faire de pays en pays une célébrité à l’oracle. Ils avaient pour mission de raconter qu’il signalait à l’avance et faisait retrouver les esclaves en fuite, découvrait les voleurs et les brigands, faisait déterrer les trésors, guérissait les malades, et déjà même avait ressuscité plusieurs morts. Alors, ce fut la ruée et la bousculade. On venait de partout. […] Mais beaucoup de gens sensés, une fois cuvée, si je puis dire, cette profonde ivresse, se groupèrent contre lui, surtout les confréries d’épicuriens. Dans les villes, on surprenait peu à peu le secret de toute cette sorcellerie, on découvrait la mise en scène de la farce. Alors Alexandre joue de l’épouvantail. Il lance un oracle contre les incrédules : « Le Pont était rempli d’athées et de chrétiens qui osaient répandre sur lui les pires calomnies. Il ordonnait de les chasser à coups de pierres, si l’on voulait conserver la faveur du dieu. »
Héraclite d’Éphèse -500(~), Fragments recomposés (présentés dans un ordre rationnel par Marcel Conche), PUF, 2017
Traduit du grec ancien et commenté par Marcel Conche.
⭐⭐⭐⭐
Note : 4 sur 5.
L’auteur : Héraclite d’Éphèse (-544 -480)
Ayant vécu selon les témoignages lointains la plus grande partie de sa vie à Éphèse, il serait semble-t-il d’une famille importante. Élitiste, antidémocratique, initié aux mystères (sans doute ceux de la secte de Pythagore) mais considérant les croyances comme superstitions confortables et mensongères, connaît parfaitement les systèmes philosophiques de son temps mais les désapprouve violemment, malgré l’influence de sa pensée, il ne semble pas avoir fait école. Il est dit qu’il n’aurait écrit qu’une œuvre mais cela apparaît totalement contradictoire vu l’influence qu’il a vraisemblablement exercé sur les pensées de Socrate ou même d’Épicure. Personnage volontiers énigmatique et provocateur, solitaire, resté célèbre pour cela, il est peut-être plus plausible qu’il est été bien davantage acteur de son temps que ne le veut la légende, peut-être ayant eu des responsabilités politiques, ayant été reçu dans d’autres cités grecques… Il dit avoir cherché à connaître les choses par lui-même, sans intermédiaires, ce qui nécessite voyages et rencontres. La venimosité du verbe et l’acrimonie de l’orgueilleux vieillissant ont sans doute occulté le reste, tout comme la haine qu’il a semble-t-il nourri contre l’évolution marchande de la cité d’Éphèse.
Compte-rendu
Marcel Conche réorganise les fragments de la philosophie d’Héraclite, afin de constituer un ensemble logique où les pensées sur un même thème se répondent et s’appellent :
– Critique sur les connaissances existantes : Héraclite s’inscrit dans l’histoire de la pensée mais pose les limites des philosophies existantes (qui n’ont pas compris la complémentarité des forces contraires) et dénonce les leurres des croyances religieuses. – Méthode de réflexion employée : se chercher soi-même, penser avec rigueur, privilégier l’observation des phénomènes, l’expérimentation par soi-même à la connaissance par intermédiaire, avoir le courage et la volonté d’aller chercher la connaissance par-delà le déjà-connu et le rassurant. – Thèses principales : les lois du monde sont difficiles à accepter ; le temps (et donc la succession des choses) sans raison morale mais implacablement logique, destructeur et constructeur, jamais identique et pourtant cyclique ; la nature du monde repose sur une perpétuelle explosion créatrice des contraires ; les savoirs sont tout à fait relatifs et peuvent donc se renverser selon le point de vue ; l’opposé doit toujours être pris en compte et amène au contraire de l’harmonie ; ainsi le monde se fait et se défait en même temps, conservant toujours l’équilibre malgré ou par les changements d’état du feu qui représente cette vie aussi bien destructrice que créatrice. Comme la nature, l’âme est un élément qui peut être animé du feu vital ou humidifié, mou sans énergie ; il faut donc entretenir ce feu pour étendre le terrain de l’âme et de la compréhension (la pensée nécessite donc une vie physique bien contrôlée). – Applications politiques : il ne faut pas se heurter et s’épuiser à lutter contre les fantômes, à raisonner des avec des capricieux qui refusent de penser, à récuser des maîtres en illusions, le grand nombre ne sait pas ce qu’il veut, est pris dans l’attrait du bonheur facile, dans des passés fantasmés, dans les opinions forgés dans sa jeunesse ; la politique doit être décidée par les meilleurs, des philosophes qui doivent assumer et diriger ; le peuple doit s’en remettre à eux et défendre jusqu’au bout la direction choisie par ces meilleurs. C’est ce qui fait la force et fait taire les dissensions. L’état ne doit pas être soumis aux marchands comme dans la ville d’Éphèse. Le philosophe a ses limites : il est le meilleur mais il ne sait pas tout, il n’est pas infaillible, doit rester humble et ne pas être considéré comme un dieu.
Commentaires
« On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve » et la pensée en éclats des présocratiques en est un, comme le suggère Marcel Conche dans sa préface. La baignade y est jouissive pour le chercheur qui peut passer toute sa carrière à fantasmer la reconstruction de la pensée perdue de mille manières différentes, comme les archéologues et préhistoriens les sociétés anciennes à partir de poussières de pierre et d’os… Comme la pensée en aphorismes de Nietzsche (qui en est quelque part une imitation), les fragments d’Héraclite amènent le lecteur – comme le chercheur – à se faire enquêteur – ou mieux praticien de l’archéologie expérimentale de la sagesse – pour se mettre à la place du penseur, imiter les mouvements de sa pensée pour essayer d’en rebâtir la splendeur… Or, se couler avec effort dans un moule de pensée étranger à soi, c’est avoir bientôt l’impression d’avoir élaboré soi-même cette pensée, avec intelligence… Une technique rhétorique revendiquée par les symbolistes et décadents de la fin du XIXe cultivant volontiers l’obscurité de la pensée… (cf. L’Idéalisme, de Remy de Gourmont)
Rompant avec les habitudes de classement scientifique, ainsi qu’avec la prudence et le détachement de la posture de chercheur, Marcel Conche se fait continuateur et co-penseur. Ses commentaires se présentent comme des explications ou raisonnements développés qu’aurait pu apporter Héraclite (s’il parlait avec la voix et l’univers de pensée de Marcel Conche) à la suite des fragments qu’on a gardés de lui, ceux-ci agissant dès-lors comme des titres ou sentences coup-de-poing (qui continuent de passer quelque chose de l’attitude d’Héraclite de conquérant impitoyable de la pensée), condensant le trésor de pensée dans de petits coffres poétiques que le disciple Conche a simplement ouverts. Sa parole, sans circonvolutions jargonnantes ni dogmatisme, présentant uniquement et simplement une lecture possible, n’étouffe jamais celle du maître et laisse place à d’autres errements interprétatifs.
Outre la forme poétique et rhétorique, Nietzsche a clairement repris cette attitude d’Héraclite, farouchement individualiste et hargneux, aristocrate de la pensée, et sa critique radicale de la morale comme obstacle à la recherche de la vérité (cf. Par delà le bien et le mal). Héraclite fut sans doute un initié de l’école pythagoricienne. S’il lui reste une certaine culture de la langue énigmatique, de la vérité difficile d’accès qui doit se mériter, il est clair qu’il rejette violemment le mysticisme, l’aspect sectaire et religieux du groupe, et tout encombrement de la préoccupation morale dans la quête de connaissance et dans la cosmogonie. On le dit disciple de Hippase de Métaponte, pythagoricien renégat (aurait révélé certains secrets de la secte) qui lui aurait soufflé le principe du feu. C’est sans doute par ce réseau pythagoricien et anti-pythagoricien que sa pensée aurait circulé, en dépit de son attitude. Héraclite rejette quelque part le côté collectif de Pythagore, au profit de l’individuel. Sa cosmologie sans dieu, son temps sans raison morale, son rationalisme radical, conservent quelque chose de fondamentalement moderne qui se retrouve dans l’épicurisme, lequel renoue en revanche avec la convivialité de l’école pythagoricienne, comme communauté de partage, la philosophie comme mode de vie, recherche de l’éthique, régime alimentaire…
Passages retenus
XVIII 33 (20 Diels-Kranz), p. 35 Étant nés, ils veulent vivre et subir leur destin de mort, ou plutôt trouver leur repos, et ils laissent après eux des enfants, destins de mort à naître.
Les nombreux, comme vitalement fatigués, se bornent à vivre une vie de répétitions, dans l’attente passive et résignée de la mort comme d’un fait inéluctable mais inessentiel, de sorte que la vie pourrait continuer sans elle. Ils croient que la vie et la mort sont des contraires séparables. Ils ne voient pas que transvaluer la mort est la condition pour que la vie ne soit pas un morne recommencement mais une vie vraiment vivante, c’est-à-dire inventive. Les nombreux travaillent, produisent des objets périssables, mais n’ont pas le projet de s’illustrer par la mort immortalisante, ou de vaincre la mort par l’oeuvre impérissable. Les nombreux se multiplient. Ils laissent après eux des enfants qui sont « les enfants de [leurs] parents ». Ne comprenant pas que la mort est un bienfait et une chance qui oblige la vie à inventer l’esprit, ils vivent comme des endormis et des rassasiés, « repus comme du bétail ».
XXIX 44 (5 DK), p. 47 Ils se purifient en vain par le sang lorsqu’ils sont souillés par le sang, comme si quelqu’un ayant marché dans la boue se lavait avec la boue : il semblerait être fou si quelque être humain le remarquait en train d’agir ainsi. Et ils font des prières à des statues comme quelqu’un qui parlerait à des maisons, ne connaissant en rien ce que sont les dieux et les héros.
[…] Les petits mystères [d’Éleusis] étaient précédés d’une purification (καθαρμοσ), laquelle a gardé son secret. Héraclite songe surtout à la purification du meurtrier. Oreste, souillé du sang de sa mère, qu’il a tuée, est purifié par le sang d’un jeune porc qui coule sur ses mains. Ainsi « la souillure (μιασμα) du matricide est lavée » (Eschyle, Euménides) – lavée par la volonté d’Apollon, dieu de la purification. Mais pour le rationalisme d’Héraclite, Apollon n’est qu’un être mythique, le sang n’a aucune vertu symbolique ou mystique.
XLIII 7 (2 DK), p. 59 Alors que le discours vrai est universel, les nombreux vivent avec la pensée comme une chose particulière.
XLIV 9 (89 DK), p. 60 Héraclite dit qu’« il y a pour les éveillés un monde unique et commun », mais que « chacun des endormis se détourne dans un monde particulier. »
LXXXIX 12 (75 DK), p. 98 Les dormeurs sont co-ouvriers de ce qui se fait dans le monde.
Après les dormeurs au sens propre, voici les dormeurs au sens figuré. Ce sont des éveillés mais qui rêvent. Ils partagent leurs rêves collectifs – que sont leurs superstitions, leurs croyances religieuses, leurs morales traditionnelles, leurs utopies politiques ou autres. Ils sont « ouvriers » parce que, par l’éducation, ils transmettent leurs croyances, de sorte que leurs convictions, avec les actions qui en dérivent, se retrouvent dans les choses du monde.
CIII 123 (9 DK), p. 108 Les ânes choisiraient la paille plutôt que l’or.
[…Héraclite] laisse entendre que l’or est une fausse valeur. Or, qui accorde une grande valeur à l’or ? « les hommes », c’est-à-dire le peuple, les nombreux, non le philosophe. On reconnaît ici une intention critique à l’égard du commun des humains qui font le choix de valeurs convenues. Il leur donne en exemple l’âne qui, avec raison, préfère la paille à l’or. Il ne s’agit pas d’imiter l’âne, mais de trouver la « paille » qui nourrit.
CVI 116 (8 DK), p. 110 L’opposé, utile : à partir des différents, la plus belle composition.
[…] La diversité, la variation contribuent à la beauté. Leibnitz disait que dans une forêt, il n’y a pas deux feuilles identiques. Supposons-les identiques : que deviendrait la beauté de la forêt ? Imaginons que toutes les jeunes filles soient très belles. Que devient la beauté de Pierrette qui n’est que la copie de toutes les autres ? La beauté suppose la dissemblance. Dans une ville, si toutes les maisons se ressemblent, le quartier n’est pas beau.
CXXX 15 (70 DK), p. 139 Jouets d’enfants, les opinions humaines.
[…] Pour Héraclite, les opinions qui sont de vains préjugés ne sauraient être celles des aristoi, à l’âme sèche ; ce sont celles des polloi, à l’âme humide. Ils ont été les « enfants de leurs parents ». Ceux-ci leur ont transmis leurs croyances et leurs opinions, que, devenus grands, ils ont gardées, auxquelles ils tiennent obstinément et jalousement, comme les enfants à leurs jouets.
CXXXVIII 24 (35 DK), p. 144 Il faut, oui tout à fait, que les hommes épris de sagesse soient juges dans les affaires de la cité.
Accorder sa confiance au sage, CXXXIX 59 (33 DK), p. 145 La loi, c’est aussi d’obéir à la volonté d’un seul.
On peut entendre que dans une monarchie absolue ou une dictature, la loi – l’impératif – est d’obéir à la volonté d’un seul. Il ne s’agit ici rien de tel. L’obéissance n’est pas due à un n’importe qui parce qu’il a pris le pouvoir, ce « n’importe qui » fût-il le dirigeant d’un parti politique. Elle est due à celui à qui les concitoyens d’une cité, lassés d’un état d’anarchie, comme à Sparte, ou de lois trop rigoureuses, comme à Athènes (lois draconiennes), demandèrent une constitution : elle est due au sage législateur.
Andras (Joseph) 2022, Pour vous combattre, Actes Sud
⭐⭐⭐
Note : 2.5 sur 5.
Résumé
La contre-révolution vendéenne gagne du terrain. À l’Assemblée, après que les Montagnards furent exécutés, malgré des différences de caractère, tout le monde est d’accord sur la ligne dure. Mais lorsque que la révolte est écrasée au Mans, la fracture se creuse entre ligne radicale d’Hébert exprimée dans son journal Le Père Duchesne et celle plus modérée de Camille Desmoulins et de son Vieux Cordelier. Robespierre joue de sa stature pour calmer les esprits, défendant Camille Desmoulins sans pouvoir adopter la position de son ami, car ce serait s’opposer au mouvement même de la Révolution…
Commentaires
Donner vie, corps, sensations, poésie, à un moment historique, Andras s’inscrit dans une tendance au roman historique représentée par Éric Vuillard (La Guerre des pauvres) ou Jérome Ferrari (Le Principe)… Comme eux, Andras utilise cette écriture de l’hypothétique (peut-être que, j’imagine que…), le conditionnel, la modalisation, pour re-matérialiser cette réalité perdue entre les sources sans basculer dans la fiction, pour tenter de trouver le pourquoi. Pourquoi cette dérive de l’élan social, humain, progressiste et démocratique des premières années, par quelle raison incompréhensible le merveilleux bouillonnement intellectuel tourne-t-il à la déraison ? Cette révolution du peuple, cet idéal d’un monde autre qui ne serait plus dominé par les puissants, se voit entaché et décrédibilisé… Comme chez Vuillard, le sujet s’inscrit dans l’histoire des luttes sociales. Mais la Révolution française, la guerre de Vendée et l’emportement de la Terreur, sont des « épisodes » extrêmement connus, étudiés à l’école jusqu’à écœurement et abondamment traités par le cinéma (pensons au superbe Danton de Andrzej Wajda)…
Retrouver la tension des événements, la pression des idées, le charisme et la corporalité des hommes et femmes, c’est retrouver le conditionnement qui a expédié les acteurs au tragique. Le récit se rapproche d’ailleurs des tragédies politiques d’un Corneille, avec ce nœud qui se resserre sur un destin couru d’avance, les numéros du Vieux Cordelier comme un compte non à rebours pour la chute de la guillotine. Le triangle Desmoulins, Robespierre, Hébert, représente ce dilemme même de la révolution, entre appel à l’humanité, à la modération, à la sagesse et détermination politique totale, folie du renversement. Mais peut-être qu’Andras s’est trompé de personnage, se focalisant sur Desmoulins le modéré, le journaliste, l’humaniste, le célèbre (joué par François Cluzet dans l’excellente série documentaire La Révolution française), alors que l’hésitation – et donc la charge de maintenir l’équilibre – est toute entière sur la personne de Robespierre (mais peut-être intouchable, moins transparent…). Le développement d’Hébert, moins connu, restant en arrière-plan, aurait également permis de saisir la pression qui pèse sur l’Assemblée… Andras semble éviter soigneusement le terrain du politique pour rester dans l’humain et sa poésie de marionnette… On a dès lors l’impression d’une succession de tableaux déjà-vus, images d’Épinal, exercices de style sans motivations ni cohérence, passages obligés : boucherie de la guerre, l’écrivain en famille et à sa table de réflexion, l’orateur à l’Assemblée… Le titre sonnait comme appel à reprendre le combat révolutionnaire contre le monde injuste des puissants, de l’argent, du financier, de l’exploiteur, qui ont repris le contrôle, leur routine, aussitôt que les forces démocratiques, humanistes, populistes, ont cessé de s’accorder.
Passages retenus
Exercice de style sur l’horreur de la guerre, p. 46 Un témoin songe en cet instant que l’enfer vomit ses furies : tout ce qui respire crève tout ce qui respire. On ne sait plus ce qu’on tue, pour peu qu’on ne soit pas tué. Bientôt, on croit qu’il pleut du sang. Toute la vie sur Terre paraît avoir été jetée en cet endroit pour disparaître. Voici que l’espèce qui dénicha le verre soufflé, le Sauveur en or sur bois et la grammaire latine en caractères mobiles déchire de ses sabres les seins des femmes et fouille de ses balles le ventre des enfants. Il n’est plus d’humains ni d’animaux, plus de frontière philosophique dressée entre les populations, uniquement des corps en vrac qu’on piétine pour gagner un peu d’air : à peine le visage enfoncé d’un vieil homme se révèle-t-il sous vos pieds qu’il se voit englouti sous la panse ouverte d’un cheval ; à peine se demande-t-on pourquoi un bœuf expire ici qu’un cerveau brûlé vous couvre le visage. À minuit, la ville semble se taire enfin. Puis au matin reprend l’enfer.
Portrait, pompe et image d’Épinal, p. 58 Je ne veux rien inventer – ou seulement, s’il le faut, la couleur des oiseaux. Mais il me plaît d’imaginer Desmoulins, cette journée rendue au regard de la lune, à sa table de bureau. Ses cheveux longs et bruns tombent sur ses épaules et au devant, barbouillant son visage d’ombres légèrement mobiles. Une bougie tremble. Autour de lui, les livres dominent l’espace. Rousseau et Montesquieu figurent en œuvres complètes sur les étagères ; ses écrits invendus s’entassent les uns sur les autres ; des gravures content, aux murs, la démocratie qui s’invente jour après jour. Une surprenante démocratie, certes : on refait le monde sans la moitié qui le compose. En tout révolutionnaire un homme semble veiller au grain.