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Regarde ta face : Roberto Zucco, de Koltès (théâtre)

Les Lumières du crime

Bernard-Marie Koltès (1988), Roberto Zucco, Minuit, 1990.

Note : 4 sur 5.

Inspiré par la vie du tueur en série Roberto Succo.

L’auteur : Bernard-Marie Koltès (1948-1989)

Né à Metz, d’une famille bourgeoise. Père militaire absent.
Enseignement jésuite axé sur la rhétorique, dans un pensionnat. Musique, piano.
Coup de foudre pour le théâtre devant une représentation de Médée d’Euripide, jouée par Maria Casarès. Entre un temps au théâtre national de Strasbourg, avant de créer sa compagnie, le Théâtre du Quai.

Premières pièces expérimentales, sans succès, puis style plus narratif à partir de Combat de nègre et de chiens (79). Passionné par Shakespeare, Marivaux et Tchékhov, il se veut en rupture avec la mise en scène réaliste autant qu’avec la distanciation brechtienne. Il meurt du SIDA en 89.

Résumé

Roberto Zucco s’est échappé de prison. Il a été condamné pour le meurtre de son père et voilà que la première chose qu’il fait en sortant, c’est d’aller réclamer son treillis à sa mère puis de la tuer. Ensuite, il dépucelle une jeune fille prisonnière de son frère puis tue un commissaire dépressif. Zucco est-il fou ? est-il trop sensible ?

Commentaires

Koltès s’est inspiré ici d’un fait divers qui a choqué à cette époque : le tueur fou Roberto Succo qui tue ses parents, s’échappe de prison, tue au hasard des rencontres alors même qu’il noue une relation amoureuse, se fait filmer sur le toit de la prison, en caleçon, provoque l’hélicoptère et les gardes. Le comportement de Roberto Succo est profondément inexplicable d’un point de vue moral (là où certains crimes peuvent être intéressés, ou bien conséquence de colère, vengeance ou autre sentiment négatif). Ce furieux surgissement de la violence, fait peur, paralyse la pensée d’incompréhension. De nombreux dramaturges et romanciers se sont inspirés de faits divers (Genet avec Les Bonnes, Flaubert avec Madame Bovary…). Marguerite Duras a traité deux fois un même fait divers (Les Viaducs de la Seine-et-Oise en théâtre, l’Amante anglaise sous forme romancée), et avoue avoir été guidée par le besoin de comprendre pourquoi, pourquoi cette violence inouïe.

Mais Koltès s’inspire aussi librement d’Hamlet. La première scène où les gardes aperçoivent Zucco qui s’échappe, apparition fantomatique comme celle du père d’Hamlet qui réclame vengeance dans la première scène de la pièce de Shakespeare. Comme dans Hamlet, le père de Zucco est déjà mort avant le lever de rideau. Hamlet est un questionnement sur la vengeance, l’appel du sang vengeur et destructeur contre la morale humaine, le compromis… C’est bien le questionnement qu’on pourrait retrouver dans ces faits divers où la violence semble avoir écarter toute morale. La violence est normalement une réaction contre autre chose, une injustice, une douleur, donc quelque part une vengeance. D’où cette référence.

Cependant, ici, c’est Zucco qui a tué son père. Contre quoi donc se vengerait-il encore ? Ses parents qui l’auraient rejeté (nombre d’éléments de la pièce pourraient faire penser à l’homosexualité du personnage ou à une relation incestueuse : la relation très ambiguë à la mère, le goût de Zucco pour la laverie automatique, l’avis des prostituées…) ? Vengeance contre la société, contre le monde entier ? Violence gratuite contre rien ? Choqué par les agissements de ce tueur en puissance, sans limites, sans pitié, Koltès interroge en mettant son personnage dans diverses situations. L’explication psychologique n’est bien-sûr pas satisfaisante. La mère semble se forcer à croire à une folie de son fils pour expliquer son action. Cette explication est trop souvent une excuse pour ne pas chercher de responsabilité, d’explication logique qu’on ne veut pas voir. La mère ne comprend pas ce qu’est venu chercher son fils, ses intérêts, et le dialogue est rompu. Ce refus de voir ce qui ne va pas, c’est peut-être ce qui fait réellement basculer Zucco dans le meurtre. Refuse-t-elle de voir l’image oedipienne de son fils qui a tué le père – était-il aimé de la mère ? – et qui semble entretenir des relations très douteuses avec sa mère ? Zucco a-t-il donc comme Oedipe l’envie de punir et se détruire ?

« Le monstre » est également une explication donnée couramment face à des crimes inexplicables moralement. Or le personnage de Zucco s’en prend-il pour autant à des bonnes personnes innocentes et irréprochables ? Non (il épargne les personnages qui ne le jugent pas). Le monde y est décrit comme mauvais, sale, les valeurs sont le plus souvent inversées, à l’image du policier sortant d’une maison close, qui semble mépriser la vie, aspirer à la mort, à l’image de la famille de la jeune fille, le rôle protecteur-persécuteur du frère, à l’image des héros couverts de sang, à l’image du fils qui moque sa mère… Un monde où ce sont finalement les prostituées qui paraîtraient presque comme les plus honnêtes et innocentes, qui regardent Zucco comme un enfant inoffensif. Zucco est d’ailleurs à rapprocher de la jeune fille innocente qui sera vendue à la maquerelle par son frère, au prétexte qu’elle aurait été salie. La famille qui ne comprend pas, l’alcool, les disputes, le rôle social attendu et écrasant l’innocence, encore plus choquant que l’acte de détournement de la jeune fille par Zucco. Elle devient le miroir de Zucco, figure comme lui de révolte contre la famille, et pourtant va le perdre en donnant son nom.

Koltès lance différentes interprétations sans jamais trancher, sans jamais refermer son personnage, qui jusqu’à la fin de la pièce, sera hors d’atteinte bien que terriblement proche de tous les maux qu’on lui prête, paradoxe qui culmine dans la dernière scène où Zucco est surélevé, brillant face au soleil, intouchable et proche de la chute.

Si Zucco est sensible et ne tue pas les gens perdus et fragiles, c’est bien un personnage de sang, comme Hamlet. N’est-il pas en cela un héros, comme il le dit lui-même, un héros ayant toujours du sang sur les mains ? Il existe par ses actes et paroles. Il se recrée lui-même, ayant rompu avec la société qui lui avait imposé un rôle. Le tueur aurait-il comme objectif de réécrire, de désécrire, de déformer la réalité qui est la sienne ?

Malgré la gravité des faits, le caractère de comédie semble l’emporter sur le tragique. Les dialogues font toujours surgir le quotidien, absurde rencontre entre le trivial et ce qui est peut-être le plus fort de l’intime, ces sentiments qui font naître la colère, l’amour, la folie et les actes les plus puissants et graves que sont le meurtre. Le spectateur ne peut qu’être mis à distance (à la manière de Brecht) et suspendre ses émotions premières, peur, antipathie, contre le meurtrier. Toutefois, le but n’est pas d’en arriver à un jugement froid des actes de Zucco (rien, pas même le meurtre du mauvais flic est excusable). Au détour de ces dialogues anodins, de ces mensonges, et même derrière ceux-ci, surgit un sens fort, une charge émotionnelle, une charge d’intensité de vie.

Passages retenus

p. 28 : « L’INSPECTEUR. – Je suis triste, patronne. Je me sens le cœur lourd et je ne sais pas pourquoi. Je suis souvent triste, mais, cette fois, il y a quelque chose qui cloche. D’habitude, lorsque je me sens ainsi, avec le goût de pleurer ou de mourir, je cherche la raison de cet état. Je fais le tour de tout ce qui est arrivé dans la journée, dans la nuit et la veille. Et je finis toujours par trouver un événement sans importance qui, sur le coup, ne m’a pas fait d’effet, mais qui, comme une petite saloperie de microbe, s’est logé dans mon cœur et me le tord dans tous les sens. Alors, quand j’ai repéré l’événement sans importance qui me fait tant souffrir, j’en rigole, le microbe est écrasé comme un pou par un ongle, et tout va bien. Mais aujourd’hui j’ai cherché ; je suis remonté jusqu’à trois jours en arrière, une fois dans un sens et une fois dans l’autre, et me voilà revenu maintenant, sans savoir d’où vient le mal, toujours aussi triste et le cœur aussi lourd.
LA PATRONNE. – Vous tripatouillez trop dans les cadavres et les histoires de maquereaux, inspecteur.
L’INSPECTEUR. – Il n’y a pas tant de cadavres que cela. Mais des maquereaux, oui, il y en a beaucoup trop. Il vaudrait mieux davantage de cadavres et moins de maquereaux.
LA PATRONNE. – Moi, je préfère les maquereaux ; ils me font vivre et ils sont bien vivants
L’INSPECTEUR. – Il faut que je m’en aille, patronne. Adieu.
Zucco sort d’une chambre, ferme sa porte à clé.
LA PATRONNE. – Il ne faut jamais dire adieu, inspecteur.
L’inspecteur sort, suivi de Zucco. »
p. 46 : « UNE PUTE (s’approchant de Zucco pour le relever). – Ne cherche plus la bagarre. Ta belle gueule est déjà bien abîmée. Tu veux donc que les filles ne se retournent plus sur toi ? C’est fragile, une gueule, bébé. On croit qu’on l’a pour toute la vie et tout d’un coup, elle est bousillée par un grand connard qui n’a rien à perdre pour sa gueule à lui. Toi, tu as beaucoup à perdre, bébé. Une gueule cassée et toute ta vie est fichue comme si on t’avait coupé la queue. Tu n’y penses pas avant, mais je te jure que tu y penseras après. Ne me regarde pas comme cela ou je vais pleurer ; tu es de la race de ceux qui donnent envie de pleurer rien qu’à les regarder. »
p. 36 : « ZUCCO. – Je suis un garçon normal et raisonnable, monsieur. Je ne me suis jamais fait remarquer. M’auriez-vous remarqué si je n’étais pas assis à côté de vous ? J’ai toujours pensé que la meilleure manière de vivre tranquille était d’être aussi transparent qu’une vitre, comme un caméléon sur la pierre, passer à travers les murs, n’avoir ni couleur ni odeur ; que le regard des gens vous traverse et voie les gens derrière vous, comme si vous n’étiez pas là. C’est une rude tâche d’être transparent ; c’est un métier ; c’est un ancien, très ancien, rêve d’être invisible. Je ne suis pas un héros. Les héros sont des criminels. Il n’y a pas de héros dont les habits ne soient trempés de sang, et le sang est la seule chose au monde qui ne puisse pas passer inaperçue. C’est la chose la plus visible au monde. Quand tout sera détruit, qu’un brouillard de fin du monde recouvrira la terre, il restera toujours les habits trempés de sang des héros. Moi, j’ai fait des études, j’ai été un bon élève. On ne revient pas en arrière quand on a pris l’habitude d’être un bon élève. Je suis inscrit à l’université. Sur les bancs de la Sorbonne, ma place est réservée, parmi d’autres bons élèves au milieu desquels je ne me fais pas remarquer. Je vous jure qu’il faut être un bon élève, discret et invisible, pour être à la Sorbonne. Ce n’est pas une de ces universités de banlieue où sont les voyous et ceux qui se prennent pour des héros. Les couloirs de mon université sont silencieux et traversés par des ombres dont on entend même pas les pas. Dès demain, je retournerai suivre mon cours de linguistique. C’est le jour, demain, du cours de linguistique. J’y serai, invisible parmi les invisibles, silencieux et attentif dans l’épais brouillard de la vie ordinaire. Rien ne pourrait changer le cours des choses, monsieur. Je suis comme un train qui traverse tranquillement une prairie et que rien ne pourrait faire dérailler. Je suis comme un hippopotame enfoncé dans la vase et qui se déplace très lentement et que rien ne pourrait déplacer du chemin. Ni du rythme qu’il a décidé de prendre. »

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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