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Remue-méninges : Lettres persanes, de Montesquieu

La fiction littéraire comme outil de formation intellectuelle

Montesquieu 1721, Lettres persanes, t. I et II, Lemerre, 1873

Note : 4 sur 5.

Résumé

Usbek et Rica, deux princes persans, sont partis d’Ispahan pour un grand voyage en occident. Ils arrivent notamment à Paris. Ils écrivent leurs impressions de voyage et réflexions à leurs amis, restés à Ispahan ou à Smyrne. Le séjour se prolonge de longues années mais Usbek reçoit de mauvaises nouvelles de son sérail où ses femmes et ses eunuques semblent se disputer en son absence.

L’auteur : Montesquieu, Charles-Louis de Secondat (1689-1755)
D’une famille de magistrats, grandit au château de la Brède, près de Bordeaux. Ses parents lui choisissent un mendiant comme parrain. Il fait son droit et entre au parlement de Bordeaux. Il se marie à une protestante en 1715 et hérite de la fortune et du titre de son oncle, le baron de Montesquieu.
Il est d’abord passionné de science et collabore fréquemment avec l’Académie de Bordeaux. Cependant, la vie politique foisonnante de la monarchie constitutionnelle du Royaume-Uni, née la même année que lui, puis la fin du règne de Louis XIV lui font s’intéresser à la politique. Ses premières réflexions prennent la forme surprenante d’un roman épistolaire, Les Lettres persanes (1721).
Après avoir vendu sa charge et avoir été élu à l’Académie française (1728), il fait de nombreux et longs voyages en Europe et s’initie à la franc-maçonnerie (1730). De retour en France, il publie ses recherches et analyses politiques dans Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734), puis dans De l’esprit des lois (1748) qui lui vaut une immense célébrité et d’être mis à l’Index par l’Eglise.

Commentaires

Premier ouvrage de Montesquieu. Le contenu est très composite, voire désordonné : politique, histoire, religion, comparaison des cultures… et contrairement aux œuvres qui suivront, il relève moins d’analyses documentées que de premières réflexions, brutes. Ces lettres semblent contenir comme l’actualité de pensée de l’auteur, comme un journal. Sans doute conscient de la non-scientificité de ses réflexions, de la jeunesse de sa pensée politique encore en formation et de ses techniques d’écriture que Montesquieu use du détour de la fiction littéraire.
Pour exprimer son point de vue philosophique sur la situation politique de son pays, Montesquieu va mêler trois ressorts littéraires particulièrement à la mode : l’écrit épistolaire, l’orientalisme et le récit de voyage. Si les Lettres portugaises en 1869, tout comme Les Lettres d’amour entre un noble et sa sœur en 1684 en Angleterre, tous deux parus anonymement, avaient fait grand bruit, c’est sans nul doute L’Espion turc (1684), de Giovanni Paolo Marana, célèbre roman épistolaire dans lequel un turc informe par lettres des mœurs de l’Europe, qui inspire le schéma des Lettres persanes à Montesquieu. Les lettres permettent de donner un effet de réel à la fiction en faisant croire au lecteur qu’il entre dans la discussion intime de vrais hommes et femmes. Ajoutons pour comprendre le contexte littéraire la vogue de l’orientalisme, avec le succès énorme des Mille et une Nuits d’Antoine Galland (1704-1717) – Montesquieu joue sur l’érotisme exotique du sérail – et celle des récits de voyage (on sait que Montesquieu a lu le Voyage en Perse de Jean Chardin en 1707).
Mais ce roman épistolaire semble un prétexte à l’écriture, un moteur. Comme si chaque lettre avait été le lieu d’un entraînement à la réflexion et à l’expression sur un sujet offert par ses lectures ou par l’actualité politique. L’auteur crée une situation d’énonciation propre à développer un sujet, créant parfois de nouveaux personnages pour le traiter. C’est peut-être ce qui donne cet entrelacement de thèmes et d’expéditeurs. Le livre n’est sans doute pas planifié (peut-être l’intrigue finale du sérail) et certains personnages épistoliers apparaissent pour évoquer un nouveau sujet qui ne sera plus développé par la suite, et ne réapparaissent donc plus. Ce roman, c’est l’atelier de formation intellectuelle de Montesquieu.
Pour s’exprimer à loisir sans craindre la censure, il utilise le détour de la fiction mais également le subterfuge du décentrement : il place son regard critique dans les yeux de voyageurs venus d’un pays lointain et qui donc peuvent s’exprimer avec des yeux naïfs et des paroles de blasphème sans craindre les foudres des discours d’autorité (toutefois le roman sera publié anonymement à Amsterdam). Plus encore, le décentrement permet de bloquer les réflexes d’analyses des lecteurs : pour lire ces lettres, ils acceptent de se mettre à la place des personnages et intériorisent leurs point de vue sur le monde et réfléchissent à partir de ce nouveau centre. Ils ont donc suspendu leur jugement automatique résultant de leur éducation et sont peut-être arrivés à un avis totalement contraire à celui qu’ils avaient. Le résultat obtenu ainsi est le relativisme culturel : nos opinions et jugements moraux sont totalement dépendants de notre bain culturel, de notre situation sociale ou géographique… Il n’y a à priori pas de valeurs morales universelles. (A peu près à la même époque, Jonathan Swift use d’une technique semblable, mais inversée – c’est un Anglais qui voyage et découvre des civilisations extraordinaires qui le font réfléchir et relativiser –, pour exprimer ses opinions politiques dans les Voyages de Gulliver, écrit en 1721).
Mais ce roman n’est pas seulement un jugement sur la France, Montesquieu compare et critique aussi certains aspects du mode de vie des pays musulmans, notamment les interdits alimentaires mais surtout la domination de l’homme sur les femmes, enfermées dans un harem, la polygamie, les eunuques… alors que ce dernier aspect est au contraire généralement fantasmé par ses contemporains orientalistes. Il va au contraire admirer leur simplicité, leur humilité, leur respect, au contraire du mode de vie européen, de sa modernité excentrique, de l’hypocrisie de la Cour, des intrigues politiques, de la culture de l’apparence…

Passages retenus

Tome 1
Fable des Troglodytes, Lettre XI, p. 25-26 :
Il y a de certaines vérités qu’il ne suffit pas de persuader, mais qu’il faut encore faire sentir : telles sont les vérités de la morale. Peut-être que ce morceau d’histoire te touchera plus qu’une philosophie subtile.
Il y avait en Arabie un petit peuple, appelé Troglodyte, qui descendoit de ces anciens Troglodytes qui, si nous en croyons les historiens, ressembloient plus à des bêtes qu’à des hommes. […] Ils étaient si méchants et si féroces, qu’il n’y avoit parmi eux aucun principe d’équité ni de justice.
Ils avoient un roi d’origine étrangère, qui, voulant corriger la méchanceté de leur naturel, les traitoit sévèrement ; mais ils conjurèrent contre lui, le tuèrent, et exterminèrent toute la famille royale.
Le coup étant fait, ils s’assemblèrent pour choisir un gouvernement ; et après bien des dissenssions, ils créèrent des magistrats. Mais à peine les eurent-ils élus, qu’ils devinrent insupportables ; et ils les massacrèrent encore.
Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne consulta plus que son naturel sauvage. Tous les particuliers convinrent qu’ils n’obéiroient plus à personne ; que chacun veilleroit uniquement à ses intérêts sans consulter ceux des autres.
Cette résolution unanime flattoit extrêmement tous les particuliers. Ils disoient : qu’ai-je affaire d’aller me tuer à travailler pour des gens dont je ne me soucie point ? Je penserai uniquement à moi. Je vivrai heureux : que m’importe que les autres le soient ? Je me procurerai tous mes besoins ; et, pourvu que je les aie, je ne me soucie point que tous les autres Troglodytes soient misérables.

Le pays de la vitesse et des honneurs, Lettre XXIV, p. 51 : « Tu ne le croirois pas peut-être, depuis un mois que je suis ici , je n’y ai encore vu marcher personne. Il n’y a pas de gens au monde qui ne tirent mieux partie de leur machine que les Français ; et ils courent ; ils volent : les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feroient tomber en syncope. Pour moi qui ne suis pas fait pour ce train, et qui vais souvent à pieds sans changer d’allure, j’enrage quelquefois comme un chrétien : car encore passe qu’on m’éclabousse depuis les pieds jusqu’à la tête ; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement. Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour ; et un autre qui me croise de l’autre côté me remet soudain où le premier m’avoit pris ; et je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j’avois fait dix lieues.
[…]
Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe. Il n’a pas de mines d’or comme le roi d’Espagne son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu’il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n’ayant d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre ; et, par un prodige de l’orgueil humain, ses troupes se trouvoient payées, ses places munies, et ses flottes équipées.

Tome 2
Extension de soi par la gloire, Lettre XC, p. 2 :
Le désir de la gloire n’est point différent de cet instinct que toutes les créatures ont pour leur conservation. Il semble que nous augmentons notre être, lorsque nous pouvons le porter dans la mémoire des autres : c’est une nouvelle vie que nous acquérons, et qui nous devient aussi précieuse que celle que nous avons reçue du ciel.

Guerre et justice, Lettre XCVI, p. 12 :
Un prince ne peut faire la guerre parce qu’on lui aura refusé un honneur qui lui est dû, ou qu’on aura eu quelque procédé peu convenable à l’égard de ses ambassadeurs, et autres choses pareilles ; non plus qu’un particulier ne peut tuer celui qui lui refuse le pas. La raison en est que, comme la déclaration de guerre doit être un acte de justice, dans lequel il faut toujours que la peine soit proportionnée à la faute, il faut voir si celui à qui l’on déclare la guerre mérite la mort. Car faire la guerre à quelqu’un, c’est vouloir le punir de mort.
Dans le droit public, l’acte de justice le plus sévère c’est la guerre : puisque son but est la destruction de la société.

Philosophie et religion, Lettre XCVIII, p. 18 :
Peut-être que si quelque homme divin avoit orné les ouvrages de ces philosophes de paroles hautes et sublimes ; s’il y avoit mêlé des figures hardies et des allégories mystérieuses, il auroit fait un bel ouvrage qui n’auroit cédé qu’au saint Alcoran.
Cependant, s’il te faut dire ce que je pense, je ne m’accommode guères du style figuré. Il y a dans notre Alcoran un grand nombre de choses puériles, qui me paroissent toujours telles, quoiqu’elles soient révélées par la force et la vie de l’expression. Il semble d’abord que les livres inspirés ne sont que les idées divines rendues en langage humain : au contraire, dans nos livres saints, on trouve le langage de Dieu, et les idées des hommes ; comme si, par un admirable caprice, Dieu avoit dicté les paroles, et que l’homme eût fourni les pensées.

Réponse à Platon sur les dangers des arts et prophétie de la bombe, Lettre CVII, p. 35 :
As-tu bien réfléchi à l’état barbare et malheureux où nous entraîneroit la perte des arts ? Il n’est pas nécessaire de se l’imaginer, on peut le voir. Il y a encore des peuples sur la Terre chez lesquels un singe passablement instruit pourroit vivre avec honneur ; il s’y trouveroit à peu près à la portée des autres habitants : on ne lui trouveroit point l’esprit singulier, ni le caractère bizarre ; il passeroit tout comme un autre, et seroit distingué même par sa gentillesse.
Tu dis que les fondateurs des empires ont presque tous ignoré les arts. Je ne te nie pas que des peuples barbares n’aient pu, comme des torrents impétueux, se répandre sur la Terre, et couvrir leurs armées féroces les royaumes les mieux policés. Mais prends-y garde, ils ont appris les arts ou les ont fait exercer aux peuples vaincus ; sans cela leur puissance auroit passé comme le bruit du tonnerre et des tempêtes.
Tu crains, dis-tu, que l’on invente quelque manière de destruction plus cruelle que celle qui est en usage. Non : si une fatale invention venoit à se découvrir, elle seroit bientôt prohibée par le droit des gens ; et le consentement unanime des nations enseveliroit cette découverte. Il n’est point de l’intérêt des princes de faire des conquêtes par de pareilles voies : ils doivent chercher des sujets, et non pas des terres. […]
Tu dois avoir remarqué, que depuis l’invention de la poudre, les batailles sont beaucoup moins sanglantes qu’elles ne l’étoient, parce qu’il n’y a presque plus de mélée.
Et quand il se seroit trouvé quelque cas particulier où un art auroit été préjudiciable, doit-on pour cela le rejeter ? Penses-tu, Rhédi, que la religion que notre saint prophète a apportée du ciel soit pernicieuse, parce qu’elle servira quelque jour à confondre les perfides chrétiens.
Tu crois que les arts amollissent les peuples, et par là sont cause de la chute des empires. Tu parles de la ruine de celui des anciens Perses, qui fut l’effet de leur mollesse ; mais il s’en faut bien que cet exemple décide, puisque les Grecs, qui les subjuguèrent, cultivoient les arts avec infiniment plus de soin qu’eux. […]
Paris est peut-être la ville du monde la plus sensuelle, et où l’on raffine le plus sur les plaisirs ; mais c’est peut-être celle où l’on mène une vie plus dure. Pour qu’un homme vive délicieusement, il faut que cent autres travaillent sans relâche.

Critique des journaux, Lettre CIX, p. 41 :
Il y a une espèce de livres que nous ne connoissons point en Perse, et qui me paroissent ici fort à la mode : ce sont les journaux. La paresse se sent flattée en les lisant : on est ravi de pouvoir parcourir trente volumes en un quart d’heure. […]
Le grand tort qu’ont les journalistes, c’est qu’ils ne parlent que des livres nouveaux : comme si la vérité étoit jamais nouvelle. Il me semble que, jusqu’à ce qu’un homme ait lu tous les livres anciens, il n’a aucune raison de leur préférer les nouveaux.
Mais lorsqu’ils s’imposent la loi de ne parler que des ouvrages tout chauds de la forge, ils s’en imposent un autre, qui est d’être très ennuyeux. Ils n’ont garde de critiquer les livres dont ils font les extraits, quelque raison qu’ils en aient ; et, en effet, quel est l’homme assez hardi pour vouloir se faire dix ou douze ennemis tous les mois ?

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Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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