
Entrée dans la sagesse par le conte
Hampâté Bâ (Amadou) 1969-1985, Contes initiatiques peuls, Stock/Pocket, 1994/2009
Résumé
Sommaire :
Njeddo Dewal, mère de la calamité (1984)
– Introduction de l’auteur
– Généalogie mythique de Njeddo Dewal d’après la cosmogonie du Mandé
– Njeddo Dewal, mère de la calamité
– Au pays de Heli et Yoyo
– La grande quête de Bâ-Wâm’ndé, l’homme de bien
– Bâgoumâwel l’enfant prédestiné
Kaïdara, conte initiatique peul (1969)
– Avant de lire Kaïdara, de L. Kesteloot
– Kaïdara
– Postface : propos d’Amadou Hampâté Bâ sur le conte
– Petite histoire éditoriale du conte
Njeddo Dewal, mère de la calamité (1985)
Guéno est le créateur du monde et de l’homme primordial. Avec le temps, est venu le mal. Le paradis Heli et Yoyo est maintenant souillé.
La femme de Bâ-Wâm’ndé a fait un songe. Sa fille mettra au monde un enfant prédestiné qui vaincra Njeddo Dewal, l’incarnation maléfique qui prospère grâce aux mauvaises actions des hommes et fait mourir les femmes. Pour protéger sa femme, Bâ Wâm’ndé doit s’introduire dans le royaume perverti de Njeddo Dewal, pour ramener le grand fétiche peul qui assure la force de la sorcière…
Bâgoumâwel, l’enfant prédestiné, est né avec de grands pouvoirs magiques. Il accompagne ses sept oncles qui ont décidé d’aller marier les sept princesses de la cité de Wéli-wéli. Il a le devoir de les protéger de la reine Njeddo Dewal qui suce le sang de tous les prétendants lors de la nuit de noces…
Ce conte s’ouvre sur le récit de mythes peuls de création du monde, de l’homme primordial et du paradis perdu, rappelant étrangement ceux de la Bible (Le dieu créateur Guéno est d’ailleurs tellement important que cette cosmogonie peule paraît un pré-monothéisme). Hampâté Bâ a vraisemblablement voulu que cette ressemblance soit évidente, que ses lecteurs comprennent qu’ils pourront trouver enseignements de sagesse autant que dans les mythes qu’ils connaissent. Davantage même ! Car l’étrangeté de ces versions alternatives renouvelle le regard d’un lecteur habitué (croyant ou athée) à interpréter les mythes bibliques avant de les avoir lus. L’auteur use ainsi d’un procédé appelé « décentrement », provoquer une nouvelle réflexion sur un objet très connu en partant d’un point de vue inhabituel. Procédé particulièrement utilisé dans les Voyages de Gulliver, Micromégas ou Les Lettres persanes… Les contes de fées ont de toute manière souvent cette propriété de désarmer les jugements préconçus et moraux, en cachant le sérieux du thème derrière le style enfantin et l’irréel.
L’incarnation maléfique Njeddo Dewal est d’abord annoncée comme une conséquence inévitable de toute création (un déchet maléfique inévitable, l’homme imparfait engendrant bien et mal). Mais c’est aussi un démon créé par Guéno pour punir l’ingratitude des hommes, une « calamité » qui rappelle le dieu punisseur du Déluge ou de Sodome et Gomorrhe. Hampâté Bâ laisse malicieusement exister, à la manière de La Bible, différentes versions de l’histoire. C’est l’une des grandes richesses de la Bible, d’avoir intégré plusieurs mythes d’origines culturelles différentes, concurrents qui se chevauchent et laissent cours à d’infinies interprétations. Ces contradictions internes forcent au dialogue et rendent non-pertinente toute lecture littérale des écritures, car elle entre forcément en contradiction avec un autre passage…
Njeddo Dewal, symbole du mal dans le monde, attire les hommes peuls par ses filles magnifiques et leur suce le sang. Cela peut symboliser l’homme faible qui cède à la tentation et en perd son âme (et le mal grandit dans le monde parce que les hommes y succombent de plus en plus). Symboliquement, Njeddo Dewal fait mourir les femmes (les femmes de bien seraient ainsi délaissées par les hommes attirés par les femmes fausses, ou n’ont plus de choix que devenir objets de tentation). Le mal serait donc ce qui provoque la destruction des vertus : que représente donc la tentation dans nos sociétés ? publicité, ambition, réputation, image, pouvoir… À l’opposé de ces hommes, Bâ-Wâm’ndé est un homme de bien, un sage qui agit toujours avec générosité, compassion. Il ne méprise ni les handicapés, ni les plus insignifiants des animaux (à l’instar du personnage d’Hammadi dans Kaïdara qui donne sa montagne d’or à un vieux clochard acariâtre). C’est ainsi qu’il s’attire l’aide de tous et provoque la réussite de sa quête. S’il dispose d’objets magiques, ce n’est pas un don, c’est parce qu’il fait du bien. Chaque être de la nature lui rend service parce qu’au contraire des hommes punis pour ingratitude, lui attire la gratitude de la nature entière (n’est-ce pas la logique de la sagesse chrétienne : aimer son seigneur Dieu, qu’est-ce d’autre sinon aimer l’entière création de celui-ci, donc aimer son prochain et toute la nature ?).
Dans la seconde partie, Bâgoumâwel l’enfant-génie est pourvu de tous les pouvoirs magiques et il est annoncé qu’il vaincra le mal. Le suspens est donc nul : l’enjeu du récit est ailleurs. Cependant, Bâgoumâwel malgré toute sa magie ne peut détourner ses oncles de leurs tentations, de leurs ambitions de luxe, de réussite, de supériorité… La puissance ne suffit pas pour vaincre le mal. Ses pièges dans lesquels tombe tour à tour chaque frère sont l’occasion d’une leçon que l’auditeur doit comprendre pour ne pas être ridicule comme les frères. De même, le mal renaît toujours, malgré l’évidence des contradictions, malgré l’évidence de sa faiblesse… C’est le don total de sa personne qui permet à Bâgoumâwel d’éradiquer la sorcière. Un enseignement qui peut être pris à différents niveaux : un héros qui se sacrifie pour sauver le monde (le super-héros) ; une bonne personne est une personne qui donne de sa personne pour le bien des autres (aime ton prochain) ; l’abandon de soi, de son orgueil, est la seule voie pour éradiquer tout vice (le vrai sens du mot Jihad, particulièrement chez les soufis, objectif inatteignable bien entendu).
Le texte écrit que l’on a extrait de traditions orales (et dont on a posé par écrit une version une seule) est amputé de la partie collective, ou dialogique, propre à la tradition du conte. Rituels introduisant le récit, questions, précisions, rectifications, versions alternatives, accompagnement musical, danses, réactions… (on peut voir cela par exemple dans la transcription ethnologique de Deux soirées de contes Saamaka) La leçon morale à tirer n’est pas fixés, imposée. Elle est le résultat d’une discussion, un peu à la manière d’un dialogue de Platon. Les notes culturelles proposées par Hampâté Bâ remplacent tant que possible cet aspect en invitant le lecteur à mettre en perspective les significations du conte dans le cadre de la compréhension d’une culture, de la quête de sagesse et d’un dialogue des cultures. C’est pourquoi il affirme que le conte est un instrument d’éducation à tout âge. Chacun y trouve des choses différentes selon ce qu’il y cherche, les symboles qui font écho en lui et les discussions qu’il aura. Contes et mythes sont objets culturels et identitaires non dans la rigidité de leurs détails mais dans l’expérience humaine de voyage et de discussion qu’ils proposent.
Les notes culturelles de l’auteur remplacent tant que possible le caractère dialogique du conte oral (comme s’il répondait à des questions, en cours de récitation).
Après un certain temps, il déboucha inopinément sur une crapaudière. Les anoures, qui se rendaient à une foire, sautaient de tous côtés. Découvrant la présence de Bâ Wâm’ndé, ils s’écrièrent :
Le cercle vertueux du bienfait et de la gratitude, p. 64
« Que t’arrive-t-il, homme au mouton ? Où t’en vas-tu comme cela? Est-ce la trame de tes jours qui a touché à sa fin ? Sinon il ne te viendrait jamais à l’idée d’aller à Wéli-wéli, et surtout d’emprunter le chemin qui passe chez nous. Tu vas payer de ta vie ton audace et ton étourderie. »
Une jeune femelle crapaud s’approcha de Bâ Wâm’ndé en sautillant.
« Ne me reconnais-tu pas ? lui dit-elle. Un jour tu m’as fait crédit d’un bienfait. C’est à mon tour de te le payer.
– Je ne me souviens plus de t’avoir rencontrée, fit Bâ Wâm’ndé.
– Il est habituel que l’auteur d’un bienfait oublie sa bonne action et cela est admissible, répliqua la jeune crapaude. Ce qui est condamnable et inqualifiable, c’est que le bénéficiaire de ce bienfait l’oublie. Tel n’est pas mon cas.
« Un jour où la chaleur était écrasante, mourant de soif, je fus mise au supplice. J’aperçus en effet, posé à l’ombre d’un arbre, un canari rempli d’eau fraîche. Pleine d’espoir, je m’en approchai pour m’y désaltérer, mais l’ouverture était trop haute et trop étroite pour moi. Chacun de mes bonds pour l’atteindre se terminait par une glissade. Je dégringolais, roulais et me renversais sur le dos à ne plus voir que le ciel.
« C’est alors que survint un gros gamin, sans doute le fils du propriétaire du canari. Il me trouvait épuisée, gisant à terre, presque morte. Je haletais comme un chien altéré. Le gros gamin se saisit de mes pattes, les attacha avec une corde et serra si fort que mes oreilles en bourdonnèrent. Il souleva la corde à laquelle je me trouvais suspendue la tête en bas, et se mit à courir en me balançant. Et, croyez-moi, ce balancement n’avait rien d’un bercement à faire s’endormir un bébé, c’était plutôt des secousses à faire vomir ses entrailles ! Mon ventre s’emplit d’air à en éclater, mes pieds entravés enflèrent. Le gamin se plaisait fort à me voir dans cet état misérable.
« C’est alors, Bâ Wâm’ndé, que tu intervins et me délivras. Tu me détachas et réprimandas le gamin, lui interdisant de récidiver. Je ne me souviens plus de ce que tu lui as donné pour mon rachat, mais je sais que tu lui as donné quelque chose. Ce que je ne puis oublier, c’est l’action que tu as accomplie en ma faveur et qui m’a empêchée de périr. »
La maman de la jeune crapaude sortit des rangs et, chain-caha, s’approcha de Bâ Wâm’ndé. Elle vomit entre ses pieds une pierre blanche arrondie de la grosseur d’un oiseau mange-mil.
« Ô bienfaiteur des bêtes et des bestioles, compatissant même pour les têtards des eaux fétides et des mares bourbeuses ! Dit-elle. Les animaux terrestres et aquatiques, les bêtes des cités et des forêts te sont reconnaissants et tous les oiseaux des champs gazouillent tes louanges dans les branches des arbres de la haute brousse !
« Ôbâ Wâm’ndé ! Prends cette pierre et range-là dans ton sac, elle te servira à quelque chose dans un jour difficile vers lequel tu t’avances sans t’en douter, car aller à Wéli-wéli, c’est aller à la mort ! »
Bâ Wâm’ndé rangea la pierre dans son sac.
« L’adage veut, dit-il, que celui qui est reconnaissant est autant de mérite, sinon davantage, que celui qui a fait le bien, car l’ingratitude est le propre de l’homme.
Kaïdara, conte initiatique peul (1969)
Dembourou, Hemtourou et Hammadi, trois pasteurs peuls, se retrouvent plongés dans le monde de Kaïdara, divinité de l’or et du savoir. En chemin pour le rencontrer, ils sont témoins d’une suite d’événements symboliques.
Le voyage au royaume imaginaire de Kaïdara est rigoureusement symbolique. Les personnages n’ont pas d’épaisseur psychologique. On ne sait pas pourquoi ils sont là. Il n’y a pas de prétexte à l’aventure, ni réel suspens… On pourrait vite se demander l’intérêt d’un conte à ce point étranger au monde réaliste et à ses lois. Comme dans le conte et la fable, l’absence de réalisme impose une lecture par interprétation des symboles. L’auteur explique que dans la culture peule, il n’y a pas de place pour le divertissement pur (ce qui est la caractéristique commune des productions culturelles grand public), un conte est toujours un prétexte agréable à l’enseignement. Comme les personnages de ce voyage, le lecteur doit participer, être actif dans le déchiffrement des signes, pour en tirer un enseignement, qui alors s’applique de manière très concrète et pratique au monde.
Ce mode de lecture est en adéquation avec l’enseignement soufi qu’a reçu Hâmpaté Bâ (il consacre Vie et enseignement de Tierno Bokar à son maître). Pour le soufisme, comme pour tout mystique, l’interprétation littérale des écrits sacrés et mythes est une lourde erreur. L’or est le symbole de la richesse. Mais celui qui cherche l’or se trompe. La vraie richesse est le savoir. Et le savoir ne s’acquiert juste pas en écoutant passivement, en regardant comme un bovin, en lisant des lettres et des mots, en prononçant à haute voix comme une incantation magique, en apprenant et en répétant comme un perroquet. La personne qui veut tirer richesse de son apprentissage doit être active, en recherche constante, acharnée, prête à sacrifier son confort, ses biens… à l’instar du personnage d’Hammadi.
Le grand oiseau des plaines qui d’habitude se déplace sur deux pattes assez longues et fortes apparaît, en sixième symbole, avec une seule patte et battant d’une aile pointue. En nocturne, il symbolise le monde temporel qui s’offre comme une proie facile à ceux qui le convoitent. Mais hélas, en se jetant dessus, au lieu de le capturer les chasseurs se heurtent tête contre tête et se renversent à terre. Ainsi ceux qui cherchent les honneurs et les profits immédiats sont-ils toujours amenés à se disputer, puis à se battre, enfin à se terrasser mutuellement, pour tomber ensemble dans la disgrâce, sinon la mort. Les houppes de plumes fines qui ornent les joues de l’outarde mâle sont des parures éphémères ; elles ne durent pas plus que les rougeoiements dorés répandus sur la nature par le soleil couchant avant le crépuscule.
p. 316
« Certes, Hammadi, ce monde est comme un oiseau qui n’a qu’un pied et qui bat de l’aile. Tout homme qui l’aperçoit croit pouvoir s’en saisir, mais l’oiseau bizarre se faufilera toujours entre les pieds du chasseur et ira le narguer un peu plus loin, tout en semblant lui dire : « Viens… cette fois-ci tu m’auras sûrement ! »
« Comme la mort ne peut épuiser l’âme, un seul chef ne finira pas les jours de l’Éternité. Si courts ou si longs qu’ils soient, il faut bien remplir ses jours et partir sans regrets de cette terre qui, tout en roulant sur elle-même, roule ceux qui veulent la dominer.
« En diurne, l’outarde vit en groupes d’un mâle et de trois ou quatre femelles. Cette troupe symbolise la famille polygame.
– Pourquoi quatre femmes ? questionna Hammadi.
– Notre ancêtre Bouytôring a dit à son fils Hellêré : « Tu épouseras quatre femmes ou quatre en une seule : une bonne femme, une belle femme, une mère de famille, une femme d’amour.
« « La première constituera le trésor inestimable de ton foyer ; la seconde sera une parure que tu exhiberas pour vexer tes rivaux ; la troisième deviendra un champ fertile bien gardé où tu enfouiras tes semences ; et, ma foi, le coeur ayant des raisons qu’ignore la règle naturelle, tu épouseras une quatrième femme parce que tu l’aimes et que l’amour ne se commande pas : il domine et s’impose.
« « Mais, Ô mon fils ! Si en une femme unique tu trouves les quatre, alors tu devras, comme le seigneur à la grosse tête, le lion roi de la jungle, te limiter à une seule épouse. Sinon, apprête-toi à subir dix fois dix plus une indispositions, lesquelles feront de toi un homme qui pourra s’allonger sur sa couche mais point pour dormir la nuit ni siester le jour. »
Un avis sur « Surveille tes images : Contes initiatiques peuls, Amadou Hampâté Bâ »