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Ramasse tes lettres : Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre

La nature comme remède à une civilisation viciée qui détruit l’amour et les rapports humains

Bernardin de Saint-Pierre 1788, Paul et Virginie, Le Livre de Poche, 1974

Note : 4 sur 5.

Résumé

Mme de la Tour, veuve d’un homme de qualité inférieure, se retire à l’île de France (Maurice), enceinte d’une petite Virginie. Elle s’installe près de Marguerite, mère d’un petit Paul non reconnu par un homme de qualité. Paul et Virginie grandissent loin du confort et de la civilisation européenne, parmi la nature avec laquelle ils apprennent à vivre simplement, heureux, promis l’une à l’autre. Vient un jour la lettre d’une vieille tante de Virginie, qui souhaite la doter et prendre en charge l’éducation de la jeune fille.

Commentaires

On a beaucoup critiqué la naïveté du sujet : deux jeunes au cœur pur (sans connaissance du bien et du mal), vivant de délicatesse et d’amour simple, sans bien ni réelle éducation, dans un décor paradisiaque… Le rapprochement est aisé avec le genre du roman pastoral de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, avec ces bergers si beaux et si bons, se comportant et parlant en nobles personnes très chrétiennes, si loin de la réalité du peuple, idéalisme littéraire si bien moqué dans Le Berger extravagant. Ces deux personnages purs ont surtout à voir avec le « mythe » du bon sauvage de Jean-Jacques Rousseau, ami de l’auteur : l’homme est bon à l’état de nature, c’est la société qui le corrompt. Bernardin de Saint-Pierre met en roman cette thèse, l’intrigue en étant exactement l’illustration. Le « sauvage » pour les esprits du XVIIIe, ce sont les amérindiens, qui sont décrits vivant nus, dans les forêts et sur des îles magnifiques, décrits dans les relations de voyage comme profondément bons et naïfs. Mais l’animalité de leur mode de vie, les pratiques d’anthropophagie et autres mœurs incompréhensibles, rendent la position de Rousseau et Saint-Pierre inaudible pour majorité des contemporains.

Il y a mise en abyme du projet de Saint-Pierre car les mères opèrent elles-mêmes un retour à la nature et expérimentent cette hypothèse du bon sauvage en faisant grandir les deux enfants loin de la civilisation, dans un petit paradis préservé. Le parallèle avec le mythe d’Adam et Ève de La Genèse est évident, le mythe chrétien venant ainsi soutenir la thèse de Rousseau. L’élément corrupteur se trouve également être l’apprentissage du bien et du mal, ou plutôt d’un bien et d’un mal, ici à travers l’éducation. C’est l’apprentissage par la femme de la honte et de la méfiance (de la nudité, de l’autre sexe, donc honte de la nature humaine), qui provoque la chute du paradis (on retrouve cette configuration dans On ne badine pas avec l’amour de Musset où la jeune femme a appris au couvent que l’homme était mauvais, qu’il ne fallait pas céder à l’amour…).

Il ne s’agit aucunement de se passer de toute éducation (Bernardin publie, dans ses Vœux d’un solitaire en 1790, des « Vœux pour une éducation nationale »). Mais pour lui comme pour Rousseau, une éducation qui vise à conformer les enfants à une société où dominent de mauvaises mœurs (hypocrisie, avarice, avidité, ambition, mépris…), à s’intégrer et à y réussir est une éducation qui apprend aux enfants à avoir honte, à juger, à se méfier, à dissimuler, à jouer un rôle… une éducation qui pervertit, qui dénature (Il est amusant de constater que le situationniste Raoul Vaneigem adresse les mêmes critiques à l’éducation en 1994… prônant comme eux une éducation plus « naturelle »). Dans le roman, les deux mères apprennent des choses de la vie pratique aux deux enfants, qu’ils puissent par exemple travailler la terre, mais c’est l’affection, la simplicité, l’amour de la nature et la liberté d’être et d’aller qui dominent… La famille de sauvages de Bernardin a en fait beaucoup moins à voir avec une vision réactionnaire ou fantasmée (ils ne sont pas totalement isolés comme Mowgli ou Tarzan) qu’avec les petites communautés autonomes de type anarchiste (ressemblant à une famille étendue), et avec les pédagogies alternatives, où l’enfant apprend par lui-même en expérimentant, en explorant son environnement.

À travers cette histoire d’amour romantique qui finit mal, Bernardin montre comme la civilisation qui avait déjà détruit les amours des mères (par mépris de classe), les rattrape même sur cette île et détruit l’amour des enfants. Si le roman valide la thèse de Rousseau, il montre aussi le côté utopique d’une vie complètement détachée de la civilisation. Ainsi, il ne s’agit pas tant de s’abstraire pour rejoindre la nature que de réintégrer la nature dans la société, en commençant par l’éducation (d’où ses « Voeux pour une éducation nationale » dans son essai Voeux d’un solitaire publié en 1790). C’est dans cette perspective que l’amour de la nature qui s’exprime dans tout le roman, dans la langue même, doit être comprise, dépassant largement le simple décor poétique et romantique. L’aptitude à vivre en harmonie avec la nature, l’émerveillement et la gratitude envers elle, en opposition à une civilisation positiviste pervertie et destructrice, sont des fondamentaux pour un nouveau rapport au monde qu’on retrouvera tant chez les géographes anarchistes Reclus et Kropotkine, que chez les décroissants et critiques du technologisme llich ou Ellul, ou plus récemment chez l’anthropologue Philippe Descola (avec sa critique radicale du dualisme nature/culture)…

Passages retenus

Le bonheur de la vie champêtre, p. 255 :
Virginie chantait le bonheur de la vie champêtre, et les malheurs des gens de mer que l’avarice porte à naviguer sur un élément furieux, plutôt que de cultiver la terre, qui donne paisiblement tant de biens.

p. 261 :
On ne fait son bonheur, disait-elle, qu’en s’occupant de celui des autres.

p. 265 :
Quelque chose de toi que je ne puis dire reste pour moi dans l’air où tu passes.

p. 273 :
Que ne puis-je vous donner quelque chose du ciel ! Mais je ne possède rien, même sur la terre.

p. 281 :
Cache ton amour à Paul. Quand le cœur d’une fille est pris, son amant n’a plus rien à lui demander.

La solitude comme recul de l’agitation du monde, p. 307-309 :
Après le rare bonheur de trouver une compagne qui nous soit bien assortie, l’état le moins malheureux de la vie est sans doute de vivre seul. Tout homme qui a eu beaucoup à se plaindre des hommes cherche la solitude. […] Au milieu de nos sociétés, divisées par tant de préjugés, l’âme est dans une agitation continuelle ; elle roule sans cesse en elle-même mille opinions turbulentes et contradictoires dont les membres d’une société ambitieuse et misérable cherchent à se subjuguer les uns les autres. Mais dans la solitude elle dépose ces illusions étrangères qui la troublent ; elle reprend le sentiment simple d’elle-même, de la nature et de son auteur. […] La solitude rétablit aussi bien les harmonies du corps que celles de l’âme. C’est dans la classe des solitaires que se trouvent les hommes qui poussent le plus loin la carrière de la vie. […] Enfin je la crois si nécessaire au bonheur dans le monde même, qu’il me paraît impossible d’y goûter un plaisir durable, de quelque sentiment que ce soit, ou de régler sa conduite sur quelque principe stable, si l’on ne se fait une solitude intérieure, d’où notre opinion sorte bien rarement, et où celle d’autrui n’entre jamais.

Bornes épicuriennes à la soif de connaissance, p. 325 :
Qui voudrait vivre, mon fils, s’il connaissait l’avenir ? Un seul malheur prévu nous donne tant de vaines inquiétudes ! la vue d’un malheur certain empoisonnerait tous les jours qui le précéderaient. Il ne faut pas même trop approfondir ce qui nous environne ; et le Ciel, qui nous donna la réflexion pour prévoir nos besoins, nous a donné les besoins pour mettre des bornes à notre réflexion.

L’homme n’est pas naturellement vicieux, p. 327 :
Les femmes sont fausses dans les pays où les hommes sont tyrans. Partout la violence produit la ruse.

L’absurdité du mépris pour le travail du sol, p .329 :
Quoi ! l’art qui nourrit les hommes est méprisé en Europe ! Je ne vous comprends pas.

p.362 :
La vie de l’homme, avec tous ses projets, s’élève comme une petite tour dont la mort est le couronnement. Heureuse d’avoir dénoué les liens de la vie avant sa mère, avant la vôtre, avant vous, c’est-à-dire de n’être pas morte plusieurs fois avant la dernière !

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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