Surveille tes images : Les Voyages de Gulliver, de Swift

La désillusion sur l’aventure humaine est si grande qu’elle provoque le rire

Swift (Jonathan) 1721, Les Voyages de Gulliver, Gallimard, Folio, 1976

traduit de l’anglais par Émile et Jacques Pons

Note : 4 sur 5.

L’auteur : Jonathan Swift (1667-1745)

Son père, homme de droit, meurt peu après sa naissance, il est élevé modestement par ses oncles à Dublin. Il rejoint sa mère à Leicester où il poursuit des études de théologie. Il devient secrétaire de Sir William Temple, parent éloigné de sa mère, et précepteur d’Esther, probablement fille illégitime du lord.
Nommé pasteur à Belfast (1694), il renonce à son poste pour prendre part à la vie politique et littéraire au côté de son maître. En 1702, à la mort de celui-ci, il s’installe à Dublin avec Esther où il obtient une prébende. Il prend position pour les Tories contre les Whigs dans ses écrits, comme le Conte du tonneau (1704) qui fâche la Reine et dans son journal L’Examiner (1711-1714).
La chute des Tories lui laisse une amertume pour la vie politique, qu’il exprime dans les Voyages de Gulliver (1721). À sa mort, son héritage est utilisé pour la fondation d’un hôpital pour les maladies mentales.

Résumé

Gulliver, jeune chirurgien de bord, s’engage dans diverses expéditions commerciales maritimes. Après un naufrage, Gulliver se retrouve sur l’île des Lilliputiens, de tous petits êtres d’une quinzaine de cm. Cette belle civilisation est malheureusement ravagée par la guerre entre Gros-boutiens et Petit-boutiens, se disputant sur l’interprétation des textes sacrés à propos de la manière de casser les œufs à la coque…
Lors d’un autre voyage, Gulliver est abandonné par son équipage sur l’île de Brobdindnag où la population est géante. Recueilli et protégé par une jeune fille, il est envoyé à la cour et devient le mignon de la Reine.
Supportant désormais très mal la société anglaise, Gulliver se décide à partir de nouveau, échouant sur une île déserte. Il est recueilli par l’île flottante de Laputa qui prélève l’impôt sur les terres en menaçant de s’écraser sur les populations. Les hommes gouvernant cette île se sont surtout consacrés au développement de leurs compétences mentales. Dans la capitale terrestre, il visite les académies où les scientifiques développent les recherches les plus pointues… Il apprend avec excitation l’existence d’êtres humains immortels… Enfin, grâce aux pouvoirs de nécromancien du gouverneur de l’île, il rencontre et discute avec de nombreux personnages historiques, découvrant des vérités secrètes…
Enfin, dans un ultime voyage, Gulliver aborde sur l’île des Houyhnhnms, et est chaleureusement accueilli par des chevaux munis de raison et d’une grande sagesse. À l’inverse, les Yahoos, hominidés, sont demeurés à l’état sauvage.

Commentaires

Dans un premier niveau de lecture, les Voyages de Gulliver apparaissent comme une fable rabelaisienne, où la caricature vire à la farce, où la grossièreté se mêle à un aspect critique, politique, philosophique. Les voyages extraordinaires de Gulliver rappellent par leur facture les aventures de Sindbad le marin, intégrées aux Mille et Une Nuits d’Antoine Galland (publiées au début du siècle), mais le merveilleux et l’aventure ne sont qu’un prétexte pour une prise de recul et une réflexion sur la condition humaine.

Dans la lignée des Lettres persanes de Montesquieu, Swift utilise le décentrement du regard pour offrir une critique de plus en plus mordante de la civilisation humaine. Il commence par faire observer une micro-société – comme à l’échelle des fourmis – pour émettre une critique des institutions, comme les religions et l’autoritarisme des monarques qui entraînent des guerres stupides pour des causes sans importances ou d’ordre privé. Dans un second temps, Swift montre comme la beauté du corps humain est elle aussi relative, question de formation de l’œil, corps beaucoup moins admirable une fois passé à la loupe. Le troisième grand voyage de Gulliver permet à Swift de s’attaquer aux dérives intellectuelles et scientifiques, à leur manque de considération pour la vie concrète – perdus dans leurs pensées dans une invention farfelue, sans capacité d’écoute, sans un regard pour la situation concrète des pauvres, cocufiés par leurs femmes… Swift s’attaquant au passage au fantasme de l’immortalité et aux grands hommes de l’histoire, objectifs et fondements d’un scientisme et d’un positivisme (encore d’actualité avec le transhumanisme d’un Bill Gates), se rapproche en fait moins des conservateurs que des critiques de la technologie du XXe siècle comme Günther Anders ou Ivan Illitch.

En offrant une comparaison entre diverses sociétés plus ou moins élaborées, Swift donne clairement sa préférence pour les moins élaborées d’un point de vue civilisationnel – celle plus animale des Houyhnhnms chevalins, celle des géants, toutes deux plus agricoles, plus lentes –, mais pas forcément les moins fines quant à la sagesse et à la faculté de cette société à collaborer. On peut ainsi lire comme un regard écologique avant l’heure, une envie de retour à la terre, à la vie simple, à la vie en communauté…

N’empêche qu’il domine à la fin de l’oeuvre un certain pessimisme sur la nature humaine, un dégoût, les vices des Yahoos, ces êtres humains sauvages, semblent être inscrits dans la nature humaine : regard sur l’autre, jalousie, égoïsme, brutalité… Le mythe du bon sauvage est écarté au passage, l’être humain n’est pas bon de nature, une certaine civilisation et l’utilisation de la raison permettent à l’Homme un certain assouplissement de sa nature mauvaise. Mais loin d’aller vers un perfectionnement continu, l’Homme retombe régulièrement dans ses travers. L’Homme est-il un danger pour la nature et pour la planète ? Une espèce nuisible et irrécupérable ? Ou bien y a-t-il encore des possibilités pour aller vers la sagesse ? Quand on regarde les sociétés appréciées par Swift, ce sont des sociétés où dominent la sagesse, l’entraide, l’ordre collectif, la vie en harmonie avec la nature, la lenteur, le dialogue… La science, les technologies, l’intelligence, ne sont en fait que des illusions qui maintiennent le cap vicieux de l’Homme.

Passages retenus

La sélection des décideurs, p. 85 :

Lorsqu’ils ont à choisir parmi plusieurs candidats à quelque office, ils regardent aux qualités morales plus qu’aux dons de l’intelligence. Le gouvernement des hommes étant en effet une nécessité naturelle, ils supposent qu’une intelligence normale sera toujours à la hauteur de son rôle et que la Providence n’eut jamais le dessein de rendre la conduite des affaires publiques si mystérieuse et difficile qu’on la dût réserver à quelques rares génies – tels qu’il n’en naît guère que deux ou trois par siècle. Ils pensent au contraire que la loyauté, la justice, la tempérance et autres vertus sont à la portée de tous, et que la pratique de ces vertus, aidée de quelque expérience et d’une intention honnête, peut donner à tout citoyen capacité pour servir son pays, sauf aux postes qui exigent des connaissances spéciales. Ils ne pensent pas qu’une intelligence supérieure puisse pallier à l’absence de ces vertus morales – bien au contraire, jamais ils n’oseraient confier un poste à un homme de ce genre, car on tient les fautes commises par l’ignorance d’un homme intègre pour infiniment moins préjudiciables au bien commun que les intrigues d’un homme sans scrupules et assez habile pour organiser, multiplier et défendre ses malhonnêtetés.


À propos de l’immortalité, p. 279 :

Le problème n’est pas d’organiser une vie toujours en son printemps, toujours comblée de bonheur et de santé, mais de supporter une existence perpétuellement en butte aux misères de la vieillesse. Les hommes, bien-sûr, auraient honte d’avouer que, même à ce prix-là, ils choisiraient encore de ne pas mourir.


Aspect négatif de la raison, p. 326-327 :

Mais puisqu’une créature se prétendant douée de raison peut commettre de telles abominations, il faut craindre que la corruption de cette faculté ne soit pire que l’animalité elle-même. Je crois donc pouvoir affirmer que ce que vous appelez raison n’est en réalité qu’une sorte de qualité naturelle, servant à décupler vos vices. Ainsi l’image que renvoie l’eau courante est celle d’un corps grotesque, non pas agrandi seulement, mais encore déformé.

Décadence de l’aristocratie, p. 339 :

Nos jeunes aristocrates sont élevés dès l’enfance dans l’oisiveté et le luxe ; dès qu’ils sont assez grands, ils épuisent toutes leurs forces et contractent d’odieuses maladies avec des femelles ignobles. Et quand ils ont perdu presque toute leur fortune, ils épousent, uniquement pour des raisons d’intérêt, une femme de naissance obscure, de caractère désagréable et de santé fragile qu’ils détestent et qu’ils méprisent. Les fruits qui naissent de pareilles unions sont, d’habitude, des enfants scrofuleux, rachitiques et difformes, de telle sorte que la famille s’éteindrait normalement au bout de trois générations, si la femme ne prenait pas sur elle de recruter un géniteur vigoureux parmi ses domestiques ou ses voisins, afin d’améliorer et de perpétuer la race. Ainsi, c’est un corps faible et languissant, c’est un aspect squelettique, c’est un teint jaune qui sont la marque d’un sang noble, et un air sain et robuste fait si mauvais effet chez un homme de qualité que tout le monde conclut que son vrai père a dû être un valet de pied ou un cocher.

Une espèce abominable, p. 347 :

Ces animaux ont, comme toutes les bêtes, les femelles en commun. La grande différence est que la femelle yahoo accepte le mâle même quand elle est pleine, et que les mâles se battent avec les femelles aussi férocement qu’entre eux. Ces deux pratiques sont la marque d’une bestialité si abominable, qu’aucune créature vivante n’est jamais tombée si bas.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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