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Fouille ton sac : L’Usage du monde, Nicolas Bouvier (récit de voyage)

Réconcilier l’individu et le monde par le voyage

Note : 5 sur 5.

Bouvier (Nicolas) 1963, L’Usage du monde, 1985

Dessins de Thierry Vernet

Résumé

Nicolas Bouvier raconte le voyage qu’il est en train de faire avec son ami Thierry Vernet, peintre et dessinateur. À bord de leur petite voiture, ils passent par les Balkans, par la Grèce, la Turquie, l’Iran puis l’Afghanistan où ils se séparent, Thierry Vernet rejoignant sa fiancée. Ils dorment là où ils peuvent, parfois dans l’auto se relayant au volant. Ils s’arrêtent quand ils ont besoin de réparer l’auto ou bien quand ils ont besoin de se reposer un peu ou de travailler pour refaire leurs réserves de nourriture.

Même si l’abri de ta nuit est peu sûr
et ton but encore lointain
sache qu’il n’existe pas
de chemin sans terme
Ne sois pas triste.

un hafiz cité par l’auteur, p. 223

Commentaires

Journal d’anecdotes, poétiques, humaines et esthétiques, ce récit de voyage s’attarde peu sur l’informatif géographique et culturel, sauf quand il y a quelque prétexte à méditation poétique ou philosophique – entendue comme sagesse de vivre. Plutôt que de s’intéresser au lieux touristiques célèbres, les deux voyageurs recherchent le pittoresque, l’isolé, le lieu où l’on se perd soi-même, où les repères socio-culturels se perturbent, où l’on est réduit à l’état d’homme. Ils ne restent qu’à peine à Istanbul et séjournent un an à Tabriz – décrite comme une ville perdue dans les montagnes ; et d’ailleurs Bouvier ne raconte presque rien sur la grande mégalopole ottomane et s’étend sur de nombreux chapitres sur cette ville oubliée. De même, en Iran, ils choisissent la voie inhospitalière du désert.

Ce qui reste des récits de Bouvier, ce sont des moments de grand désemparement – de perte de soi – quand la voiture casse en plein désert, quand l’hiver empêche de bouger ; quand les ressources manquent, des circonstance incongrues, quand les paysans aident ces deux étranges étrangers à pousser leur voiture dans les côtes ; de longues esquisses de quelque tchaïkhane où les travailleurs se réchauffent les mains ; la découverte d’un personnage extraordinaire, aventurier comme eux arrêté sur le chemin ; des moments d’introspection, de pause, de recul sur le voyage et enfin des scènes collectives comme des petits concerts dans de petits bars de campagne.


L’automne putride et doré qui avait saisi la ville nous remuait le cœur. C’est que le nomadisme rend sensible aux saisons : on en dépend, on devient la saison même et chaque fois qu’elle tourne, c’est comme s’il fallait s’arracher d’un lieu où l’on a appris à vivre.

p. 87

Passages retenus


Sur le bonheur immense du voyageur, p. 112 :

Le temps passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l’aube se lève, s’étend, les cailles et les perdrix s’en mêlent… Et on s’empresse de couler cet instant souverain comme un corps mort au fond de sa mémoire, où on ira le rechercher un jour. On s’étire, on fait quelques pas, pesant moins d’un kilo, et le mot « bonheur » paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive.
Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour, et que la vie nous distribue avec parcimonie à la mesure de notre faible cœur.


Dans une simple maison de thé, p. 155 :

Pour traverser l’hiver il faut aussi des habitudes.
J’avais pris les miennes au coin du quartier arménien, à la gargote des portefaix. Avec les mendiants, ils formaient bien la bande la plus dépossédée de la ville. C’est pourquoi ils occupaient cette tchâikhane où, à l’exception d’un flic qui buvait son thé au comptoir, ils étaient certains d’être entre eux. La première fois que je m’y fourvoyai, il se fit aussitôt un silence tellement tendu et complet – comme si la bâtisse allait s’écrouler sur mon crâne – que je rentrai la tête dans les épaules et ne parvins pas à écrire une ligne. Moi qui croyais vivre frugalement, j’avais l’impression que mon bonnet miteux, ma veste râpée, mes bottes beuglaient l’aisance et le ventre plein. J’enfonçai la main dans ma poche pour faire taire quelques sous qui tintaient. J’avais peur, et j’avais bien tort : c’était la tanière la plus paisible de la ville.
Aux alentours de midi, ils arrivaient par petits groupes grelottants et ployés, leur corde enroulée sur l’épaule. Ils s’installaient aux tables en bois dans un grommellement de bien-être, la vapeur montait des haillons, et les visages sans âge, tellement nus, patinés, usés qu’ils laissaient passer la lumière, se mettaient à briller comme des vieux chaudrons. Ils jouaient au tric-trac, lapaient leur thé dans la soucoupe avec de longs soupirs, ou formaient cercle autour d’une bassine d’eau tiède pour y tremper leurs pieds blessés.


Le voyage provoque le changement, p. 158 :

[À propos du retour prochain de Thierry] J’étais quand-même désemparé : cette équipe était parfaite et j’avais toujours imaginé que nous bouclerions la boucle ensemble. Cela me paraissait convenu, mais cette convention n’avait probablement plus rien à faire ici. On voyage pour que les choses surviennent et changent ; sans quoi on resterait chez soi. Et quelque chose avait changé pour lui, qui modifiait ses plans. De toute façon nous n’avions rien promis ; d’ailleurs il y a toujours dans les promesses quelque chose de pédant et de mesquin qui nie la croissance, les forces neuves, l’inattendu. Et à cet égard, la ville était une couveuse.


L’échec d’un projet américain en Iran, p. 194 :

Mais les villageois ? Ce sont des paysans assez misérables, soumis depuis des générations à un dur régime de fermage féodal. D’aussi longtemps qu’ils se souvenaient, on ne leur avait jamais fait pareil cadeau. Cela leur paraît d’autant plus suspect que, dans les campagnes iraniennes, l’Occidental a toujours eu réputation de sottise et de cupidité. Rien ne les a préparés à croire au Père Noël. Avant tout ils se méfient, flairent une attrape, soupçonnent ces étrangers, qui veulent faire travailler chacun, de poursuivre un but caché. La misère les a rendus rusés, et ils pensent qu’en sabotant les instructions qu’on leur donne, ils déjoueront peut-être ces desseins qu’ils n’ont pu deviner.


Plénitude du monde, p. 197 :

Mais comment expliquer ce qu’on ne ressent pas, et surtout dans une ville qui déborde à ce point les Catégories. Pas d’absurde ici… mais partout la vie poussant derrière les choses comme un obscur Léviathan, poussant les cris hors des poitrines, les mouches vers la plaie, poussant hors de terre les millions d’anémones et de tulipes sauvages qui, dans quelques semaines, coloreraient les collines d’une beauté éphémère. Et vous prenant constamment à part. Impossible ici d’être étranger au monde – parfois pourtant, on l’aurait bien voulu. L’hiver vous rugit à la gueule, le printemps vous trempe le cœur, l’été vous bombarde d’étoiles filantes, l’automne vibre dans la harpe tendue des peupliers, et personne ici que sa musique ne touche. Les visages brillent, la poussière vole, le sang coule, le soleil fait son miel dans la sombre ruche du bazar, et la rumeur de la ville – tissu de connivences secrètes – vous galvanise ou vous détruit. Mais on ne peut pas s’y soustraire, et dans cette fatalité repose une sorte de bonheur.


Le passe-partout de l’humeur hilare, p. 218 :

Je n’oubliais pas que c’était sur un éclat de rire que le vent avait tourné pour nous. Depuis, j’ai toujours en réserve quelque chose de cocasse à me murmurer intérieurement quand les affaires tournent mal ; par exemple, des douaniers, penchés sur votre passeport périmé, décident de votre sort dans une langue incompréhensible, et qu’après quelques interventions mal accueillies, vous osez à peine lever les yeux de vos chaussures. Alors, un calembour absurde, ou le souvenir de circonstances dont la drôlerie ne s’use pas, seul dans votre coin, et les uniformes – c’est leur tour de ne plus comprendre – vous considèrent avec perplexité, s’interrogent du regard, vérifient leur braguette et se composent un visage… jusqu’au moment où ils retirent, on ne sait pourquoi, les bâtons qu’ils mettaient dans vos roues.


Le secret du monde, p. 316 :

L’Asie engage ceux qu’elle aime à sacrifier leur carrière à leur destin. Ceci fait, le cœur bat plus au large, et il y a bien des choses dont le sens s’éclaire. Pendant que le vin tiédissait dans nos verres et que Terence regardait cheminer les étoiles, immobile et attentif comme un oiseau de nuit, un vers de Hafiz me revenait en mémoire : Si le mystique ignore encore le secret de ce Monde je me demande de qui le cabaretier peut bien l’avoir appris…

Écrire le voyage, p. 364 :

Existe-t-il une façon ordonnée, hiérarchique, de dire ce que l’on sait sur un lieu pareil ? Certainement. J’ai beau faire, elle ne me vient pas. J’ai pourtant bien rempli vingt pages de considérations sur le métier, de dates, sur ces feuilles de papier pelure jaune que j’emploie pour les textes dont je ne suis pas sûr. D’ailleurs, à mesure que les années passent, je le suis de moins en moins, sûr. Pourquoi ajouter des mots qui ont traîné partout à ces choses fraîches qui s’en passaient si bien ? Et comme c’est boutiquier, ce désir de tirer parti de tout, de ne rien laisser perdre… et malgré qu’on le sache, cette peine qu’on prend, ce travail de persuasion, cette lutte contre le refroidissement considérable et si insistant de la vie.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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