
Les Croisades, question de chapeaux ou question de pouvoir ?
Voltaire 1738-1750(1752), Micromégas [in Romans et contes], Flammarion, Champs Classiques, 1966
Résumé
Un jeune géant de 8 lieues de haut, de l’étoile Sirius, visite l’univers après avoir été expulsé de la Cour pour un écrit inhabituel concernant son observation des insectes. Il rencontre un habitant de Saturne et avec celui-ci se rend sur Terre où ils finissent par rencontrer de microscopiques humains, un groupe de philosophes.
Commentaires
A la manière des Voyages de Gulliver (1921) de Jonathan Swift (que Voltaire a rencontré en Angleterre), dans lequel les Lilliputiens se faisant la guerre pour une question de technique d’ouverture d’oeuf, Voltaire utilise la stratégie du décentrement pour offrir à ses lecteurs un recul, un point de vue différent sur le monde (c’est également la technique utilisée par Montesquieu dans Les Lettres persanes), sur les guerres entre nations, entre religions. L’importance de l’homme, de ses guerres, de ses convictions idéologiques et politiques, devient toute relative à l’échelle de l’univers. C’est la baleine qui apparaît d’abord à l’oeil du géant.
La figure du géant éclairé venu d’un autre univers est clairement un prétexte à reconsidérer la nécessité des guerres, il n’y a pas d’intrigue mais seulement cette rencontre entre le géant qui porte le regard du lecteur décentré – homme sage, bien élevé – et des hommes vus de très haut, vision en surplomb quasi divine. Il est ici plus spécifiquement question du conflit entre chrétiens et musulmans, un « choc civilisationnel » évident encore de nos jours et pourtant culturellement construit depuis les Croisades (ce conte servait probablement dans la première édition d’introduction et d’orientation critique à son Histoire des croisades). La différence dans l’oeil du géant entre les deux camps acharnés est réduite à leur différence de coiffe… Ainsi Voltaire place les seules motivations de cette guerre dite de religion dans l’intérêt des puissants, leur soif de richesse et de possession (pour un petit talus de terre de la taille du talon du géant, que ni les uns ni les autres n’habiteront, la Palestine ?).
Voltaire prend ici position dans un conflit encore brûlant, musulmans et chrétiens sont des pions à sacrifier dans un jeu d’échecs entre grandes puissances…
On pourra ici penser à la Lettre aux paysans dans laquelle Jean Giono explique aux paysans que la guerre France-Allemagne qui se prépare ne les concerne pas, qu’on y tuera des paysans de différentes régions alors qu’elle ne relève que de jeux politiques… En empêchant les lecteurs et concitoyens d’accorder trop d’importance à l’ennemi culturellement constitué (une « fiction de haine« ), Voltaire comme Giono veulent pousser leurs concitoyens à s’intéresser à la politique intérieure, à la répartition des richesses, des pouvoirs, à la hiérarchie des valeurs et des mérites…
Passages retenus
Absurdité des guerres, p. 144 :
Savez-vous bien, par exemple, qu’à l’heure où je vous parle, il y a cent mille fous de notre espèce, couverts de chapeaux, qui tuent cent mille autres animaux couverts de turbans, ou qui sont massacrés par eux, et que, presque par toute la terre, c’est ainsi qu’on en use de temps immémorial ? […] Il s’agit, dit le philosophe, de quelque tas de boue grand comme votre talon. Ce n’est pas qu’aucun de ces millions d’hommes qui se font égorger prétende un fétu de ce tas de boue. Il ne s’agit que de savoir s’il appartiendra à un certain homme nommé Sultan, ou à un autre qu’on nomme, je ne sais pourquoi, César. Ni l’un ni l’autre n’a jamais vu ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il s’agit ; et presque aucun de ces animaux, qui s’égorgent mutuellement, n’a jamais vu l’animal pour lequel ils s’égorgent.
Responsabilité des puissants, p. 145 :
D’ailleurs, ce n’est pas eux qu’il faut punir, ce sont ces barbares sédentaires qui du fond de leur cabinet ordonnent dans le temps de leur digestion, le massacre d’un million d’hommes, et ensuite en font remercier Dieu solennellement.
4 commentaires sur « Surveille tes images : Micromégas, de Voltaire »