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Crache ton cerveau : La haine à l’état d’antiquité, Günther Anders (philo)

Dans un jeu vidéo de guerre, la haine n’est qu’un scénario

Anders (Günther) 1895, La haine à l’état d’antiquité, Payot, 2007
Traduit de l’allemand par Philippe Ivernel (Die Antiquiertheit des Hassens)

Note : 3.5 sur 5.

Résumé

Le philosophe Pyrrhon discute avec le président-dictateur Traufe. Auparavant, il était nécessaire de haïr l’ennemi qui pouvait vous trucider, avant de lui enfoncer son épée dans le corps. Pour faire la guerre, il fallait parfois créer la haine dans le coeur de ses troupes pour les motiver. Avec le développement des armes de longue distance, les fusils mitrailleuses, et plus encore les bombes envoyées d’un avion ou encore mieux, de chez soi en appuyant sur un bouton, la haine elle-même n’est elle pas devenue un sentiment obsolète ? On tue à distance sans connaître aucunement son ennemi. Les émotions également évoluent avec les technologies. Tuer est devenu un travail. Mais l’homme réclame encore son plaisir de haïr pour être soi.

Commentaires

Fragments d’une ébauche de tome 3 pour L’Obsolescence de l’homme. Poussant la réflexion jusqu’à son paroxysme, Anders en vient à un paradoxe choquant : la haine aurait disparu pendant ce XXe siècle ! Ces tueries massives, le génocide, ne sont-ils pas justement rendus possibles par la méconnaissance de l’ennemi, par sa mise à distance ? La destruction de l’ennemi est lointaine, abstraite, représentée par un nombre extravagant. Les historiens vont dans le même sens quand ils expliquent que les génocides du XXe (nazi, ou par exemple hutu) sont avant tout caractérisés par une industrialisation de la tuerie. Les génocidaires ne sont pas des « barbares », des « fous sanguinaires », mais bien des calculateurs froids, des scientifiques de la tuerie, des professionnels ayant diplômes et équipements. Ces bains de sang ne sont pas des régressions vers la bestialité mais des manifestations indésirables du progrès. Dans la continuité de la critique de la modernité d’Anders, c’est bien le progrès technologique qui permet une grande mise à distance de l’humain : appuyer sur un bouton dans sa chambre-cockpit avec des points sur un écran radar tient davantage du jeu vidéo que de l’affrontement. On pensera à l’épisode de Black Mirror, « Men Against Fire », traduit par « Tuer sans état-d’âme » où un soldat tue des sortes de zombies, en fait des sdf, handicapés ou rebelles, apparaissant à ses yeux comme des zombies à cause d’un implant… Le but étant d’éloigner tout sentiment dans cette phase de nettoyage de la société. Dans le fonctionnement idéal de nos sociétés technologiques, les sentiments humains sont inutiles, déplacés et même contre-indiqués.
L’ennemi et la haine de celui-ci sont devenues des fictions qui servent à se cacher à soi-même les intérêts plus terre à terre d’une tuerie : l’appropriation des biens et richesses du mort ; primes et médailles permettant une ascension sociale. Les génocidaires hutus interviewés par Jean Hatzfeld (Une saison de machettes) expriment bien le plaisir qu’ils ont eu à s’abreuver, à faire la fête sans compter, et à récolter les biens des voisins tués, tutsis avec lesquels ils avaient de très bonnes relations auparavant.
Cependant, si la technologie participe à cette mise à distance des sentiments, de la compassion, à la propagande d’une haine fictive, il n’est pas certain que la haine collective n’est pas toujours été une fiction construite. C’est la thèse de Voltaire dans Micromégas, ou de Giono dans la Lettre aux paysans, la guerre semble toujours être une question d’accroissement de pouvoir (acquisition de territoire, marchés) dans le jeu de stratégie des rois, présidents, patrons et grandes familles…

Passages retenus

p. 34 :
Plus l’acte de destruction se laisse étirer en longueur et répéter souventes fois, plus aussi dure le plaisir de haïr et, avec lui, le plaisir d’être soi. C’est là l’origine de la torture que l’individu haïssant croit pouvoir revendiquer comme droit.

p. 51 :
Ils ne haïssent pas les personnes ou les groupes parce qu’ils en connaissent les traits haïssables. C’est l’inverse : haïssent-ils quelqu’un, ils croient également le connaître par la haine qu’ils en ont.

p. 71-72 :
Alors pouvez-vous peut-être au moins me dire par quels moyens vous fabriquez cette haine totalement superflue ? […] Eh bien, je vais vous jeter la réponse à la figure : c’est en fabriquant des ennemis de substitution que vous le faites. C’est en diabolisant un quelconque type, un groupe, de préférence une minorité sans défense qui la plupart du temps n’a rien à voir avec ceux qu’il s’agit de combattre ou d’éradiquer. Si vous souhaitez que vos gens combattent ou éradiquent un élément A inconnu d’eux, non perçu par eux, également impossible à percevoir et à haïr, vous engendrez en eux, par le moyen de la caricature, la haine d’un B qu’ils croient connaître ; une haine qui les enflamme ou les intoxique assez pour qu’ils tuent ensuite le A. Qui pro quo.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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