
Rester pauvre, une puissance révolutionnaire
GIONO Jean (1938), Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, éd. Héros-Limite, Paris, 2013
Résumé
Alors qu’une nouvelle guerre contre l’Allemagne nazie se prépare, que la patrie appelle les forces de la jeunesse à la lutte, à l’engagement de leurs forces et de leur vie, Jean Giono adresse une lettre aux paysans pour les enjoindre à refuser l’appel de la patrie.
La patrie suit des intérêts personnels qui ne concernent pas les paysans. Ce sont des paysans qui vont verser leur sang et celui d’autres paysans d’une autre région appelée Allemagne. Et pendant ce temps, la terre, leurs récoltes seront déclinantes. Et sur le marché, ils seront encore davantage pris à la gorge, obligés d’emprunter, de jouer ce jeu de vente d’eux-mêmes.
Les paysans sont la principale force humaine d’un pays. Ils tiennent la force vitale de toute la population. Eux seuls sont capables par la ressource de leurs mains de dire non aux gouvernements conquérants, égoïstes et destructeurs.
Or, ils ont été piégés par le jeu des gouvernants, des villes, le jeu de l’argent, de l’enrichissement matériel. Ce jeu les amène à vendre leur liberté fondamentale, leur indépendance, leur force, à la société exploitante et désœuvrée, dégénérée. C’est ainsi qu’ils rendent peu à peu leur exploitation dépendante du rendement, des aléas du marché, qu’ils s’appauvrissent eux-mêmes en même temps qu’ils appauvrissent leur sol, qu’ils le détériorent par les engrais, les pesticides…
Appréciations
Il est surprenant de voir la modernité d’un tel texte qui pourrait paraître particulièrement daté, notamment parce qu’elle est élaborée la veille de la guerre, à un moment particulier de l’histoire. Et pourtant, les paroles de Giono ne cessent de faire écho à notre 21ème siècle. Certes ils n’est pas question d’appel à la guerre. Mais cette lettre prend justement un relief particulier car l’on sait les conséquences de la Seconde Guerre, ce déficit de population, cette achèvement de l’exode rural qui pourtant était moindre en France. Si pendant cinquante ans, il semblait assez impromptu ou hors-sujet de penser cet exode rural comme une mauvaise chose, on parle aujourd’hui de plus en plus de retour à la terre. C’est ainsi que les pages de Giono, pleines d’une langue de la Provence, se colorent d’une teinte de regret, de mélancolie, voire de colère. Il est évident aujourd’hui que les populations s’agglutinent inutilement dans les grandes mégalopoles et qu’elles y vivent mal, finalement plus mal que les paysans du temps.
La vie des paysans était rude, mais elle leur rendait une étonnante fierté, une force. Cette fierté, cette force, a été affaiblie, dominée. Les paysans sont aujourd’hui isolés, asservis par les grandes machines économiques, confédération, industrie… Le jeu de la rentabilité, le moins possible d’humains pour des terres de moins en moins belles, des fruits de moins en moins résistants et bons. La campagne est malade des produits engrais et pesticides. Quelle surprise de voir que ces thèmes, ce piège, était déjà dénoncé, tellement clairement visible par Giono. Giono expose ainsi de manière claire la manière dont on a rendu le blé mauvais en le voulant toujours plus productif.
Au-delà des questions proprement paysannes, c’est bien une question civilisationnelle que pose Giono. Il critique la vanité de l’attrait des villes : les richesses matérielles qui appauvrissent l’esprit. La richesse des comptes en banque s’oppose à celle de l’âme des gens de la terre, des gens qui ne sont pas déracinés, mais qui produisent de leur main, qui créent. En cela, Giono rejoint clairement les thèses Marxiennes. Le vrai travail est une bonne chose dans laquelle l’être humain se réalise, se trouve lui-même, accomplit sa puissance, dirait-on avec Nietzsche ou Deleuze. Une thèse profondément de gauche, à l’inverse de ces thèses transhumanistes héritières d’un vieux positivisme qui croit que la technologie va permettre de nous donner du temps libre, va remplacer notre force de travail. Dans notre France du 21ème siècle, on a bien compris cette illusion d’une société des services, société non productrice, qui invite les gens à la consommation, et non à la production, qui paie les gens pour qu’ils restent à chômer tout en continuant à consommer. Giono critique ouvertement cette culture oisive des villes où l’industrie nourrit ce vice de la paresse.
Enfin, Giono redonne à la production agricole sa place première : condition d’existence d’une société. La force incroyable que provoquerait une grève des paysans nous amènerait à penser que, pour notre époque, Marx s’est peut-être trompé de cible. La classe ouvrière est aujourd’hui laminée, toujours divisée, si facile à contenter par des promotions et des intéressements… Au contraire, une nouvelle classe paysanne, renforcée par les techniques modernes, les communications, pourrait devenir une vraie classe laborieuse dominante. Évidemment, elle était principalement royaliste alors, il se pourrait qu’elle soit dans le futur écologiste, pacifiste, communiste, anarchiste, artiste et intellectuelle.
La pauvreté possible dont il est question, c’est l’autonomie recherchée aujourd’hui par les néo-paysans, c’est aussi l’austérité vue comme limites volontaires à l’appareil productif tel que l’exprime Ivan Illich. Ce refus de la recherche du luxe, du bonheur par l’accumulation de biens, c’est déjà la sobriété heureuse de Pierre Rabhi. La conscience que la mécanisation-industrialisation du travail de la terre est un même danger que l’escalade technologique des armes, c’est déjà les critiques de la modernité de Günther Anders.
Passages retenus
p. 14 : « Ni vous ni moi n’avons la maladie moderne de la vitesse. Je ne sais pas qui a fait croire que les miracles éclataient comme la foudre ? C’est pourquoi nous n’en voyons jamais. Dès qu’on sait que les miracles s’accomplissent sous nos yeux, avec une extrême lenteur, on en voit à tous les pas. Ce n’est pas à vous qu’il faut l’apprendre, qui semez le blé, puis le laissez le temps qu’il faut, et il germe, et il s’épaissit comme de l’or sur la terre. Il ne vous est jamais venu à l’idée de combiner les mathématiques et les chimies en une machine qui le fera pousser et mûrir brusquement en une heure. Vous savez que la terre serait contre. Je veux faire avec vous un travail paysan de la même qualité ; et je ne veux pas que la terre soit contre. »
p. 35-36 : « Dans le monde entier, si les paysans de toutes les nations se réunissaient – ils ont besoin des mêmes lois – ils installeraient d’un seul coup sur terre le commandement de leur civilisation ; et les petits gouvernements ridicules – ceux qui maintenant sont les maîtres de tout – finiraient leurs jours en bloc, parlements, ministres et chefs d’État réunis, dans des cellules capitonnées de grands asiles d’aliénés. Par l’importance première du travail qu’elle exerce et par la multitude innombrable de ses hommes, la race paysanne est le monde. Le reste ne compte pas. Le reste ne compte que par sa virulence. Le reste dirige le monde et le sort du monde sans s’occuper de la race paysanne. Alors vous comprenez bien que non seulement j’approuve votre révolte et toutes ses cruautés, mais je suis encore plus révolté que vous et encore plus cruel. Vous êtes emportés par une force naturelle. La même force m’emporte ; mais je suis en plus déchiré par la connaissance de ce qu’ils veulent faire de vous. Cette génération technique qui gémit sous vos yeux dans son terrible désespoir, ces hommes faux qui ne savent plus nouer une corde ni dénouer généreusement les cordes, ces êtres vivants incapable de vivre, c’est-à-dire incapables de connaître le monde et d’en jouir, ces terribles malades insensibles, ce sont d’anciens paysans. Il ne faudrait pas remonter loin à travers leurs pères pour retrouver celui qui a abandonné la charrue et qui est parti vers ce qu’il considérait comme le progrès. Au fond de son cœur, ce qu’il entendait se dire par ce mot entièrement dépouillé de sens, c’était la joie, la joie de vivre. Il s’en allait vers la joie de vivre. Le progrès pour lui c’était la joie de vivre. Et quel progrès peut exister s’il n’est pas la joie de vivre ? Ce qu’il est devenu, lui, quand il croyait aller au devant de la vraie vie, n’en parlons pas. Il vous est facile d’imaginer les souffrances de sa lente asphyxie en vous imaginant vous-même brusquement privé de la grande respiration de votre liberté. Il est mort à la fin sans même s’en rendre compte, sa mort morale ayant de longtemps précédé sa mort physique ; ayant pris goût par force au poison, ne souffrant plus au fond de lui-même que par l’aigre énervement de quelques souvenirs en trop. Et c’est bien de lui qu’on peut dire : Les pères ont mangé des raisins verts et les enfants ont les dents agacées. Ils ont produit cette génération actuelle dont l’incapacité à la joie est si évidente et qui cherche des remèdes à son désespoir dans les ordures. Voilà donc ce que la technique industrielle peut faire d’un paysan et d’une génération de paysans. »
p. 44-45 : « Quand vous parlez à un homme socialement technique, il ne rêve que du temps où les machines feront tout le travail, où l’homme ne travaillera plus – c’est-à-dire respirera à la surface, croit-il – ne travaillera plus que quelques minutes par jour à pousser des boutons de machineries ou à lever et baisser des commutateurs. Et qu’est-ce qu’il fera le reste du temps, lui demandons-nous ? Et il nous répons : il se cultivera ; quand ce pauvre homme a oublié, ne sait-il pas, ne peut pas savoir, dans sa position antinaturelle, que la vraie culture de l’homme c’est précisément son travail, mais un travail qui soit sa vie, ce qui, évidemment, n’est le cas pour aucun travail technique. On ne peut pas savoir quel est le vrai travail du paysan : si c’est labourer, semer, faucher, ou bien si c’est en même temps manger et boire des aliments frais, faire des enfants et respirer librement, car tout est intimement mélangé, et quand il fait une chose il complète l’autre. C’est tout du travail, et rien n’est du travail dans le sens social du travail. »
p. 65 : « Le faux monde terrible qui vit les temps modernes dans un inimaginable massacre de tous les espoirs, ne vit que parce que vous lui donnez permission de vivre. Il vous oblige à lui donner la permission de vivre. L’arme avec laquelle il vous réduit en esclavage, c’est la monnaie. Plus vous avez de sa monnaie de papier dans vos armoires, plus vous êtes les esclaves des temps modernes, moins vous êtes paysans. C’est par le truc de cette monnaie valeur réelle zéro qu’arrivent à se nourrir (je veux dire manger) et à vivre ces hommes antinaturels et inutiles qui vous gouvernent, qui sont les maîtres de votre vie, qui peuvent décider du jour au lendemain de vous jeter, paysans d’ici, contre les paysans de là-bas, de l’autre côté de la frontière, dans des guerres qui sont l’exclusif massacre des paysans de tous les pays. »
p. 72 : « L’autre absurdité est technique. Vous avez trop de blé. Le pain que le boulanger fait avec les farines légales est mauvais, physiquement mauvais, n’importe quel médecin vous le dira. La farine légale, blutée aux trémies légales donne une matière panifiable entièrement privée des phosphores et des diverses qualités nourricières de la farine qu’on pourrait qualifier de sauvage, c’est-à-dire obtenue avec des procédés non techniques. Mais le technicien vous dit : « Avec mon procédé actuel je fais rendre au grain 74% de farine, les anciens procédés ne faisaient rendre que 55%. » Un procédé mécanique de broyage ne pouvant pas intervenir dans la constitution chimique, dans les proportions nourricières d’un grain de blé, s’il fait rendre 19% de plus, est obligé de prendre ces 19% dans les parties non nourricières de ce grain de blé. Au lieu de 55% d’excellent, la technique vous donne 74% de médiocre. »
p. 76-77 : « Là-haut, je voyais quelques fois des pucerons sur les feuilles ; je coupais les feuilles malades en passant, je les écrasais sous mon soulier et c’était fini. Ici, le puceron apparaît sur une feuille, trois jours après le verger en est couvert ; une semaine après il est entièrement dévasté. Ce qui se faisait naturellement est devenu une vraie bataille et il faut des centaines de litres de jus de nicotine pour lutter contre le mal. La bataille là-haut était simple : deux de mes doigts et mon soulier suffisaient gratuitement. Ici, il faut des appareils à pulvériser, des lances à asperger, des journées entières d’hommes pour arroser les feuilles, et le liquide qu’on ne donne pas. […] Certains fruits ne sont pas engageants à manger : leur peau est grise et pleine de pustules ; il faut les vendre quand même, sans quoi on est foutu. Au lieu des belles pêches excellentes et les autres pour les cochons, c’est tout qu’il faut faire filer au marché et qu’il faut vendre. Tout le monde peut se payer des pêches à deux francs cinquante le kilo, mais la vérité c’est que ça n’a plus de pêche que le nom. »
p. 81 : « Le but du paysan n’est plus de vivre, c’est de constituer un capital. Il croit que vivre, c’est constituer un capital. Il croit que le capital lui donnera une ampleur de vie à laquelle il ne peut pas atteindre avec la vie seule. Vous me dîtes qu’il ne trouve plus à manger : c’est qu’il ne cherche plus à manger, il cherche à vendre. La preuve de l’erreur de vendre, en général, est que le travail de l’homme appliqué logiquement au désir de vendre détruit de lui-même la possibilité de vendre. C’est un nœud coulant. »
p. 111 : « Dans les temps modernes, l’humble sagesse est la pensée la plus révolutionnaire du monde. L’existence des temps actuels tient à si peu de chose qu’elle peut être bouleversée par l’application dans la vie du plus banal des proverbes. Ces monstrueuses construction de métal machiné, ces vertigineuses cimentation de science qui s’élancent dans ce que la myopie des masses considèrent comme les hauteurs du ciel, ces magnifiques ratières politiques qui de tous les côtés encasernent les hommes, tout peut être facilement détruit par la paysannerie qui décide de se contenter de peu. »
Un avis sur « Crache ton cerveau : Lettre aux paysans, de Giono (philo) »