Balance ta science : Dialogues avec un Sauvage, de Lahontan

Une même morale mais des moyens différents pour y parvenir ?

Lahontan (Louis-Armand de Lom d’Arce, dit baron de) 1704, Dialogues de M. le baron de Lahontan et d’un Sauvage dans l’Amérique, Amsterdam, Boeteman.

Édition originale disponible sur Gallica

Note : 3.5 sur 5.

Résumé

Après avoir parcouru les terres d’Amérique septentrionale de la Nouvelle France pendant dix années, le baron de Lahontan s’assoie avec le chef Huron nommé Adario qui, lui, a fait un voyage sur le vieux continent et notamment en France. Ensemble, ils disputent des qualités et défauts des modes de vie de leur civilisation respective.

Commentaires

Il est certain que Lahontan a travaillé littérairement ses textes ethnographiques en vue d’une publication, de la même manière qu’Antoine Galland au même moment était en train d’arranger les contes arabo-persans des Mille et une Nuits (premier tome publié en 1704) pour les accommoder aux goûts des lecteurs Français. Cette transformation était sans doute la condition pour une large diffusion de ces œuvres qui ont préparé les Lumières – auraient, selon l’anthropologue David Graeber (dans Au commencement…, en 2023), habitué l’Européen à la vision d’un ailleurs, d’un être au monde différent, l’auraient confronté à un regard critique sur lui-même (effet de décentrement qui sera utilisé dans les Lettres persanes, Micromégas, Candide…), rendant possible l’idée centrale des Lumières : ce monde pourrait être différent. Le chef indien s’exprime ainsi dans un français soigné (comment pourrait-il en être autrement ?), lui ont été conservées quelques touches de couleur locale comme « mon frère », « le grand Esprit », « le monde des âmes » (léger décalage des conceptions chrétiennes – fraternité chrétienne, le Saint Esprit, le paradis -, et donc une autre application possible de celles-ci dans la société), et surtout « le Tien et le Mien », expression aux allures primitives, caractérisant une certaine attitude infantile des Européens quant à la possession, comme des enfants refusant de se prêter un jouet, exprimant parfaitement la division des individus provoquée par l’importance exagérée accordée à la propriété exclusive.

Si Graeber identifie volontiers Adario avec le célèbre chef Huron Kondiaronk qui a voyagé en France, la forme choisie du dialogue platonicien amène inévitablement à rapprocher le chef indien de la figure de Socrate, et à le considérer davantage comme une reconstruction-synthétisation des représentations indiennes. En face de lui, Lahontan, aventurier, est le porteur des positions caractéristiques d’un Français cultivé qui regarderait le monde indien avec naïveté et défendrait la logique de sa civilisation. Ré-exprimées par le point de vue indien, comme mises à nu et poussées par une ironie de type socratique, les certitudes de supériorité de l’Europe s’ébranlent. Cela dit, les conclusions de la dispute sont laissées au lecteur, et certaines failles dans la sagesse indienne apparaissent aussi, comme le mépris de la tribu voisine des Iroquois et la nécessité de se battre avec eux pour faire des esclaves (mais quel colon européen pourrait alors se permettre la critique ?). Ainsi, Lahontan tente de proposer à ses lecteurs une expérience de remise en question comparable à celle qu’il a probablement connue lors de ses Voyages en Amérique septentrionale.

La civilisation indienne apparaît parfois presque comme le renversement de l’Europe (rappelant le fonctionnement carnavalesque de textes comme Le Voyage dans la Lune de Cyrano ou le théâtre de foire de Lesage – ce monde aux valeurs inversées ne serait-il pas au final presque plus désirable ?). Par la comparaison avec la simplicité des mœurs indiennes, sont mises en évidence la fausseté et les contradictions du mode de vie européen qui assujettit sa population sous des lois morales ou judiciaires extrêmement exigeantes – par quoi justement l’Européen se sent plus civilisé -, mais qui sont en contrepartie les générateurs d’un vice généralisé… plus haut est le mur, plus grande est l’ombre… foyer d’intolérance (bêtise des guerres de religion, où chacun veut persuader qu’il a le « bon » dieu, alors que la différence est relative), célibat des prêtres, virginité avant le mariage, monogamie stricte (les pêchés les plus visibles y dissimulent les plus graves), le triomphe des apparences, le pas vu pas pris des crimes évidents mais non jugés… le mensonge à soi d’une société qui veut se soigner avec des médicaments miracles au lieu de changer son hygiène de vie, la protection exagérée de la propriété, la fièvre de l’argent, et le gonflement terrible du sentiment d’envie et de frustration des exclus…

Passages retenus

Pourquoi cent religions différentes ? p. 16
Il n’est rien de si naturel aux Chrêtiens, que d’avoir de la foy pour les saintes Écritures, parce que dés leur enfance on leur en parle tant, qu’à l’imitation de tant de gens élevés dans la même créance, ils les ont tellement imprimées dans l’imagination, que la raison n’a plus la force d’agir sur leurs esprits déja prévenus de la vérité de ces Évangiles ; il n’est rien de si raisonnable à des gens sans préjugés, comme sont les Hurons, d’examiner les choses de prés. Or, aprés avoir fait bien des réflexions, depuis dix Années, sur ce que les Jésuites nous disent de la vie & de la mort du fils du grand Esprit, tous mes Hurons te donneront vint raisons qui prouveront le contraire : pour moy, j’ai toûjours soûtenu que, s’il étoit possible qu’il eût eu la bassesse de décendre sur terre, il se seroit manifesté à tous les Peuples qui l’habitent. Il seroit décendu en triomphe avec éclat & Majesté, à la veüe de quantité de gens. Il auroit ressuscité les morts, rendu la veüe aux aveugles, fait marcher les boîteux, guéri les malades par toute la terre ; enfin, il auroit parlé, & commandé ce qu’il vouloit qu’on fît ; il seroit allé de Nation en Nation faire ces grands miracles pour donner la même Loy à tout le monde ; alors nous n’aurions tous qu’une même Religion, & cette grande uniformité qui se trouveroit par tout, prouveroit à nos Décendans d’ici à dix mille ans, la verité de cette Réligion connue aux quatre coins de la Terre, dans une même égalité : au lieu qu’il s’en trouve plus de cinq ou six cens diférentes les unes des autres, parmi lesquelles celle des François est l’unique, qui soit bonne, sainte & véritable, suivant ton raisonement.

Des disputes sur la vraie religion, p. 32
La diférence que je trouve entre vôtre créance, & celle des Anglois, embarasse si fort mon esprit, que plus je cherche à m’éclaircir, & moins je trouve de lumiéres. Vous feriez mieux de dire tous tant que vous étes, que le grand Esprit a donné des lumiéres sufisantes à tous les hommes, pour conoître ce qu’ils doivent croire & ce qu’il doivent faire, sans se tromper. Car j’ay ouï dire que parmi chacune de ces Réligions diférentes, il s’y trouve un nombre de gens de diverses opinions ; comme, par exemple, dans la vôtre chaque Ordre Religieux soutient certains points diférents des autres, & se conduit aussi diversement en ses Instituts qu’en ses habits, cela me fait croire qu’en Europe chacun se fait une religion à sa mode, diférente de celle dont il fait profession extérieure. Pour moy, je croy que les hommes sont dans l’impuissance de connoître ce que le grand Esprit demande d’eux, & je ne puis m’empêcher de croire que ce grand Esprit estant aussi juste & aussi bon qu’il l’est, sa justice ait pû rendre le salut des hommes si dificile, qu’ils seront tous damnés hors de vostre religion, & que même peu de ceux qui la professent iront dans ce grand paradis. Croi-moy, les affaires de l’autre monde sont bien diférentes de celles-ci. Peu de gens sçavent ce qui s’y passe. Ce que nous sçavons c’est que nous autres Hurons ne sommes pas les auteurs de nôtre création ; que le grand Esprit nous a fait honnêtes gens, en vous faisant des scelerats qu’il envoye sur nos Terres, pour corriger nos défauts & suivre nostre exemple. Ainsi, mon Frére, croi tout ce que tu voudras, aïe tant de foy qu’il te plaira, tu n’iras jamais dans le bon pais des Ames si tu ne te fais Huron. L’innocence de nôtre vie, l’amour que nous avons pour nos fréres, la tranquilité d’ame dont nous jouissons par le mépris de l’intérest, sont trois choses que le grand Esprit exige de tous les hommes en général. Nous les pratiquons naturellement dans nos Villages, pendant que les Européans se déchirent, se volent, se diffament, se tuent dans leurs Villes, eux qui voulant aller au pais des Ames ne songent jamais à leur Créateur, que lors qu’ils en parlent avec les Hurons. Adieu, mon cher Frére, il se fait tard ; je me retire dans ma cabane pour songer à tout ce que tu m’as dit, afin que je m’en ressouvienne demain, lorsque nous raisonnerons avec le Jésuite.

p. 37
Ô le bel homme qu’un François, avec ses belles Loix, qui croyant estre bien sage est assûrement bien fou ! puis qu’il demeure dans l’esclavage & dans la dépendance, pendant que les Animaux mêmes jouïssent de cette adorable liberté, ne craignent, comme nous, que des ennemis étrangers.

p. 44
En vérité, il y a bien de l’aveuglement dans l’esprit de ceux qui nous connaissent, & ne nous imitent pas.

p. 49
Di moy, à propos de Loix, pourquoy elles soufrent qu’on vende les filles pour de l’argent, à ceux qui veulent s’en servir ? Pourquoy on permet certaines Maisons publiques, où les putains & les maquerelles s’y trouvent à toute heure pour toute sorte de gens ? Pourquoy on permet de porter l’épée aux uns, pour tuer ceux à qui il est défendu d’en porter ? Pourquoy permet on encore de vendre du vin au dessus de certaine quantité, & dans lequel on met mille drogues qui ruinent la santé ? Ne vois-tu pas les malheurs qui arrivent icy, comme à Québec, par les yvrognes ? Tu me répondras, comme d’autres ont déja fait, qu’il est permis au Cabarétier de vendre le plus de marchandise qu’il peut pour gagner sa vie, que celuy qui boit doit se conduire lui-même, & se modérer sur toutes choses. Mais je te prouveray que cela est impossible, parce qu’on a perdu la raison avant qu’on puisse s’en apercevoir ; ou du moins elle demeure si afoiblie qu’on ne connoît plus ce qu’on doit faire. Pourquoy ne défend-on pas aussi les jeux excessifs qui traînent mille maux aprez eux. Les Péres ruïnent leurs familles (comme je t’ay déja dit), les enfants volent leurs Péres ou les endétent ; les filles et les femmes se vendent quand elles ont perdu leur argent, aprez avoir consumé leurs meubles & leurs habits ; de là viennent des disputes, des meurtres, des inimitiez & des haines irréconciliables.

Pas de bonheur dans la propriété, p. 53
Nous avons parlé de Religion & de Loix, je ne t’ay répondu que le quart de ce que je pensois sur toutes les raisons que tu m’as alléguées ; tu blâmes notre manière de vivre ; les François en général nous prénent pour des Bétes, les Jésuites nous traitent d’impies, de foux, d’ignorans & de vagabons : & nous vous regardons tous sur le même pied. Avec cette différence que nous nous contentons de vous plaindre, sans vous dire des injures. Écoute, mon cher Frére, je te parle sans passion, plus je réfléchis à la vie des Européans & moins je trouve de bonheur & de sagesse parmi eux. Il y a six ans que je ne fais que penser à leur état. Mais je ne trouve rien dans leurs actions qui soit au dessous de l’homme, & je regarde comme impossible que ça puisse estre autrement, à mois que vous ne veuilliez vous réduire à vivre, sans le Tien ni le Mien, comme nous faisons. Je dis donc que ce que vous appelez argent, est le démon des démons, le Tiran des François ; la source des maux ; la perte des ames & le sepulcre des vivans. Vouloir vivre dans les Païs de l’arget & conserver son ame, c’est vouloir se jetter au fond du Lac pour conserver sa vie ; or ni l’un ni l’autre ne se peuvent.

La nullité d’une vie dans la convoitise, p. 63
Quoy ! N’est-ce pas plutôt mourir en vivant, que de tourmenter son esprit à toute heure, pour acquérir des Biens, ou des Honneurs, qui nous dégoûtent dez que nous en jouïssons ? D’afoiblir son corps & d’exposer sa vie pour former des entreprises qui échouent le plus souvent ? Et puis tu me viendras dire que ces grands Seigneurs sont élevez dans l’ambition, & dans le trouble, comme nous dans le travail & la fatigue. Belle comparaison pour un homme qui sçait lire & écrire ! Dis-moy, je te prie, ne faut-il pas, pour se bien porter, que le corps travaille & que l’esprit se repose ? Au contraire, pour détruire sa santé, que le corps se repose, & que l’esprit agisse ? Qu’avons-nous au monde de plus cher que la vie ? Pourquoy n’en pas profiter ? Les François détruisent leur santé par mille causes différentes ; & nous conservons la nôtre jusqu’à ce que nos corps soient usez ; parce que nos ames exemptes de passions ne peuvent altérer ni troubler nos corps. Mais enfin les François hâtent le moment de leur mort par des voïes légitimes ; voilà ta conclusion ; elle est belle, asseurément, & digne de remarque ! Croi-moy, mon cher Frére, songe à te faire Huron pour vivre long-temps. Tu boiras, tu mangeras, tu dormiras, & tu chasseras en repos ; tu seras delivré des passions qui tiranisent les François ; tu n’auras que faire d’or, ni d’argent, pour estre heureux ; tu ne craindras ni voleurs, ni assassins, ni faux témoins ; & si tu veux devenir le Roi de tout le monde, tu n’auras qu’à t’imaginer de l’estre, & tu le seras.

p. 96
Nous ne sommes jamais ni riches, ni pauvre ; & c’est en cela que nôtre bonheur est au dessus de toutes vos richesses.

p. 96
Ha ! Maudite Écriture ! Pernicieuse invention des Européans, qui tremblent à la veüe des propres chiméres qu’ils se représentent eux-mêmes par l’arrangement de vint & trois petites figures, plus propres à troubler le repos des hommes qu’à l’entretenir.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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