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Ramasse tes lettres : Le Chevalier inexistant, de Calvino (roman)

L’histoire est un roman inexistant

Calvino (Italo) 1959, Le Chevalier inexistant, Gallimard, Folio, 2002

Traduit de l’italien par Maurice Javion (1962), revue en 2001 par Mario Fusco
(titre original : Il Cavaliere inesistente)

Note : 2.5 sur 5.

Résumé

Sur les routes de France défilent les célébrités de l’armée de Charlemagne. Parmi eux, Agilulfe avec son armure blanche, est sans doute l’un des plus vaillants et des plus appliqués. Le jeune Raimbaut, fraîchement engagé pour venger son père, est impressionné par son aplomb, tout comme la belle Bradamante, chevalière farouche. Mais une chose le différencie : Agilulfe n’a pas de corps sous l’armure…

Commentaires

Ce roman pourrait s’inscrire dans une certaine continuité du Don Quichotte de Cervantès, en proposant une parodie du monde des chevaliers, au temps de l’empereur Charlemagne (anticipant également sur Le Sacré Graal des Monthy Python, sorti en 1975). Mais c’est davantage l’univers des chansons de geste que celui des romans de chevalerie qui est parodié (bien que l’ordre du Graal soit présent et ridiculisé), et avec lui la question de la construction de l’histoire. Les conquêtes glorieuses de Charlemagne sont des guerres, des boucheries comme la Première Guerre, et les chevaliers ne sont rien de plus que des soldats grossiers et sanguinaires. Le personnage d’Agilulfe symbolise l’esprit de la chevalerie, au sens militaire du terme ; c’est un chevalier parfait. Le fait qu’il n’ait pas de corps semble illustrer le décalage entre la représentation héroïque de la chevalerie et de la guerre dans l’histoire et dans la littérature, et la réalité du terrain. Par sa mémoire parfaite, Agilulfe corrige les histoires déformées des autres chevaliers qui veulent se mettre en valeur. Par sa perfection et sa rigueur, il est un rabat-joie qui empêche de se construire une version valorisante, idéalisée, mythifiée, de l’Histoire, de l’Europe, de la France. Raimbaut, porte un regard naïf – celui du lecteur – sur le champ de bataille. Peut-être comme le jeune poète symboliste surdoué, son homonyme avec un d, il est vite désillusionné, déçu. La seule chose qui correspond à sa représentation de la guerre et de la chevalerie, c’est Agilulfe, un chevalier qui n’existe pas. Bradamante, idéalisant la chevalerie, sorte de Emma Bovary des champs de bataille, incapable de se satisfaire des corps poisseux et imparfaits, des mœurs grossiers des soldats, tombe amoureuse d’une abstraction de l’homme idéal, un homme sans corps. Les chevaliers du Graal semblent être drogués à l’abstraction, privilégier l’abstrait à la réalité les amène à l’inhumanité. Gourdoulou, l’écuyer fou, illustre peut-être lui aussi cette folie des hommes en confondant systématiquement la relation sujet-objet d’une action (par exemple il a l’impression que c’est lui qui est mangé par la soupe) : est-ce que l’homme, en se glorifiant de l’histoire guerrière qui a constitué son pays, ne s’abuse pas en oubliant les soldats bêtes et sanguinaires qui les ont faites ?
Comme pour les deux premiers romans de la trilogie des « Ancêtres » (après Le Vicomte pourfendu et Le Baron perché), Italo Calvino, part d’une idée, comme une contrainte d’écriture et en tire les fils, espérant en obtenir de bons effets littéraires et comiques. Or, peu de choses prennent ici. Une fois qu’on a dit que le chevalier n’existe pas, quoi raconter de plus ? Que fait-il à table pendant que les autres mangent ? la nuit ? peut-il être attiré par une femme et avoir des sentiments ? Il a bien-sûr l’honneur des chevaliers et il possède tous les codes de galanterie, talent à préserver son interlocuteur et à respecter les tours de parole, ne pas fâcher par trop de critiques, ne pas lasser par trop de détails techniques… Tous ces éléments qui étaient développés et donnaient un monde riche et amusant dans Le Baron perché, l’auteur semble ici les expédier, lassé de son sujet. D’autre part, l’attention est trop souvent détournée par les autres personnages qui sont également peu développés (c’est Raimbaut qui est amoureux, qui combat à la guerre… Torrismond qui rencontre l’ordre du Graal). Le chevalier Agilulfe n’est jamais attachant car on le voit très peu à l’œuvre. Le récit semble trop expéditif, résume au lieu d’être dans la scène. Et même dans son épreuve de galanterie, qui aurait pu devenir hilarante, les discours sont narrativisés, les sentiments de la dame peu compréhensibles. Le personnage-conteuse n’est pas assez développé, paraît être une sorte de cliché d’écriture là où l’on aurait pu imaginer une caricature d’historien ou bien même le chevalier lui-même… Sa situation est trop peu détaillée ou les détails sont trop divergents (est-elle en mal d’amour ? voudrait-elle vivre au lieu d’écrire ? se pose-t-elle des questions sur la véracité ?), trop légers pour rendre intéressantes ses élucubrations sur l’écriture. Dénoncer la vacuité a toujours le risque de tomber soi-même dans le vide.

Passages retenus

L’heure d’incertitude du réveil, p. 32 :
A cette heure du petit jour, Agilulfe éprouvait régulièrement le besoin de s’appliquer à quelques travail de précision : dénombrer des objets, les ordonner suivant des figures régulières, résoudre des problèmes d’arithmétique. C’est l’heure où les choses perdent cette consistance d’ombre qui les a revêtues tout au long de la nuit, et peu à peu retrouvent des couleurs ; mais avant, il leur faut traverser une sorte de limbe douteux, à peine effleurés par la lumière et comme entourées d’un halo : l’heure où l’on est le moins sûr que le monde existe.

Le fantasme de l’ordre militaire, p. 92 :
Après toute cette existence d’amazone enrégimentée, une profonde insatisfaction s’était fait jour en son âme. Ce qui l’avait jetée dans le métier de chevalerie, c’était le désir de tout ce qui est austère, exact, rigoureux., plié à une règle morale ; et, dans le maniement des armes ou la conduite des chevaux, le goût d’une extrême précision de mouvements. Mais en réalité… Elle était environnée de gros bonshommes suants, qui faisaient la guerre à l’esbroufe, d’une manière approximative et négligente. Hors des heures de service, ils passaient leur temps à prendre des cuites ou à se traîner derrière elle, en vrais lourdauds, avec une seule idée en tête : savoir lequel d’entre eux elle se déciderait à emmener dans sa tante pour la nuit. La chevalerie est une belle chose, c’est entendu ; mais tous ces chevaliers sont une bande de nigauds, habitués à accomplir de hauts faits d’armes sans chercher la petite bête, comme ça se trouve. Dans la mesure du possible, ils tâchent de s’en tenir à ces règles sacro-saintes qu’ils ont fait serment d’observer : elles sont bien codifiées, elles leur ôtent le souci de réfléchir. La guerre, en définitive, c’est moitié boucherie, moitié train-train ; pas la peine d’y regarder de si près.
Bradamante, au fond, était à l’image des autres : peut-être que toutes ses aspirations, ses idées d’austérité et de rigueur, elle ne se les était mises en tête que pour contrarier sa vraie nature. Par exemple, il n’y avait pas plus souillon qu’elle dans toute l’armée de France. Sa tante était la plus mal rangée de tout le cantonnement, c’est dire…

Manière de marcher innocemment, p. 97 :
A la limite du camp, Agilulfe allait à pas lents ; sur son armure blanche flottait un long manteau noir ; il passait par là avec l’air de quelqu’un qui se retient de regarder, mais qui sait que les autres le regardent, et se croit obligé de bien marquer que peu importe – quand en réalité il lui importe beaucoup, mais seulement, pas de façon que les autres pourraient croire.

Amour dévié, p. 125 :
– Où t’en vas-tu, où t’en vas-tu, Bradamante ? Je viens vers toi et tu t’enfuis !
Ainsi criait-il avec l’indignation obstinée de l’amoureux sûr de ses raisons. « Me voici, je suis jeune, débordant d’amour ! Comment se pourrait-il que mon amour ne lui plût pas ? Que cherche donc cette femme qui me repousse et ne veut pas m’aimer ? Que lui faut-il de plus que ce que je sens pouvoir et devoir lui donner ? » Et le voilà tout enragé, incapable de voir clair en lui-même, tant et si bien qu’à un moment l’amour qu’il éprouvait pour elle devint pur amour de soi, de soi-même amoureux d’elle ; amour de tout ce qu’ils pourraient être tous deux ensemble, et qu’ils ne sont pas…

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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