
Manifeste pour une espèce humaine poétique : l’éléphant comme projet de civilisation
Gary (Romain) 1968, Lettre à l’éléphant, Figaro littéraire de mars 1968
Résumé
Dans un contexte de guerre du Viet-Nam et de menace nucléaire, deux mois avant mai 68, Romain Gary adresse une lettre à un éléphant… C’est que l’éléphant symbolise pour lui tout ce que l’Homme détruit par ses armes, sa technologie, son désir d’expansion, de domination, son obsession d’optimisation, de rationalisation. Il symbolise donc bien-sûr les animaux en voie d’extinction mais aussi les forêts, les montagnes, les océans… et par répercussion l’Homme qui se détruit lui-même… physiquement mais aussi métaphysiquement.
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Laissez-moi vous dire ceci, mon vieil ami : dans un monde entièrement fait pour l’homme, il se pourrait bien qu’il n’y eût pas non plus place pour l’homme. Tout ce qui restera de nous, ce seront des robots. Nous ne réussirons jamais à faire de nous entièrement notre propre œuvre. Nous sommes condamnés pour toujours à dépendre d’un mystère que ni la logique ni l’imagination ne peuvent pénétrer et votre présence parmi nous évoque une puissance créatrice dont on ne peut rendre compte en des termes scientifiques ou rationnels, mais seulement en termes où entrent teneur, espoir et nostalgie. Vous êtes notre dernière innocence.
(#14)
Commentaires
Renouant avec son roman Les Racines du ciel, publié en 1956 et primé du Goncourt, cette lettre ouverte reprend le thème de l’éléphant pour en faire le symbole d’un combat tant écologique (comme peut l’être le panda pour la WWF) qu’humaniste et littéraire. Le pachyderme en devient une sorte de bulldozer, à la fois drôle, tendre mais puissant, contre une prétendue civilisation, obsédée de technologie jusqu’au fétichisme, de rationalité déshumanisante, prête à mourir la rentabilité à la bouche, contre des idéologies qui se drapent de bienfaisance et de progressisme mais qui ne sont que violence destructrice, assujettissement, enlaidissement et cupidité. Le lien intime que Romain Gary établit entre la protection de la nature et la protection de l’humanité, le droit à la fragilité, à la différence, à l’inutilité, à l’art, se retrouve notamment dans les positions des tenants de la Décroissance : dans la continuité d’auteurs comme Jean Giono (avec sa Lettre aux paysans en 1938) ou Günther Anders (avec L’Obsolescence de l’Homme en 1956), Gary ne s’oppose pas simplement à la guerre, à la bombe nucléaire, ou à la mise en danger d’espèces animales, mais assume pleinement l’étiquette de « réactionnaire » en s’attaquant à l’idéologie de modernité (comme pourra la définir par exemple Bruno Latour), renvoyant dos à dos l’opposition stérile du socialisme et du libéralisme alors dominante. À la manière de Restif de la Bretonne dans sa Lettre d’un singe où le singe représente un être humain non dénaturé par la civilisation, qui n’exploiterait pas son prochain, qui ne l’esclavagiserait pas, l’éléphant représente un nouvel être humain non obnubilé par la monstration de sa puissance (virilisme) ou par l’usage frénétique jusqu’à la perte de sens des outils de celle-ci, un humain qui vivrait sans épuiser ni s’approprier ce qu’il touche (souci de convivialité, comme dira Ivan Illich), qui établirait un nouveau partenariat avec les espèces animales ou végétales (espèces compagnes comme le dira Donna Haraway), un homme qui ne s’extrairait plus de la nature (Philippe Descola). Manifeste pour un renversement radical de valeurs qui place le goût de la beauté, la poésie, l’indépendance d’esprit, la fantaisie, l’inutilité, la tranquillité, la tendresse, l’éléphant bien au-dessus des notions creuses et très relatives de progrès, de P.I.B., de croissance… Une vraie réponse aux ogres technologiques neptuniens qui se concurrencent et menacent de dévorer leurs enfants…
Enquête de texte : Que peut donc un éléphant contre une ogive nucléaire ?
C’était l’une de ces heures où un homme a besoin de tant d’énergie, de tant de force qu’il lui arrive même de faire appel à Dieu. Je n’ai jamais été capable de lever mon regard aussi haut, je me suis toujours arrêté aux éléphants. (#6)
Dans un conflit armé entre deux blocs, le monde médiatique attend que vous preniez position. Pour un intellectuel comme Romain Gary, il est nécessaire de prendre de la hauteur pour mieux élaborer une pensée pertinente et justement de fait, impertinente. Critiquer la modernité technologique, l’efficacité et la rentabilité, la productivité, les calculs scientifiques, le raisonnement rationnel, la logique, l’utilité, le gain de temps, la vie urbaine, son confort… traits caractéristiques de notre civilisation, c’est prendre le risque d’être rejeté comme peu crédible, utopiste, populiste ou inconséquent par la majorité des lecteurs du Figaro qui jouissent de cette « modernité ». Le détour par la fable symbolique permet d’empêcher de juger et réagir avant d’avoir lu (de préjuger), et ainsi de donner aux lecteurs à re-penser leur système de valeurs. Dans un contexte qui provoque une peur aliénante, l’auteur propose en ouverture de sa lettre un geste inattendu et comique : « il n’est que trop naturel que mes pensées se tournent vers vous [monsieur l’éléphant] » (#1). En quoi penser à un éléphant, s’adresser à lui, pourrait aider face à une menace de guerre nucléaire, de catastrophe écologique ? Au-delà d’un humour désarmant, c’est bien la stratégie usuelle de la littérature d’aborder un problème indirectement par le biais d’un pas de côté, détour par une anecdote exemplaire, jeu de la fable, force de la métaphore, démonstration par l’immersion… Usage du décentrement, particulièrement remarquable dans la littérature philosophique du XVIIIe siècle : Les Voyages de Gulliver, Micromegas, Les Lettres persanes… L’éléphant symbole commun permet comme une régression au stade innocent de l’enfant, un appel à l’affectif, à l’élan naturel de l’humain, par opposition au raisonnement froid des technicistes. À un second niveau, l’éléphant dans son animalité, ses comportements, son mode de vie, offre un modèle de paix avec soi-même, d’harmonie avec la nature, contrairement à l’humain pris dans des contradictions déchirantes. Enfin, l’éléphant sublimé par l’œil du poète, réveille la sensibilité artistique, transcende l’être au monde, amenant le lecteur à renverser son ordre de priorités : la nature, l’inutile, l’intuition, l’incohérence, la lenteur, l’imagination, l’amitié, la poésie… deviennent aussi vitales que l’air, tandis que l’artifice technologique, le calcul, le sérieux… apparaissent comme des gênes, des obstacles, des poisons.
I. Un éléphant, ça attendrit énormément : détour par la fable et l’autobiographie
II. L’éléphant, une espèce modèle pour un Homme en conflit avec lui-même
III. Paradoxe de l’inutile-vital : l’éléphant comme poétique du monde
I – Un éléphant ça attendrit énormément : détour par la fable et l’autobiographie
Glissement de genre, du discours de positionnement politique attendu (lettre ouverte) au littéraire (fable). De l’appel initial de la lettre, ne pouvant être pris comme une simple métaphore, aux salutations finales, l’auteur prend la fiction au sérieux et le « vous » du destinataire est toujours ce personnage d’éléphant qui découvrirait le contenu de la lettre : « allons, allons, ne secouez pas vos oreilles, ne levez pas votre trompe avec colère, je n’avais pas l’intention de vous froisser » (#8). En même temps, la lettre est bien adressée aux lecteurs qu’elle traite avec complicité, avec humour, les plaçant littéralement en tant que lecteur-destinataire à qui on s’adresse (« vous »), dans la position de l’éléphant, celle d’une autre espèce elle-aussi en danger d’extinction… Le dispositif énonciatif soutient ainsi le parallèle entre humanité et nature mise en danger : « Nos destins sont liés ». L’éléphant, vu sous cet angle, c’est l’homme. Inversement, par la déférence épistolaire toute traditionnelle, maintenue de l’appel initial (« Monsieur et très cher éléphant »), aux salutations finales (« Croyez-moi votre ami bien dévoué »), Gary réalise littérairement sa volonté de placer l’Éléphant à l’égal de l’Homme. Ce jeu littéraire a pour effet de dérider le lecteur : en tant que littéraire, Romain Gary ne s’adresse pas à la raison politique du lecteur du Figaro littéraire, mais à l’imaginaire, à l’affectif, au rêveur, au poète, au rieur, à l’enfant.
Dans le premier tiers de la lettre, Romain Gary s’appuie sur le récit autobiographique pour continuer de susciter l’affectif du lecteur plutôt que sa raison (empathie pour une personne qu’on connaît par opposition aux pensées globalisantes). « C’est dans une chambre d’enfant, il y a plus d’un demi-siècle, que nous nous sommes rencontrés » (#3). L’image première d’un éléphant dans une petite chambre pleine de jouets est bien-sûr incongrue. Mais situer le début de son discours dans le lieu par excellence de l’enfance, c’est surtout faire appel à la tendresse instinctive, innée, qu’a eu tout lecteur pour l’animal à travers la figure sympathique de la peluche : faire régresser le lecteur à l’âge pré-rationnel, « la nostalgie à l’égard de mon enfance et de mon innocence perdues ». Et dans ce souvenir, l’auteur veut réveiller la première révolte contre ce monde adulte du rationnel : il oppose la tendresse enfantine à la logique froide de l’adulte, déjà destructrice. Pourquoi la mère confisque la peluche ? « trop grand garçon pour jouer avec un éléphant » : hors la contradiction comique si l’on prend « éléphant » au sens concret, la mère supprime l’éléphant-peluche de la vie affective de l’enfant grandissant, comme le discours rationnel d’optimisation des ressources ne semble pas favorable à sa préservation : « que vous ne servez à rien, que vous ruinez les récoltes » (#11). Le point commun de l’animal et de son effigie, serait l’inutilité et même, sa nuisibilité : mise en danger de l’accès à l’âge sérieux de l’adulte, mise en danger de la croissance de l’être humain sur la Terre. Comment l’enfant en nous ne s’élèverait pas contre cette mentalité aberrante qui veut supprimer le jeu et la tendresse ?
Lieu commun de l’autobiographie, la confession d’une situation défavorable invite le lecteur à se reconnaître dans sa propre faiblesse et à baisser ses défenses rhétoriques. Se peignant en homme épuisé, assoiffé, affamé, dans une situation de vulnérabilité totale, loin de son groupe et de ses armes, de sa ville, le soldat n’est alors plus qu’un enfant pris d’une peur bleue, « un bébé de deux mois » (#6) qui se pisse dessus devant l’éléphant gigantesque. Or, à la réputation d’animal dangereux pour l’homme s’oppose l’expérience vécue d’un curieux animal paisible, comparable à un chat « qui ronronne », se prélassant, suscitant un élan incontrôlable de tendresse (plus proche de la peluche que de l’animal nuisible). Un soldat se trouve à sa merci, et voilà qu’il préfère s’endormir indifférent. Il n’a pas peur de l’homme debout en uniforme de guerre, mais d’un homme hurlant de peur et fuyant. La vraie puissance de l’éléphant se situe dans l’affectif : « votre regard qui m’atteint comme une direct à l’estomac » (#5). Le regard, lieu de l’expression du sentiment humain, de la communication franche, n’est ainsi pas réservé à la seule espèce humaine. Ainsi, l’homme une fois dévêtu de sa posture-carapace d’adulte guerrier appartenant à un groupe, se rend compte de sa ressemblance de fonctionnement avec l’éléphant. Ils ont d’ailleurs des réactions comparables : « nous fuyions tous les deux mais en sens contraire » (#6).
II – L’éléphant, une espèce modèle pour un Homme en conflit avec lui-même
Cette divergence du sens de la fuite illustre la différence radicale de choix de mode de vie et d’environnement pour deux espèces très différentes en apparence, mais de sensibilité proche. Le monde urbain, technologique, comptable, propre à l’homme, est incontestablement porteur d’insatisfaction : « ceux parmi nous qu’écœurent nos villes polluées et nos pensées plus polluées encore » (#7). L’éléphant n’aurait-il pas fait un choix plus adapté à son caractère ? nature, espace, tranquillité, simplicité, liberté… L’éléphant alterne d’ailleurs au cours de son existence des phases de solitude et de vie en troupeau. Souplesse qui répondrait peut-être également bien aux aspirations profondes de l’humanité…
Dans notre existence frustrée, limitée, contrôlée, répertoriée, comprimée, l’écho de votre marche irrésistible, foudroyante, à travers les vastes espaces de l’Afrique, ne cesse de me parvenir et il éveille en moi un besoin confus. Il résonne triomphalement comme la fin de la soumission et de la servitude, comme un écho de cette liberté infinie qui hante notre âme depuis qu’elle fut opprimée la première fois. (#7)
Le mot « écho », répété deux fois, illustre le pas lourd de l’éléphant qui fait trembler la terre et qui justement pourrait provoquer un carnage dans cette vie urbaine de cloisons, de câbles et de paperasse archivée, devenue détestable. La ville et sa densité de murs, de populations, ses obligations sociales, devient lieu de privation de liberté. L’écho, c’est aussi l’appel aux lecteurs à être cet éléphant qui piétine, à se battre pour une « vie sans entrave », par opposition à l’image de la Chine, repoussoir avec sa surpopulation et avec le régime autoritaire qui y est à l’œuvre, pas nécessairement dû à son idéologie mais à un choix de gouvernance adapté à la gestion de la population vue comme un nombre d’anonymes, dans lequel l’individu, ses besoins particuliers, ses envies de jeux et d’espaces, sont impossibles à prendre en compte. Exemple même de l’aboutissement d’une civilisation basée sur la croissance et l’efficacité des nombres.
L’éléphant, par sa puissance et son appétit d’espace et de liberté, devient un rebel, un camarade de lutte et même un modèle pour l’être humain en résistance : « Les hommes ne se sont jamais sentis plus perdus, plus solitaires qu’aujourd’hui, il leur faut de la compagnie, une amitié plus puissante, plus sûre que toutes celles que nous avons connues. Quelque chose qui puisse réellement tenir le coup. Les chiens, ce n’est plus assez. » (#9) Paradoxe bien connu des villes : l’agglutinement y exacerbe le sentiment de solitude (alors qu’on a fuit les campagnes peu peuplées). L’Homme du Néolithique dans ses petits villages, n’a eu besoin que de domestiquer le chien pour combler ses besoins (affection, jeu, aide à la chasse, aptitude à flairer le danger…), il faut à l’Homme des mégalopoles une plus grosse compagnie pour répondre à de plus gros besoins ! Hors le comique de passer de l’abstrait du besoin au concret de la taille de l’animal, l’éléphant constituerait une espèce compagne idéale car il serait en mesure d’apporter des solutions aux problématiques civilisationnelles et affectives de l’Homme à l’ère du nucléaire… La « puissance » de l’éléphant, sur laquelle Gary insiste à quatre reprises, est à l’échelle de la puissance acquise par l’Homme avec ses outils technologiques (ils ont ce point commun). Mais l’éléphant lorsqu’il rencontre l’homme ne se rue pas sur lui pour le démontrer. Il utilise sa force pour se sauver ou pour détruire les clôtures des champs, ainsi pour préserver sa liberté. À l’inverse, l’animal dit social, devant ce compagnon potentiel à domestiquer (à ramener à la maison), choisit l’épreuve de force.
C’est l’homme civilisé qui a eu l’idée de vous tuer pour son plaisir et de faire de vous un trophée. Tout ce qu’il y a en nous d’effroi, de frustration, de faiblesse et d’incertitude semble trouver quelque réconfort névrotique à tuer la plus puissante de toutes les créatures terrestres. (#10)
Pour expliquer ce rapport violent, cette attitude contre-nature, Gary utilise le lexique de la psychologie et émet l’hypothèse d’un problème de l’homme avec sa « virilité ». Le terme est comique car il peut évoquer la sexualité défaillante, mais il est à prendre davantage dans le sens que lui donnent les mouvements féministes : être dans le besoin constant de prouver qu’on est le plus fort. On retrouve cette obsession dans la concurrence économique, la recherche d’efficacité, la surenchère technologique et la course à la grosse bombe… Les gladiateurs du cirque romain ont été globalisés (virilité sublimée). Il y a bien quelque chose d’« étrange », pour l’homme, manifestement le plus puissant, à continuer à faire monstration de sa supériorité. Cela ressemble à ce qu’on appelle communément complexe de supériorité, qui cacherait un sentiment profond d’impuissance… À la manière du complexe œdipien (l’envie de tuer le père, de s’affranchir de son autorité, pour se faire une place), cette sur-virilité de l’Homme relèverait de la compensation dans une société, une civilisation, une technologisation, un progrès qui asservissent bien plus qu’ils ne libèrent (filet de contraintes sociales, bureaucratie et nécessités marchandes), et dont le chef autoritaire ne peut être tué car diffus et immatériel. Impossibilité étant de tuer le père, de se défaire du pouvoir autoritaire, l’homme tournerait sa violence sur ce qui est à sa disposition : les plus faibles qui sont sous sa protection (femme, enfants, personnes fragiles, animaux, nature…), et finalement en viendrait à se détruire lui-même. Ainsi la modernité révèle sa vraie nature : elle est la manifestation spectaculaire de la tendance auto-destructrice de l’homme.
Dans un monde entièrement fait pour l’homme, il se pourrait bien qu’il n’y eût pas non plus place pour l’homme. Tout ce qui restera de nous, ce seront des robots. Nous ne réussirons jamais à faire de nous entièrement notre propre œuvre. (#14)
Un monde « fait » pour l’homme, c’est un monde qui grâce au calcul, au perfectionnement des outils, à la sécurité programmée, à l’optimisation des temps, serait parfaitement adapté aux besoins de l’homme et viserait à son plus grand confort de vie. Or, cet ajustement entraîne inévitablement une limitation du libre-arbitre de l’homme, c’est-à-dire de la possibilité même d’exprimer son humanité (est humain celui qui peut s’écarter d’une ligne de conduite dictée par la nécessité – se nourrir, se reproduire…). Le robot est le symbole du progrès technologique, sommet des mathématiques, aboutissement ultime de la sophistication de l’outil, mythe de Pygmalion ou de Pinocchio, à la fois nouveau compagnon à victimiser et double de l’homme qui pourrait travailler à sa place. Il représente bien l’idéal de cette civilisation moderniste, l’objet de sa quête (idéal sans cesse repoussé, et en attendant, l’humain – ou l’animal – continue d’occuper la place d’exploité qu’il lui réserve), mais peut-être aussi sa secrète pulsion de masochisme ou de mort (le robot prend la place et domine l’homme dans nombre de science-fictions futuristes comme Terminator, Matrix… Comme si l’homme occidental, ayant désenchanté le monde, ayant tué Dieu le père, avait besoin de se créer un nouveau super-tyran). Ici, « robot » est utilisé péjorativement, dans le sens d’objet articulé dénué de vie. Et il s’oppose, en tant que fantasme, mécanique froide, à l’éléphant bien réel, vivant et chaleureux, qui bien davantage peut constituer un projet de civilisation admirable et atteignable.
III – Paradoxe de l’inutile vital : l’éléphant comme poétique du monde
Par son existence même, l’éléphant est la preuve qu’un autre mode de vie pour l’espèce humaine est possible. Dans une civilisation qui écrase l’individu, détruit l’humain dans l’individu, le nie, à l’instar d’un régime fasciste, l’éléphant devient un « sauveteur » de l’être humain :
Bouclés derrière les barbelés, mes amis pensaient aux troupeaux d’éléphants qui parcouraient avec un bruit de tonnerre les plaines sans fin de l’Afrique et l’image de cette liberté vivante et irrésistible aida ces concentrationnaires à survivre. (#13)
L’éléphant est une figure allégorique de la liberté (par opposition au robot dont les comportements sont programmés pour obéir jusqu’à la casse). C’est l’imaginaire qu’il représente qui est libérateur et procure une réponse aux armes, aux outils technologiques et aux raisonnements d’optimisation qui sont autant d’outils d’asservissement. L’éléphant est ainsi comparable à une divinité à laquelle on fait appel dans un moment de détresse, dans l’espoir d’un miracle : « c’était l’une de ces heures, où un homme a besoin de tant d’énergie, de tant de force qu’il lui arrive de faire appel à Dieu. Je n’ai jamais été capable de lever mon regard aussi haut, je me suis toujours arrêté aux éléphants. » (#6) L’éléphant a ici une position à mi-hauteur, de demi-dieu : non le dieu immatériel de la religion dogmatique, séparé de l’homme, mais un existant accessible, héros honoré par les hommes pour ses actes de bravoure, chanté par les poètes. Dans cette perspective, il est logique que l’éléphant dans le texte fasse l’objet de descriptions sous formes d’hymnes, véritables transfigurations poétiques.
Vous étiez rouge, d’un rouge sombre, de la trompe à la queue, et la vue d’un éléphant rouge en train de ronronner, assis sur son postérieur, me fit dresser les cheveux sur la tête. (#4)
L’extrême fatigue amenant à l’instinct de survie – donc à un rapprochement avec la nature -, ainsi qu’à un état de transe donnant l’accès à un degré alternatif de conscience, la captation des sens se fait par une médiation différente : celle du poète symboliste ou impressionniste (refus du réalisme). Le tableau de ce qui est vu se trouve surchargé, envahi par la projection et ce que l’artiste ressent. Dans la symbolique usuelle, le « rouge » signale le danger, le sang. Mais est-ce un danger pour l’homme, pour l’animal, ou pour les deux ? La posture assise du sage (renforcée par la redondance ajoutée par « sur son postérieur ») par opposition aux cheveux « dressés » de l’homme debout, les allitérations grésillantes [r], sifflantes [s], chuintantes [ʒ] et les assonances nasales imitent le ronronnement de l’éléphant félin, aussi bien que la confusion, l’essoufflement de l’homme, sa peur… La posture usuelle de l’homme agenouillé devant le divin est ici inversée : l’éléphant est une divinité sans prétention, assis, boueux, par opposition au soldat et à l’homme moderne et rationnel qui veut se tenir debout au dessus de toute mystique. L’éléphant offre ainsi un miroir à l’homme qui se contemple dans la manière dont il traite l’animal et la nature. Le choc provoque une sorte d’épiphanie spirituelle (émerveillement, ouverture de l’esprit, sensation de compréhension). Le monde de la nature, par l’intermédiaire de l’éléphant poétisé, vu de l’œil de l’artiste et non du scientifique rationnel, confère une énergie supplémentaire à l’homme, le transcende : « Il semblait bel et bien qu’une partie de votre puissance se soit infusée en moi. » (#6) L’homme est désormais éveillé au monde et accepte son vital besoin d’imaginaire, d’incohérence, accepte de « dépendre d’un mystère que ni la logique ni l’imagination ne peuvent pénétrer » (#14). Refusant le piège du progrès, l’être humain accède à sa vraie nature transcendante d’espèce poétique, au sens d’artiste surréaliste, celui qui laisse le monde parler à travers lui, enchante le monde là où la science désenchante. Amené à son vrai moi, l’homme devenu poète peut désormais invoquer son nouveau dieu pour qu’il l’aide face au danger qui le menace :
Vous a-t-on jamais dit que votre oreille a presque exactement la forme du continent africain ? Votre masse grise semblable à un roc possède jusqu’à la couleur et l’aspect de la terre, notre mère. Vos cils ont quelque chose d’inconnu qui fait presque penser à ceux d’une fillette, tandis que votre postérieur ressemble à celui d’un chiot monstrueux. (#10)
Tableau surréaliste, poème visuel à la manière d’Éluard, collage-mosaïque, association d’objets divers qui recomposent ensemble une silhouette connue (cubisme de Picasso, visage de fruits d’Arcimboldo…), lui confèrent une explosion de références et de possibilités de significations. On est bien proche ici de l’hymne à une puissance divine qu’on cherche à circonscrire au travers de visions mystiques superposées. Les éléments du portrait de l’éléphant sont l’Afrique, berceau de l’humanité, colonisée, exploitée, malade de pauvreté, de guerres ; victimes de la civilisation s’évadant de la nature par radeau pour rejoindre les villes dorées et leurs tours de Babel bientôt les pieds dans l’eau ; la terre et les rochers, cette « mère », première divinité de l’humanité (Gaïa dans la mythologie grecque), qui porte, qui nourrit, qui a enfanté l’humain, et que l’humain menace à présent au centre de son viseur nucléaire ; des traits de femme fragile, ou plutôt de jeune fille, d’enfant à l’innocence encore naturelle, proche de celle de l’animal, de la naïveté du petit chien, fidèle même dans la maltraitance… Cette innocence qu’on refuse à l’enfant devenant adulte, ces êtres à protéger mis en danger par la guerre… Cet assemblage d’images est-il un « monstre » (comme l’homme de Frankenstein, assemblage morbide animé par un scientifique mégalomane) ? ou bien l’adjectif désigne-t-il par hypallage le comportement de l’homme envers ces objets (comme inversement le nom « Frankenstein » a fini par désigner la créature au lieu du créateur) ? Monstrueux pour l’homme (étymologiquement du verbe « montrer ») car cet éléphant-là lui renvoie, lui montre, tout ce qu’il détruit au lieu de protéger… « monstre » est d’ailleurs repris par Gary dans le dernier paragraphe avant le salut de la lettre, pour se qualifier lui-même en tant qu’anti-moderne « réactionnaire », usage ironique bien-sûr (imitant l’air indigné de ceux qui le qualifieront ainsi), car peut-on qualifier de monstre quelqu’un qui s’oppose à la mort de « l’Homme et [de] l’humanisme » ? L’écrivain est plutôt celui qui « montre » à ses lecteurs, par le biais de la création littéraire, donne image et forme, à ses rêves, cauchemars, fantaisies, utopies… La mosaïque qu’il a créée, cette vision de l’éléphant reflète le monde poétisé pour mieux en comprendre la marche mystérieuse. La technologie et le rationalisme moderne ne permettent pas à l’être humain de se créer lui-même. C’est même une énergie destructrice à l’inverse de l’énergie transmise par l’éléphant : « Votre présence parmi nous évoque une puissance créatrice » (#14). Dans cette perspective, l’éléphant constitue bien une réponse à la menace de guerre nucléaire. Au sens antique, il est une muse qui permet à l’être humain d’exprimer son être au monde, de se replacer dans le monde, donc de créer de l’humain dans ce monde. La poésie inspirée par l’éléphant est ainsi l’art de faire monde (au sens de poiesis = faire, créer). Il ne s’agit pas d’une création isolée par le biais d’outils et de techniques, mais d’une œuvre inspirée par le monde, par l’intermédiaire du passeur qu’est l’éléphant. L’être pleinement humain participe à la grande œuvre collective du vivant : celle de la création du monde (le climatologue James Lovelock conceptualise deux ans plus tard le superorganisme « Gaïa » en tant qu’ensemble interdépendant des êtres vivants qui créent un équilibre nécessaire à la vie sur Terre).
Demeurer humain semble une tâche presque accablante ; et pourtant, il nous faut prendre sur nos épaules au cours de notre marche éreintante vers l’inconnu un poids supplémentaire : celui des éléphants. (#14)
L’image comique d’un homme portant un éléphant sur son dos rappelle celle d’Énée (dans L’Énéide de Virgile) portant son grand-père sur son dos, en plus des Pénates (divinités protectrices du foyer, sous formes d’idoles), pour échapper au feu de la ville de Troie et sauver quelque chose de son monde, de son humanité détruite par des Grecs belliqueux, dans l’espoir de recommencer quelque part un projet de vie correspondant à sa culture. L’éléphant représente bien pour l’homme-poète, cette divinité de l’art, de la liberté, de la tranquillité, de la naïveté, de l’inutile… divinité qu’il faut absolument sauvegarder pour sauvegarder l’humain. L’éléphant est l’inutile nécessaire d’une créativité qui ne va pas vers la puissance destructrice mais vers l’émerveillement renouvelé de l’être au monde. Ce ne sont pas des armes que l’homme menacé doit opposer à la guerre nucléaire mais bien un autre projet de civilisation, reposant sur d’autres principes, d’autres valeurs, d’autres rêves. L’éléphant est une vision poétique de l’humanité qui se dresse et charge contre la machinerie qui le menace.
Vous êtes notre dernière innocence. (#14)