
À la rencontre des écritures potentielles
Queneau (Raymond) 1947, Exercices de style, Folio Gallimard, 1990
Résumé
Queneau nous donne 99 versions du récit d’une petite anecdote sans grande importance de la vie ordinaire :
Dans un bus, un jeune homme au long cou et au chapeau bizarre se plaint qu’on lui marche sur les pieds puis se précipite sur une place libérée. 2 heures plus tard, on le retrouve sur la place de la gare Saint-Lazare où il reçoit conseil d’un ami lui recommandant d’ajouter un bouton à son pardessus.
Soupçonnais-tu cette destinée rhétorique ?
p. 78
Sommaire
Notations, En partie double, Litotes, Métaphoriquement, Rétrograde, Surprises, Rêve, Pronostications, Synchyses, L’arc-en-ciel, Logo-rallye, Hésitations, Précisions, Le côté subjectif, Autre subjectivité, Récit, Composition de mots, Négativités, Animisme, Anagrammes, Distinguo, Homéotéleutes, Lettre officielle, Prière d’insérer, Onomatopées, Analyse logique, Insistance, Ignorance, Passé indéfini, Présent, Passé simple, Imparfait, Alexandrins, Polyptotes, Aphérèses, Apocopes, Syncopes, Moi je, Exclamations, Alors, Ampoulé, Vulgaire, Interrogatoire, Comédie, Apartés, Paréchèses, Fantomatique, Philosophique, Apostrophe, Maladroit, Désinvolte, Partial, Sonnet, Olfactif, Gustatif, Tactile, Visuel, Auditif, Télégraphique, Ode, Permutations par groupes croissants de lettres, Permutations par groupes croissants de mots, Hellénismes, Ensembliste, Définitionnel, Tanka, Vers libres, Translation, Lipogramme, Anglicismes, Prosthèses, Épenthèses, Paragoges, Parties du discours, Métathèses, Par devant par derrière, Noms propres, Loucherbem, Javanais, Antonymique, Macaronique, Homophonique, Italianismes, Poor lay Zanglay, Contrepèteries, Botanique, Médical, Injurieux, Gastronomique, Zoologique, Impuissant, Modern style, Probabiliste, Portrait, Géométrique, Paysan, Interjections, Précieux, Inattendu.
Commentaires
Les variantes narratives de l’histoire peuvent être drôle, instructives ou parfois inutiles, montrant l’infinité de manières possibles de raconter une histoire (points de vue, registres de langue, résumé, figure de style, style, sensation…). Ayant inspiré quelques jeux théâtraux, cet exercice est en lui-même très intéressant pour qui se passionne d’écriture, tout comme il est instructif scolairement (ce type d’activité de réécriture à contrainte est totalement recommandé par les programmes).
Certaines de ces variations sont cependant quelques fois inutiles ou répétitives. Queneau aurait pu encore développer et retravailler ce corpus pour le rendre plus pédagogique. Mais là n’est pas son but, comme dans ses romans qui sentent l’inachevé et semblent perdre leur sérieux narratif après une bonne moitié du récit, Queneau illustre toujours le lâcher-prise de l’écriture, une liberté à l’opposé de l’écriture scolaire forcée, une écriture tournée vers l’exploration d’un plaisir de la langue, de la narration, à l’opposé du sérieux du patrimoine littéraire intouchable.
Ici, l’anecdotique extrême qui est volontairement choisi pour être raconté tendrait presque à la provocation. Mais la multitude des récits, approches variées de cette même histoire anecdotique, finit par en dévoiler une certaine richesse humaine, esthétique… L’intérêt d’une histoire est ainsi en étroite dépendance à la forme choisie. Bien qu’on rapproche avec raison Queneau de l’Oulipo, ces Exercices sont une très belle application apriori de la célèbre phrase de Jean Ricardou : « le nouveau roman [ou nouveau genre littéraire auquel il aspire] n’est plus l’écriture d’une aventure mais l’aventure d’une écriture » dans son essai Pour une théorie du Nouveau Roman. Ainsi, la liberté d’écrire ne veut pas dire dire le n’importe quoi n’importe comment. L’écriture, c’est la sélection, la contrainte, le brouillon, la première version, la seconde, la réécriture… Et ces exercices de style volontairement exagérés et inutiles, illustrent ce processus de modulation du texte (toutes ces étapes que Dominique Bucheton décrit comme fondamentales pour l’apprentissage de l’écriture). Jean Ricardou prônera d’ailleurs un tel épuisement des procédés et des outils dans son article sur les ateliers d’écriture (« Écrire en classe »).
Passages retenus
MALADROIT. Prenons le taureau par les cornes. Encore une platitude. Et puis ce gars-là n’avait rien d’un taureau. Tiens, elle n’est pas mauvaise celle-là. Si j’écrivais : prenons le godelureau par la tresse de son chapeau de feutre mou emmanché d’un long cou, peut-être bien que ce serait original. Peut-être bien que ça me ferait connaître des messieurs de l’Académie française, du Flore et de la rue Sébastien-Bottin. Pourquoi ne ferais-je pas de progrès après tout. C’est en écrivant qu’on devient écriveron. Elle est forte celle-là. Tout de même faut de la mesure. Le type sur la plate-forme de l’autobus il en manquait quand il s’est mis à engueuler son voisin sous prétexte que ce dernier lui marchait sur les pieds chaque fois qu’il se tassait pour laisser monter ou descendre des voyageurs. D’autant plus qu’après avoir protesté comme cela, il est allé vite s’asseoir dès qu’il a vu une place libre à l’intérieur comme s’il craignait les coups. Tiens j’ai déjà raconté la moitié de mon histoire. Je me demande comment j’ai fait. C’est tout de même agréable d’écrire.
p. 80