Ramasse tes lettres : Vies imaginaires, de Marcel Schwob (bio-fictions)

Donner coeur à la légende

Schwob (Marcel) 1896, Vies imaginaires, GF Flammarion, 2004

Note : 4 sur 5.

L’auteur : Marcel Schwob (1867-1905)

Son père, ami de Théodore de Banville et de Théophile Gautier, dirige le quotidien du Phare de la Loire à Nantes. Marcel y publie pour la première fois alors qu’il n’a que onze ans, un compte-rendu de lecture d’Un capitaine de quinze ans, de Jules Verne. Il est envoyé en 81 au lycée Louis-le-Grand, à Paris, chez son oncle.

Il se passionne pour les langues, découvre Robert Louis Stevenson, mais échoue à l’entrée à l’École Normale Supérieure, puis à l’agrégation en 89. Il se lance dans le journalisme et dirige notamment le supplément littéraire de l’Écho de Paris.

Les recueils de contes qu’il fait paraître à partir de 91 (Coeur double), considérés comme symbolistes, sont soignés comme des petits poèmes en prose, et utilisent des procédés littéraires originaux qui seront repris par Gide, Faulkner ou encore Borgès. Sa santé trop fragile met un terme à une œuvre à peine commencée.

Résumés

A partir de quelques indices de vie en grande partie inconnue, Marcel Schwob complète à l’imagination la vie de ces nombreux personnages divers.
Empédocle, dieu supposé : doté de pouvoirs divins qui guérissent et sauvent, il marche au milieu des hommes comme un dieu.
Erostrate, incendiaire : se destinant à être prêtre d’Artemis et célèbre, il viola le temple d’Artemis à Ephèse pour lire les vers secrets d’Héraclite.
Cratès, Cynique : qui se dépouilla de ses richesses pour vivre nu dans les ordures, et y eut même un disciple et une femme.
Septima, incantatrice : esclave qui va pour se faire aimer d’un homme libre, jusqu’à invoquer sa jeune sœur morte.
Lucrèce, poète : qui ne pouvant accomplir l’amour avec sa femme africaine, se plongea dans les écrits d’Epicure.
Clodia, matrone impudique : qui ne put oublier ni avec son mari, ni avec Cicéron, son amour incestueux pour son frère l’effronté Clodius.
Pétrone, romancier : qui fréquentait le bas peuple tout en étant cultivé.
Sufrah, géomancien : sorcier qui échoua à prendre la lampe d’Aladdin, et qui tenta ensuite de s’approprier le grand sceau du roi Salomon.
Frate Dolcino, hérétique : qui professe une nouvelle foi encore plus modeste, refusant le travail et prônant le retour à l’innocence de l’enfant.
Cecco Angliolieri, poète haineux : laid et pauvre car il s’opposait à son père, il vécut dans l’ombre, en double négatif de Dante.
Paolo Uccello, peintre : observateur des oiseaux, il se détache de la réalité pour la recherche de la pureté des lignes
Nicolas Loyseleur, juge : moine dévot à la Vierge qui se charge de faire condamner Jeanne d’Arc.
Catherine la Dentellière, fille amoureuse : orpheline ayant appris le métier de la dentelle, prend goût aux richesses faciles d’un sergent louche.
Alain le Gentil, soldat : recruté à 12 ans quand une armée prit sa ville, et brigand tonsuré.
Gabriel Spenser, acteur : né dans un bordel bien fréquenté par des acteurs, devint acteur travesti car il était beau et délicat.
Pocahantas, princesse indienne qui sauve la vie d’un capitaine avant d’être enlevée par un autre.
Cyril Tourneur, poète tragique, auteur de la Tragédie de l’athée, né d’une prostituée et d’un dieu inconnu, un jour de peste, détestant par orgueil les rois et les dieux.
William Phips, pêcheur de trésor : qui fait fortune en repêchant le trésor d’un galion espagnol coulé près d’une île de pirates.
Le capitaine Kid, pirate : hanté par le fantôme d’un camarade qu’il a assommé lorsque celui-ci lui a fait remarqué qu’il enfreignait ses propres règles de piraterie.
Walter Kennedy, pirate illettré : qui par son intégrité condamne le traître et fait confiance à un homme de Dieu.
Le Major Stede Bonnet, pirate par humeur : noble vantant la camaraderie des pirates.
MM Burke et Hare, assassins : qui invitent un passant, lui font raconter quelque histoire, le coupe en cours et revende son corps au docteur Knox.
Morphiel, démiurge : chargé de créer des cheveux, il tombe amoureux de son œuvre.

Commentaires

Dans sa préface, l’auteur traite de différents biographes et montre combien peu sont ceux qui s’intéressent aux détails de la vie des hommes dont ils racontent la vie – qui est alors faite d’un ensemble, d’une succession d’événements. Pourtant, ce sont ces détails qui particularisent un homme, le rendent unique, vivant dans l’histoire des êtres génériques et interchangeables. C’est le rôle du littérateur de compléter, de remplir ces biographies d’éléments particularisant, quitte à les inventer.

Marcel Schwob rejoint dans sa préface la critique qui sera adressée à l’histoire classique – une succession d’événements. L’histoire s’est depuis intéressée à la vie commune et courante – les modes de vie des grands, des pauvres… Marcel Schwob propose de réaliser ce travail dans la fiction pour compléter par la suggestion ces vies de légendes, pour en faire devenir des personnages vivants et uniques. En ce sens, son travail le plus célèbre sera celui sur François Villon, publié de manière posthume en 1912.

Ces vies imaginaires semblent être volontairement courtes, faites uniquement de ces petits détails cruciaux qui font l’unicité du personnage. En jouant sur les détails historiques et légendaires, Schwob construit un filet de références littéraires et historiques, il intègre les personnages parmi l’imaginaire collectif. C’est ce type de jeu littéraire qui inspirera si fort les Fictions de Jorge Luis Borges.

Au delà du jeu sur le travail littéraire, ces biographies fictives présentent un caractère développé jusqu’à son terme, donc exemplaire comme un mythe, se présentant alors comme un support de réflexion sur un sujet. Par exemple, très brièvement : jusqu’où aller pour s’approprier le savoir ou l’amour (Erostrate, Septima), ou l’art (Paolo Uccello), jusqu’où l’application de préceptes philosophiques ou religieux (Cratès, Frate Dolcino), peut-on se détourner du désir physique (Lucrèce, Clodia), peut-on faire partie de deux mondes (Pétrone)…

Passages retenus

L’art est à l’opposé des idées générales, ne décrit que l’individuel, ne désire que l’unique. Il ne classe pas, il déclasse. […] Mais regardez une feuille d’arbre, avec ses nervures capricieuses, ses teintes variées par l’ombre et par le soleil, le gonflement qu’y a soulevé la chute d’une goutte de pluie, la piqûre qu’y a laissé un insecte, la trace argentée d’un escargot, la petite dorure mortelle qu’y marque l’automne ; cherchez une feuille exactement semblable dans toutes les grandes forêts de la terre ; je vous mets au défi. Il n’y a pas de science du tégument d’une foliole, des filaments d’une cellule, de la courbure d’une veine, de la manie d’une habitude, des crochets d’un caractère. […] Le livre qui décrirait un homme en toutes ses anomalies serait une œuvre d’art comme une estampe où on voit éternellement l’image d’une chenille aperçue une fois à une heure particulière du jour.

p. 53

Lucrèce souhaitait ardemment se fondre à ce beau corps. Il étreignait ses seins métalliques et attachait sa bouche sur ses lèvres d’un violet sombre. Les paroles d’amour passèrent de l’un à l’autre, furent soupirées, les firent rire et s’usèrent. Ils touchèrent le voile flexible et opaque qui sépare les amants. Leur volupté eut plus de fureur et désira changer de personne. Elle arriva jusqu’à l’extrémité aiguë où elle s’épand autour de la chair, sans pénétrer jusqu’aux entrailles. L’Africaine se recroquevilla dans son corps étranger. Lucrèce se désespéra de ne pouvoir accomplir l’amour. La femme devint hautaine, morne et silencieuse, pareille à l’atrium et aux esclaves. Lucrèce erra dans la salle des livres.

p. 78

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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