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Ramasse tes lettres : La guerre des pauvres, Éric Vuillard

La Réforme aussi a trahi son prophète… et sa révolution.

Vuillard (Éric) 2019, La Guerre des pauvres, Actes Sud

Note : 4 sur 5.

Résumé

On sait bien peu de choses du prédicateur réformiste Thomas Müntzer qui joua un rôle important dans ce que l’histoire a appelé « La Guerre des paysans », au XVIe siècle dans le Saint-Empire romain germanique.

Un père pauvre vraisemblablement pendu quand il était petit, des études à Leipzig, une première charge à Zwickau, puis à Wittemberg, avec le soutien de Luther. Puis rupture bruyante avec ce dernier, radicalisation se manifestant par des prêches appelant le petit peuple à prendre les armes contre les princes. Prise de Mülhausen et instauration d’une théocratie égalitariste dans la ville en février 1525. Échec lamentable et massacre de 6000 paysans à Frankenhausen.

Commentaires

Vuillard interroge la radicalité folle de Thomas Müntzer. En re-racontant son histoire, en transformant le personnage historique en personnage de fiction dont on doit penser les actions, expliquer les choix et décrire les mouvements, peut-être obtiendra-t-on les clés pour comprendre la genèse d’un enragé révolutionnaire ? Le récit relève d’un genre qu’on pourrait appeler « bio-fiction« , sur le modèle par exemple des Vies imaginaires de Marcel Schwob. L’enjeu principal est de remplir les interstices du récit événementiel tiré des sources historiques, de combler, d’expliquer les causes et motivations des personnages par une certaine déduction sociale, psychologique, etc. Il y a une certaine ressemblance avec le processus de Zola, exposé dans son essai Le Roman expérimental, mais inversé, car ce dernier l’applique à des personnages de fiction, donnés, en vue de déduire les événements qui vont logiquement se dérouler. Dans une démarche littéraire semblable, Jérôme Ferrari dans Le Principe, cherche à comprendre la position trouble du physicien Heisenberg pendant l’Allemagne nazie, et tente de reconstituer ce qu’ont pu être ses questionnements philosophiques, ses dilemmes…

Le récit entre finalement peu dans la fiction. Le narrateur s’imagine quelques micro-scènes, émet quelques hypothèses sur son personnage… L’écriture est caractérisée par un usage généralisé de la modalisation (conditionnel, précautions oratoires…). On entre pas vraiment dans le personnage. L’auteur pose seulement quelques traits, comme par pudeur. Comme s’il souhaitait juste rematérialiser brièvement cet intrigant personnage pour le reconsidérer. On entend parler de lui, on se rend en Allemagne, on entre, on approche de sa chaire, éclairée d’une lumière douce. On capte quelques bribes de discours, les mots sont lourds de sens, mais chaleureux, finalement, ça ne crie pas autant qu’on l’imaginerait. Prudence narrative, Vuillard suggère : une esthétique de l’esquisse. Cela a pour effet d’adoucir son personnage. La simplicité du trait, la légèreté du récit, accompagnée d’une touche de pitié, illustrent la naïveté qu’on prêterait volontiers au personnage, un idiot de Dostoïevski. Thomas Müntzer, reste en effet dans l’histoire comme une incarnation de l’excès menant à la folie, de la naïveté de l’idéalisme menant à l’erreur, de la radicalité menant au massacre… Mais le ton délicat de l’auteur est lourd d’ironie et cache une critique acerbe du cynisme des analystes historico-politiques, qui font le jeu des oppresseurs et de l’injustice en rangeant systématiquement les âmes révoltées dans la case des doux rêveurs. Thomas Müntzer apparaît comme un homme sensible, profondément intègre, expert dans sa connaissance des Évangiles, engagé corps et âme auprès du peuple et finalement balayé par la dureté de l’histoire des vainqueurs. Héros du peuple, abattu par les pouvoirs corrompus, comme un Che, un Lumumba… ou bien-sûr comme Jésus de Nazareth même ! Sa lecture du Nouveau Testament, choquante même pour la Réforme de Luther (qui passa un accord avec les princes pour écraser la révolte et sauver sa Réforme), rejoint l’interprétation du jongleur médiéval de Dario Fo (dans Mystère bouffe) : Jésus était moins un théologien rigoriste qu’une figure d’agitateur politique, favorable au petit peuple ; son royaume de Dieu n’était pas l’attente d’un dévoilement (apo-calypse) futur à la fin du monde, mais bien l’appel à une révolution concrète ici et maintenant contre un pouvoir oppressif (romain), des élites et des institutions religieuses complices (prêtres et pharisiens), une morale sévère pour les pauvres mais lâche pour les grands…

Passages retenus

Hypothèse de reconstitution d’un vécu, p. 10
Le temps passa ; il vécut avec sa mère, sans doute chichement. Son coeur le faisait souffrir. Sous les chênes, les sapins, sur la terre pauvre du Harz, tandis qu’avec d’autres enfants il courait après les cochons, il devait s’arrêter seul, soudain stupide, et pleurer. Oui, je l’imagine au bord d’une rivière de petits cailloux noirs, la Wipper ou la Kresbach, peu importe, ou bien les flancs des petits sommets tristes de chaos rocheux, collines érodées, tourbières miteuses, dans la vallée de la Bode ou de l’Oker, étouffant dans un mélange d’amertume et d’amour.

Réformisme radical, p. 13
On l’écoute. Il cite les Évangiles : « vous ne pouvez servir Dieu et les richesses. » Il croit pouvoir lire les textes tout simplement, à la lettre ; il croit en une chrétienté authentique et pure. Il croit que tout est écrit noir sur blanc dans saint Paul, qu’on trouve tout ce qu’il faut dans les Évangiles. Voilà ce qu’il croit.
Et c’est ce qu’il va prêcher aux pauvres tisserands, aux mineurs, à leurs femmes, à tous les misérables de Zwickau. Il cite l’Évangile et met un point d’exclamation derrière. Et on l’écoute. Et les passions remuent, car ils sentent bien, les tisserands, que si on tire le file toute la tapisserie va venir, et ils sentent bien, les mineurs, que si l’on creuse assez loin toute la galerie s’effondre. Alors, ils commencent à se dire qu’on leur a menti. Depuis longtemps, on éprouvait une impression troublante, pénible, il y avait tout un tas de choses qu’on ne comprenait pas. On avait du mal à comprendre pourquoi Dieu, le dieu des mendiants, crucifié entre deux voleurs, avait besoin de tant d’éclat, pourquoi ses ministres avaient besoin de tant de luxe, on éprouvait parfois une gêne. Pourquoi le dieu des pauvres était-il si bizarrement du côté des riches, avec les riches, sans cesse ? Pourquoi parlait-il de tout laisser depuis la bouche de ceux qui avaient tout pris ?

p. 40
Mais surtout, à la place du bon peuple de Dieu qu’on invoquait depuis toujours, ce bon peuple muet, pitoyable et consentant, auquel on accordait sa volée d’eau bénite, Müntzer en introduit un autre, plus envahissant, plus tumultueux, un peuple pour de vrai, les pauvres laïcs et paysans. On est loin du peuple chrétien, cette généralité de catéchisme, c’est de l’homme ordinaire qu’il s’agit.
Et ce peuple-là pue, il grogne, mais il pense aussi. Alors, imaginez, parmi les mots scélérats, glaive, ruines, égorgez-les, comme ce morceau de phrase : les pauvres laïcs et paysans doit faire sale impression. Les princes n’ont pas aimé. Et voici qu’à la fin de son sermon, l’expression colère de Dieu, colère du Christ, colère de la sagesse divine revient sans cesse. Face à ce parterre de grandeurs, il évoque Absalon perdu, percé de javelots ; les nobles font la grimace, mais ça se gâte encore : il réfute que rien puisse changer à l’amiable. Sans doute sa bouche à ce moment-là s’est tordue, à l’amiable, non, cela n’ira pas, il faut l’épreuve du feu, leur dit-il, contre ceux qui se scandalisent au moindre petit mot. Car les puissants ne cèdent jamais rien, ni le pain, ni la liberté. Et c’est à ce moment qu’il prononce devant eux sa plus terrible parole. Devant le duc Jean, le prince héritier, le bailli Zeiss, le bourgmestre et le conseil d’Allstedt, après le glaive, les pauvres, Nabuchodonosor et la colère de Dieu, voici que Müntzer dit : IL FAUT TUER LES SOUVERAINS IMPIES.

p. 43
Oui, Müntzer est violent, oui, Müntzer délire. Il appelle au Royaume de Dieu ici et maintenant, c’est beaucoup d’impatience. Les exaspérés sont ainsi, ils jaillissent un beau jour de la tête des peuples comme les fantômes sortent des murs.
Mais de quel trésor de distance et de délégation, de quel chantournement de l’âme se soutiennent les grands sophismes du pouvoir ? Il y aurait à en faire une histoire graduée, subtile, infiniment rocambolesque mais honteuse, avec ses mille dosages de poisons, de mensonges proférés, fabriqués, admis, crus, répétés, de préjugés sincères et toutes les contorsions dont l’âme est capable.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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