Une pensée politique révolutionnaire infestée par la satisfaction de l’égo capitaliste
Bookchin (Murray) 1995, Changer sa vie sans changer le monde (sic. OU changer le monde). L’anarchisme contemporain entre émancipation individuelle et révolution sociale, Agone, 2019.
Traduit de l’anglais par Xavier Crépin.
⭐⭐⭐⭐
Note : 3.5 sur 5.
Cette édition contient deux essais : – Social Anarchism or Lifestyle Anarchism : Unbridgeable chasm (1995) – « La gauche qui fut, une réflexion personnelle » (1991)
Compte-rendu
Choix éditorial particulièrement maladroit d’un titre qui semble poser cette devise de manuel de bien-être comme une revendication de l’auteur, alors qu’il s’agit de la caricature critique que Bookchin fait de la pensée de certains de ses contemporains se réclamant de l’anarchisme ou de de manière plus large de la gauche politique, qui auraient selon lui complètement renoncé à une lutte difficile pour un changement de société, au profit de la seule défense de la liberté individuelle. Or, sans l’émancipation de tous par un changement de système, cette flamboyante petite révolution de soi-même rend difficile voire impossible toute organisation collective (désintérêt pour le don de soi, mépris de la prise de décision collective, culture de l’action sans concertation…) et ressemble à s’y méprendre à l’individualisme libéral qui sert de caution au monde capitaliste…
Le premier essai est ainsi un pamphlet contre certains contemporains comme Paul Goodman, Susan Brown, qui se revendiquent de l’anarchisme individualiste de Max Stirner. Ce penchant vers l’individualisme, Bookchin le décèle également dans les tendances néo-situationniste, primitiviste mystique et anti-technologiste d’auteurs comme Hamir Bey dit TAZ, George Bradford, John Zerzan… Ces derniers cherchent une libération du système capitaliste dans un rejet inquiétant des sciences, de la technologie, de la démocratie, de l’organisation sociale, de la vie urbaine… et fantasment une sorte de retour à la vie simple des chasseurs-cueilleurs et à leur spiritualité, au bon sauvage ou plutôt au hippie illuminé, en espérant que tout le monde suive… Le second essai est un pamphlet en négatif de la gauche de pouvoir, qui aurait elle aussi délaissé les valeurs sociales et l’idéal révolutionnaire de la gauche du XIXe siècle pour se satisfaire d’un réformisme donnant un « visage plus humain » au capitalisme.
Commentaires
Bookchin tient à distinguer clairement et radicalement l’anarchisme qu’il défend, un anarchisme social, héritier de Bakounine, Kropotkine… qui lutte pour changer le paradigme social et économique, pour des institutions plus justes, pour un monde fondé sur l’entraide, le collectivisme et le communalisme, l’émancipation de tous partout… d’un autre anarchisme qu’il désigne par « lifestyle » (le traducteur propose « existentiel » qui ne traduit nullement la connotation marketing « tendance », moqueuse, du terme) pour lequel la recherche de l’autonomie individuelle l’emporte sur tout engagement social, et où tout début d’organisation, de démocratie ou de collectivisme, est considéré avec suspicion comme un début de dictature d’une majorité et d’une limitation d’un affaiblissement de la personne. Une tendance héritière de l’anarchisme individualiste de Max Stirner.
Certes, ces deux tendances se sont souvent trouvées entremêlées, l’émancipation et l’insoumission à tout pouvoir autoritaire (État, religion, patron, famille, père, mari…) étant à la racine de l’anarchisme. Or, ces deux anarchismes reposent sur des conceptions antagonistes de la liberté. Bookchin reprend la distinction établie par Isaiah Berlin et considère que la liberté « négative » (ne pas être obligé de faire quelque chose) est celle de l’anarchisme social, liberté qu’on obtient dans un environnement social non-contraignant mais solidaire, liberté limitée par des normes qu’on a participé à définir (à rapprocher de l’épicurisme). La seconde liberté serait plutôt une liberté-caprice camouflée du joli mot d’« autonomie » – à la mode dans les livres de bien-être, de coaching, de management – suivant laquelle l’individu n’aurait de compte à rendre qu’à lui-même et aux lois qu’il s’est fixées sans en référer à personne (hédonisme).
Cette conception paraît extrêmement proche de la liberté du jouisseur capitaliste qui se donne systématiquement la liberté de ne pas respecter la loi – payer ses impôts, respecter les droits sociaux ou les règles de concurrence – si celle-là va à l’encontre de la réalisation de sa puissance… (Alors que la désobéissance n’a pas pour but d’échapper à la loi mais au contraire de provoquer un procès au cours duquel les lois pourront être rediscutées : comme si Thoreau n’avait pas refusé de payer ses impôts pour manifester contre l’esclavage mais parce qu’il en aurait eu besoin pour sa petite entreprise d’écriture en autarcie dans la forêt…). Cette maximisation de la puissance personnelle et l’utopie de Max Stirner, l’association des égoïstes, rappellent fort l’idéal du surhomme de Nietzsche qui dans Par delà le bien et le mal fantasme dangereusement sur la sélection et la reproduction d’une élite intellectuelle. Tous deux ne conçoivent autrement que les critères de ce qu’est l’intelligence ou les limites de l’égoïsme, seront les leurs ! On entrevoit bien le risque de dérive autoritaire par la liberté de l’individu le plus puissant écrasant celles des autres (ce qui est arrivé à de nombreuses utopies anarchistes, communistes, hippies…).
Ces tendances pseudo-anarchistes individualistes ont pour paradigme commun une méfiance et un mépris absolu pour le groupe, la société, le collectif, qui ne sont jamais qu’un poids, une prison, une foule bruyante… Mais cette thèse magnifique, « les gens sont cons », n’est-ce pas là la devise même du capitalisme ? Fantasmer la puissance de l’homme isolé, c’est nier l’évidence du conditionnement matériel et culturel de toute liberté individuelle (cf. La Reproduction de Bourdieu). Déshabiller, comme le font les variantes néo-situationnistes, néo-primitivistes, anti-technologiques, l’être humain de toutes ses technologies, de ses institutions, de ses sciences, de son organisation… n’est-ce pas produire un être isolé, faible, fragile, idiot, au sein d’un troupeau désorganisé et paniqué que seul un individu plus puissant pourra contrôler ? Certains préhistoriens avancent l’hypothèse que les comportements individualistes seraient caractéristiques des espèces menacées d’extinction, et que c’est au contraire la forte aptitude à la vie sociale qui aurait contribué au développement de l’espèce humaine. L’anarchisme social ne peut concevoir un monde plus juste où chacun serait émancipé et fort, qu’en faisant participer tous les individus à l’organisation sociale, aux décisions, projets, lois, entreprises… ce dont il retirera toute la puissance, non en lui recommandant de s’en tenir à l’écart. Les anarchistes-lifestyle se rêvent en chasseurs-cueilleurs animistes, des bourgeois hippies déguisés simulant un jeu de rôles grandeur nature de batailles au gourdin dans les ruines d’un bois en bordure d’autoroute… jusqu’à leur décision de se ranger et d’exploiter leur puissance libertaire en entreprise…
Passages retenus
p. 84-85 Tant nos ancêtres lointains que les indigènes existants auraient été incapables de survivre s’ils n’avaient pour tout guide que les idées « enchantées » dignes de Disneyland que leur imputent les actuels primitivistes. Les Européens n’ont certes pas permis aux indigènes de remédier à cette situation. Bien au contraire : les impérialistes ont honteusement exploité les natifs, se sont livrés sur eux à un véritable génocide, leur ont transmis des maladies sans remèdes, et les ont pillés sans vergogne. Contre un tel massacre, les conjurations animistes n’ont pas servi et ne pouvaient pas servir, comme l’a montré la tragédie de Wounded Knee en 1890, qui a apporté un démenti si douloureux au mythe des chemises fantômes imperméables aux balles. Un point très important, c’est que la régression primitiviste chez les anarchistes existentiels a pour conséquence la négation des principales caractéristiques de l’homme en tant qu’espèce et de la potentialité émancipatrice que recèlent certains aspects de la civilisation euro-américaine. Les humains sont très différents des autres animaux en ce sens qu’ils font plus que simplement s’adapter au monde autour d’eux : ils innovent et créent un nouveau monde. Ce faisant, ils ne découvrent pas seulement leur pouvoir en tant qu’êtres humains, ils font aussi en sorte que le monde autour d’eux soit plus approprié à leur propre développement, tant sur le plan de l’individu que de l’espèce. En dépit de la déformation qu’une société aussi irrationnelle que la nôtre lui fait subir, la capacité à changer le monde fait partie de notre nature, c’est le résultat d’une évolution biologique – pas simplement le produit de la technique, de la rationalité et de la civilisation. Que des gens se prétendant anarchistes se fassent les avocats d’un primitivisme confinant à la bestialité, et qui est une exhortation à peine voilée à l’adaptation et à la passivité, c’est insulter des siècles de pensée, d’idéaux et de pratiques révolutionnaires et dénigrer les efforts mémorables entrepris par l’humanité pour se libérer de l’esprit cocardier, du mysticisme et de la superstition et pour changer le monde.
p. 102 Pour ne pas se dissoudre dans la fascination pour un milieu marginal et bohème, une vision libertaire de gauche doit proposer une solution aux problèmes sociaux au lieu de papillonner effrontément de slogan en slogan, conjurant la rationalité avec de la mauvaise poésie et des dessins vulgaires. La démocratie et l’anarchisme ne sont pas antithétiques ; la règle majoritaire et les décisions non consensuelles ne sont, de leur côté, nullement incompatibles avec une société libertaire. Qu’aucune société ne puisse exister sans des structures institutionnelles c’est une évidence pour quiconque n’a pas été intoxiqué par Stirner et ses semblables. En refusant les institutions et la démocratie, l’anarchisme existentiel se coupe lui-même de la réalité sociale, rendant par là ses cris et sa rage inutiles : il n’est plus dès lors qu’une farce sous-culturelle à destination d’une jeunesse naïve et de consommateurs peuplant leur ennui de vêtements noirs et de posters à sensation. Prétendre que la démocratie et l’anarchisme sont incompatibles sous prétexte que la moindre entrave apportée aux désirs de la minorité, même « une minorité d’un seul », constitue une violation de l’autonomie personnelle, ce n’est pas plaider pour une société libre mais pour ce que Brown nomme une « collection d’individus » – en clair, un troupeau.
On vante Niels Arestrup pour un rôle plutôt facile. Axel Granberger se charge au contraire avec brio d’un rôle plus complexe.
Thriller à double fond vide, ou quand le producteur tire les grosses ficelles du scénario…
2022, Série française (6 épisodes) d’Olivier Abbou et Bruno Merle. Thriller. Diffusion Arte. Fiche Allociné.
⭐⭐
Note : 2 sur 5.
Pitch :
Adrien, écrivain en panne, est contacté par un vieil homme, Albert, pour venir écouter et écrire son histoire. Celle d’un enfant seul, mail-aimé, à vif, et de Solange, fille d’une tondue prostituée… La romance s’annonce belle, mais voilà que Albert confesse un crime qu’ils ont commis…
Griffe de critique :
Acteurs magnétiques (venant du cinéma), réalisation soignée et photographie superbe. Un pitch prometteur en tension psychologique, dilemmes humains entre art et morale, amitié naissante et loi, limites de la vengeance féministe (pensons au brut dérangeant de Baise-moi de Despentes) et tentation machiste… Mais voilà que le scénario déjà peu rigoureux (mère et fils se parlent au début de la série comme si ils ne se connaissaient pas et n’ont d’ailleurs pas vraiment de relation affective, tout comme Adrien et son amie Nora) ne suit pas l’idée première, change de cap, déboule naïvement sur le thriller-mélo à la Harlen Coben. Dès le moment où l’intrigue implique l’écrivain (waah du jamais vu !) mais à la manière facile d’une série B (je suis ton père !), les perspectives de complexité humaine s’évanouissent, les personnages sont pris dans une action où ils ne sont plus que des clichés substituables, sans épaisseur : l’écrivain en ancien bad boy dangereux mais jamais trop, trompant mais pas trop, copine mère née mais pas putain pourtant j-lo au rabais, rousse tentatrice plutôt sage mais le tatouage c’est rebelle, flic demi ripou bourré louseur… Duvauchelle se démène, est bon malgré tout, mais Vin Diesel aurait fait l’affaire tout autant. Au fond, les acteurs n’ont plus rien à jouer, seulement faire la grimace adéquate. Seuls les personnages du couple tueur sont plus vivants, ont la profondeur d’un passé crédible et un caractère (le changement d’image de Solange est joliment exécuté ; l’Albert concilie le fun du tueur tarantinesque 70’s et la séduction inconfortable du pervers narcissique). Nombre d’incohérences et de facilités viennent encombrer et rallonger une série qui aurait pu faire un moyen métrage bien intense : inutilité flagrante de la copine et des flics, prétextes à rebondissements abracadabrants et non à une tension dramatique. Adrien qui se prend sans raison d’une envie de découvrir sa famille belge à quarante ans… Nombreuses scènes sans motivation (pas de lien à l’action) virant au grotesque comme Adrien courant dans un chantier pour aller écrire une ligne ! ou Nora courant à travers le paysage corse pour couper les lacets de la route… Wahou ! Volonté d’en faire des caisses comme les ricaines… on reste à la surface (rien sur les rapports de l’écriture et du crime ! sur les limites entre vengeance et meurtre ! rien sur la communication de la tentation par le récit – bien pratique le stéréotype du meurtre dans les gênes ! alors ces tueurs-vengeurs, juste des malades mentaux à enfermer donc ?). Spectacle sans poésie, oublié le surlendemain. Coup marketing (avec la sortie conjointe d’un roman-extension du film – celui écrit par le personnage – pourquoi pas). On cherche à forcer l’adhésion du public en mettant tapis sur les belles images et les belles gueules. Dans l’eau ! Nouvelle occurrence du mal scénaristique français (on aurait pu flirter avec Le Silence des agneaux ou avec Usual Suspects avec une confession mythomane ou manipulatrice, mais scénariste n’est pas le même métier que réalisateur et producteur…).
Derrière les mariages d’ambition, les petites lâchetés, le commérage provincial, n’y a-t-il pas, tout autant que chez les nobles et chez les pauvres, des hommes et des femmes qui luttent pour exister ?
Dostoïevski (Fiodor) 1855-1859, Le Rêve de l’oncle, Actes Sud, Babel, 1999
Traduit du russe par André Markowicz (Diadiouchkin son).
⭐⭐⭐⭐
Note : 3.5 sur 5.
Résumé
Dans la petite ville de Mordassov, Maria Alexandrovna est la grande dame de la bonne société, détestée et crainte. Sa fille Zina reste son seul souci. Elle est magnifique mais reste non-mariée à 23 ans. On sait que Zina a eu une aventure avec son ancien professeur… Elle repousse sans non définitif les propositions de Pavel Alexandrovitch Mozgliakov, amoureux mais un peu sot. Pourtant, c’est une grande opportunité de sauver son honneur. Voilà qu’un matin le jeune homme amène avec lui un lointain parent, un vieux prince de très haute lignée et de grande fortune, ancien coureur et viveur un peu fou, déjà un pied dans la tombe…
C’est un demi-défunt ! C’est seulement un souvenir d’homme ; on a juste oublié de l’enterrer ! il a des yeux démontables, des jambes de liège, il est entièrement monté sur ressorts, et c’est sur des ressorts qu’il parle !
p. 33
Commentaires
À origine vraisemblablement pensé pour le théâtre (comme La femme d’un autre et le mari sous le lit), ce récit conserve de nombreux éléments d’art dramatique dont les nombreux jeux de scène (personnages écoutant derrière la porte, complicité entre personnages pour rire avec le spectateur aux dépends d’un troisième, code pour commander à distance les mouvements et paroles du mari…), le quasi respect des trois unités, les personnages stéréotypés (l’amoureux transis, la fille intègre, la mère machiavélique, le mari ridicule, la vieille fille…), les vêtements-costumes, les mouvements-poses et les chutes du prince (comme un personnage de la Commedia à la retraite, ou bien une marionnette de guignol cassée)… Une exagération qu’on devine comme une illustration de la prétention vaine de ces mégères provinciales.
Il est possible de deviner dans cette farce une transposition caricaturale des propres aventures de mariage de Dostoïevski (moqué) dans la petite ville de Semipalatinsk où il est forcé de servir comme soldat (après sa période de bagne). Maria Dimitrievna, qui devient sa femme en 1856 pendant l’écriture de ce roman, a des points communs avec la mère et la fille (la mère de famille telle qu’elle est, à l’aise socialement, intrigante, même prénom, un mari fonctionnaire à la réputation indésirable… la jeune femme telle qu’il l’idéalise : belle, cultivée, musicienne, malheureuse à arracher de la boue provinciale ; elle fut amoureuse d’un jeune professeur local avant d’accepter la demande de l’écrivain…). Dostoïevski peut se retrouver tant dans le jeune Pavel Alexandrovitch (portant prénom et patronyme du fils de Maria et de son premier mari…), soldat originaire de Saint-Pétersbourg, prétendant insistant, moqué par une ambitieuse, dandy verbeux… que dans le vieux prince K. qui représente une aubaine de mariage (Dostoïevski attend alors que ses droits de noblesse lui soient rendus, se sent sans doute vieux et cassé après le bagne…), ou même que le jeune professeur malade.
On est proche d’une comédie de mariage à la Molière sauf que les choses sont inversées : la jeune à marier et sa protectrice sont celles qui veulent forcer le mariage d’intérêt et tromper le vieux riche pervers. La mère est une peste machiavélique et son projet immoral. La jeune fille est bien loin d’être si innocente… En cela, leur ascension reposant sur l’intrigue sociale et la manipulation des hommes, pourrait être posée en symétrique du Bel-Ami de Maupassant. Quelque chose empêche de les condamner tout à fait, quand on considère la médiocrité ambiante du petit monde provincial, de rumeurs et de jugements, dont elles veulent s’extirper. Il y a bien eu un mariage d’amour empêché et un mariage malheureux dans le cas de la mère, qui influencent l’avant-texte des personnages et motive donc les moyens immoraux mis en œuvre. On suit le projet de mariage du point de vue de la mère (omniprésente « sur scène »), celle qui pouvait être accusée le plus fortement, et donc la plus difficile à relever, on la voit dans toute sa duplicité et également dans sa sincérité, de mère et de femme exaspérée, toujours semblant se battre. Aucun des personnages n’est spécifiquement bon ni mauvais, mais tous sont lourds de leurs sensibilité, de leurs faiblesses, de leurs fautes passées, de leurs ambitions, de leurs petites tricheries et de leur bêtise. Les personnages investissent toute leur vie dans l’action lamentable dans laquelle ils sont pris. Prenant le chemin inverse de la distanciation de Brecht, Dostoïevski nous amène au plus près de chaque personnage, de ses pensées et ses motivations qui s’expriment dans un flot de parole – souvenir de l’ambition théâtrale – et lui permettent sa rébellion contre son sort de caricature sociale trop facilement jugée, et l’expression de toute son épaisseur d’être humain.
Un prince est un prince même en guenilles.
p. 35
Passages retenus
p. 150 La tyrannie est une habitude qui se transforme en besoin.
p. 220 Sa vieille mère qui, pendant toute une année, et presque jusqu’à la toute dernière heure, avait attendu la résurrection de son petit Vassenka, avait enfin compris qu’il ne pourrait plus vivre en ce bas monde. Elle se tenait devant lui, tuée par le chagrin, les bras croisés, sans larmes, elle le regardait, ne pouvait pas détacher les yeux de lui, et malgré tout, n’arrivait toujours pas à comprendre, même si elle le savait, que, d’ici quelques jours, son trésor, son Vassia, serait recouvert d’une terre gelée, là, sous les congères, dans le cimetière des pauvres.
p. 223 C’est bien que tu ne m’aies pas épousé ! Je n’aurais rien compris de tes sacrifices, je t’aurais torturée, je t’aurais mise au supplice avec notre pauvreté ; les années auraient passé, – tu parles ! – peut-être, même, je t’aurais prise en haine, comme un obstacle dans ma vie. Maintenant, c’est mieux ! Maintenant, au moins, les larmes d’amertume m’ont purifié le cœur.
p. 225 Tout meurt, Zinotchka, tout, même les souvenirs !… Mêmes nos sentiments nobles, ils meurent. Après, on devient raisonnable. A quoi bon protester ! Profite de ta vie, Zina, vis une longue vie, une vie heureuse. Aimes-en un autre, si tu le rencontres, – tu ne vas quand même pas aimer un mort !
La civilisation est une dystopie inventée par un singe jouant au savant
Restif de la Bretonne (Nicolas-Edme) 1781, Lettre d’un singe aux êtres de son espèce, Fayard, coll. « Mille et une Nuits », 2014
Publié pour la première fois dans le troisième tome de La Découverte australe par un homme volant, ou le Dédale français, en 1781.
⭐⭐⭐⭐
Note : 3.5 sur 5.
Résumé
César de Malaca est un trois-quart singe, un quart humain, éduqué par un écrivain français du nom de Salocin-Emde-Fitér qui l’a offert en cadeau à une comtesse de ses amis. Ainsi amené à la raison, au langage et témoin des contradictions de la civilisation humaine, César décide d’adresser ses réflexions à l’ensemble de ses congénères singes. Les singes des forêts ne doivent aucunement envier les conditions de vie des humains, une espèce qui retire bien plus de souffrances que de bienfaits de son intelligence, de l’élaboration extrême de sa culture et de sa faculté à dominer.
Le luxe est un monstre qui dévore sourdement le genre humain, en paraissant le caresser.
p. 83
Commentaires
Originalement édité en tant que troisième partie de La Découverte australe par un homme volant ou le Dédale français qui contient des aventures dans des contrées imaginaires rappelant Les États et empires de la Lune ou Les Voyages de Gulliver, cette fiction proposant le point de vue inhabituel d’un animal sur la civilisation humaine fait penser aux contes philosophiques de Voltaire comme Micromégas, ou, plus encore par la forme choisie, lettre d’un singe établi parmi les hommes adressée à ceux restés dans leur forêt, aux Les Lettres persanes. Dommage que l’auteur n’en profite pas comme Montesquieu pour développer la réflexion dans les deux sens (sur la société française et sur la condition animale) et pour vraiment développer le jeu de la fiction : une veille des connaissances du temps sur les primates, collectées par les voyageurs, riche et surprenante, est repoussée dans les notes de fin d’ouvrage… alors qu’elle aurait pu être si amusante intégrée dans la bouche du singe défendant sa culture ou s’en plaignant.
Pourquoi un singe ? La naïveté simulée du singe permet de reconstruire une réflexion depuis zéro sur des thèmes sensibles (comme l’esclavage, la propriété privée ou la liberté sexuelle…), évitant ainsi les pensées préconçues et positions de principe, permettant de se libérer de l’ethnocentrisme, et même ici de l’anthropocentrisme. Plus encore, il fallait à Restif le point de vue d’une autre espèce – des espèces animales qu’on regarde toujours comme homogènes, où chaque individu vit dans des conditions à peu près similaires – pour mettre en évidence l’intolérable des inégalités au sein même de l’espèce la plus civilisée… – le noir esclavagisé puis le pauvre qui est le noir de l’intérieur. Le singe est une figure de l’homme qui n’aurait pas « chuté » de l’état de nature en croquant la pomme de la civilisation (les hommes seraient ainsi ce que Vercors a appelé des Animaux dénaturés). Que ce « sous-homme » constate avec pitié ou avec mépris la condition humaine est un comble pour les évidences de progrès. Les singes ne sont-ils pas plus heureux, harmonieux, innocents et équilibrés dans l’ignorance ? de bons sauvages ? Comme pour Rousseau dans le Discours sur l’origine des inégalités, les éléments de la civilisation, connaissances, lois, culture, etc. amènent paradoxalement l’Homme à se faire souffrir, à être frustré, envieux, jaloux, possessif, imbu de soi, sadique, hypocrite, mal-nourri, mal-soigné…
À la manière de La Lettre à l’éléphant de Romain Gary, derrière l’amusante fiction animalière se cache un pamphlet radical contre la civilisation européenne. Restif n’est pas qu’un penseur libertin (connu pour des textes pornographiques comme L’Anti-Justine, s’opposant à la cruauté immorale et misogyne de Sade) qui s’insurgerait contre le système féodal (critiques des inégalités sociales et économiques), ses critiques sont plus radicales : remise en cause du droit de propriété des terres, refus de tout esclavage, servage ou exploitation par le travail, possession physique par le mariage, dénonciation de la justice de classe, des abus de pouvoir de l’Église, de la condition animale, du luxe… éloge de la communauté de biens, de la liberté de déplacement, de l’amour libre… (presque l’un des seuls moments ou Restif évoque les mœurs des singes… de manière surprenante car César présenterait presque la manière des singes comme un viol… alors qu’il s’est révolté peu avant contre les abus sexuels infligés à une jeune noire par des négriers – Restif s’oppose clairement dans ses textes érotiques à la violence sexuelle de l’homme sur la femme). Cette critique radicale de la civilisation, contre-intuitive et souvent vue comme anti-moderne et réactionnaire – mais qu’on retrouvera dans l’anarchisme -, trouverait, d’après l’anarchiste David Graeber (cf. Au commencement était…), ses sources premières ou déclencheurs dans les récits de voyages des explorateurs, comme les célèbres Dialogues du baron de Lahontan et d’un Sauvage (qui serait le socrate indien Kandiaronk) qui confrontent l’Européen avec l’altérité. Le singe n’est-il pas ce sauvage indien ou noir, telle que les fiers européens se les représentent ? Or ceux-là lui renvoient une triste vérité : la civilisation est un habit qui recouvre une sauvagerie tout aussi méprisante voire pire.
Biologiquement, l’homme fait partie de la grande famille des singes. Et le singe qui s’exprime est l’auteur même, qui en s’éduquant, a fait naître un singe savant ou plutôt un singe qui joue au singe savant, se dispute avec d’autres singes savants, se moque des autres singes non-savants… L’Homme civilisé est une fiction inventée par des singes imaginatifs, un grand théâtre (on pensera aux peintures de La Grande Singerie de Chantilly du peintre Christophe Huet en début de XVIIIe siècle).
Passages retenus
Contre la propriété privée, p. 32 : Que je hais les hommes ! Ces monstres ont des lois qui mettent à mort leur frère manquant de tout, qui a pris chez celui qui en avait trop, et qui s’est ainsi conservé la vie ! Comment trouvez-vous cette loi ? Il est bienheureux que vous ne soyez pas homme car elle serait l’arrêt de mort des trois quarts d’entre vous !… Mais ils s’appuient ici sur d’admirables raisonnements, qui m’ont autrefois étonné et qui ne m’étonnent plus depuis que je me suis aperçu que l’Homme, en général, est un être méchant et cruel envers lui-même, qui se tend des pièges et tâche de se faire du mal pour le plaisir d’en faire. En effet, avec un peu de sens, ne serait-il pas plus court, pour le bonheur général, que tout fût commun ? Si vous voyez, chers Frères, ce que la propriété coûte au genre humain de peines d’esprit et de corps, de cruauté et de sang, vous en seriez épouvantés ! Ils se tuent de travail ; les inquiétudes les rongent et les dévorent ; ils se guettent et s’assassinent ; d’autres hommes guettent ces assassins, et les amènent garrottés dans les villes, où on leur rompt les bras et les jambes ; ils se font la guerre, massacrent, brûlent, violent ; ils plaident et perdent chacun en plaidant plus qu’ils ne se disputent. Enfin la loi de la propriété, loi folle, barbare, sotte, méchante, contraire à leur religion réformée par Jésus même, et à cette religion telle qu’elle avait été auparavant donnée par Moïse, est la source de toute la misère de l’Homme. C’est elle qui met ce roi de la Nature le plus souvent au dessous de nous. L’Homme, moins éclairé que moi, qui l’ai été cependant par lui, mais qui n’ai et ne saurais avoir de préjugés, l’Homme a eu la stupidité de porter une loi qui doit, constamment et dans tous les temps, faire le malheur et la dégradation du grand nombre, sans rendre les Grands et les riches plus heureux. Au lieu qu’avec l’égalité de rang, de fortune, de communauté de biens, l’amitié fraternelle que leur prescrit leur religion, ils jouiraient tous d’une félicité, dont, hélas ! les animaux n’ont plus idée que dans les pays où l’Homme n’a pas pénétré. Mais où ? Je n’en sais plus rien, depuis qu’ils vont au pôle austral.
Le pauvre doit rompre le contrat social, p. 42-43 : Depuis que ma raison est développée, je n’ai encore pu m’accoutumer à voir des pauvres parmi les hommes. Qu’est-ce qu’un pauvre ? C’est un être dénué, infiniment au-dessous des insectes et des oiseaux, des souris et des rats. C’est un être isolé qui n’a droit à rien sur la terre ; qui, privé de richesses sociales, n’a plus celles de la Nature qu’il a sacrifiées originairement pour posséder les premières. Voilà donc cet être dominateur, doué de raison ! Le voilà donc, ce fier animal qui, devenu plus vil que le dernier des animaux, n’a pas la liberté de pêcher sa nourriture dans la rivière qui abonde en poisson, de la chercher dans les forêts et les campagnes ! Le voilà, au milieu des biens dont regorgent ses pareils, qui languit de faim et de misère ! Il ne peut, il n’ose porter la main aux fruits des vignes ou des vergers, pour donner un peu de rafraîchissement à sa bouche altérée, à sa poitrine haletante ! Ce monstre cruel et vorace, le voilà qui languit ! Ce roi de la Nature, le voilà subordonné aux lièvres, aux lapins, aux perdrix, aux faisans. Qu’il y touche ! les verges, les fers chauds, les rames sont prêtes pour venger les innocents animaux… Et croyez-vous, mes Frères, qu’il n’y ait que quelques hommes ainsi réduits ? Ah ! Désabusez-vous ! c’est le grand nombre, c’est l’espèce qui est ainsi avilie, qui l’a toujours été ! L’Homme est lâche par sa nature, autant qu’insolent, car c’est par ses semblables, ses égaux, qu’il est ainsi dégradé. Ce n’est pas tout : il a des lois pour séquestrer et priver de l’air et de la liberté ce malheureux qui n’a rien ; on lui ôte même ce qui lui reste, la liberté ! J’avouerai qu’ici ma raison cultivée a été en défaut. J’ai cru, lorsque j’ai vu les pauvres, qui ne profitaient pas du régime social, qu’on allait leur rendre leur liberté naturelle, que le souverain et le magistrat n’allaient plus se mêler de leur conduite, que le contrat social, qui cessait d’être avantageux pour une des parties, allait être rompu. Je l’ai pensé parce que cela était juste. Puisque tous les riches ont tous les biens, qu’ils se tiennent en société. Mais moi, qui ne fais que perdre à l’association, j’y renonce, je l’abjure… Je croyais que le pauvre allait tenir ce langage et que tout le genre humain n’aurait pu rien y répliquer. Mais que je me suis trompé ! Les hommes ont une raison que je n’ai pas encore sans doute. Ils veulent, par elle, que le pauvre se maintienne dans l’association qui le prive de tout, même du poisson des rivières, des fruits de la terre, de l’herbe des champs ; ils veulent qu’il aime, qu’il la chérisse, qu’il y vive péniblement dans des travaux insupportables. Et s’il ne le fait pas, ils l’enferment, ils lui brûlent les épaules, ils le font rouer ! Ô comble de l’abomination et de l’injustice !… Pauvres ! ô fous qui méritez votre sort, levez, levez la main sur vos tyrans ! Assemblez-vous, soutenez-vous, prenez le poisson des rivières, le fruit des vergers, l’herbe des champs et mangez votre suffisance. Mais ne massacrez pas le riche, humiliez-le seulement et l’empêchez de vous affamer !… Je crois, mes Frères, que cela ne manquera pas d’arriver quelque jour, car les abus que je vois me paraissent si peu tolérables, qu’il est impossible que des êtres doués de raison les supportent à jamais.
p. 57 Voilà donc l’Homme, chers Frères ! Voilà cet être dont vous enviez le sort, que vous croyez le roi du monde ! Ah ! Vous seriez cent fois plus heureux que lui s’il n’existait pas pour troubler le repos de toute la Nature ! Il est esclave, avili, contrarié, tremblant gêné, tourmenté, persécuté, risquant à tout moment de finir sa vie par la corde, le fer ou le feu, et ayant ce malheur de prévoir tous ces maux, de les sentir des millions de fois, avant qu’ils n’arrivent. S’il les évite, il est en proie à ceux de la Nature. Une mort tranquille et accidentelle, est pressentie par lui dès l’enfance et abreuve de fiel tous ses plaisirs. Sa religion augmente ses terreurs, car le nombre de ceux qu’elle console est si petit qu’il ne mérite pas d’entrer en ligne de compte. Ses lois sont si mal faites qu’elles causent dix fois plus de mal qu’elles n’en préviennent. Enfin, son esprit est si faux que, s’il lisait cette lettre qui ne contient que la pure et simple vérité, il dirait avec dédain : « On voit bien que c’est un singe qui écrit !… » Mais si c’était un de ses pareils qui eût écrit ces vérités, il crierait haro sur lui et l’accuserait de renverser toutes les notions. Heureusement je suis singe, et partant non soumis à ses lois impertinentes, à ses préjugés ridicules ; je peux déraisonner, selon lui, sans craindre ni la corde, ni la roue, ni le fagot…
p. 83 : Le but de la Lettre va plus loin encore : il inculque aux riches, qui seuls la liront, que la possession de leurs biens est injuste s’ils en abusent ; qu’ils n’y ont qu’un droit précaire et de convention, mais non foncier et naturel – ce qui ne peut que les rendre humains et justes.
Cyrano de Bergerac (Savinien) 1650-1655(1657-1662), Les États et Empires de la Lune et du Soleil (L’Autre Monde), Gallimard, coll. Folio, 2004
L’Autre Monde est le titre donné à l’édition compilant les deux parties publiées d’abord séparément après la mort de l’auteur : Histoire comique des États et Empires de la Lune publié en 1657 connu également sous le titre de Voyage dans la Lune et l’Histoire comique des États et Empires du Soleil publié en 1662.
⭐⭐⭐⭐
Note : 4 sur 5.
Résumé
Partie 1 : Histoire comique des États et Empires de la Lune
Notre conteur le sieur Dyrcona regarde la Lune et est convaincu contre ses amis qu’elle est habitée et que ses habitants regardent la Terre comme une Lune. Rentré chez lui, expérimentant des substances volatiles, il fait une expérience d’élévation et découvre en retombant que la terre a tourné sous ses pieds. Il réutilise cette technique en enfermant ces gaz dans des jarres pour s’envoler jusqu’à la Lune. Il se retrouve d’abord dans le paradis perdu d’où sont tombés Adam et Eve. Lui aussi pêche par soif de connaissance et mange d’un mauvais fruit. Il est banni et se retrouve alors prisonnier d’un peuple aux valeurs inversées, au langage corporel et marchant à quatre pattes, qui le considère comme un animal amoindri. Il rencontre aussi le démon de Socrate, esprit provenant du soleil qui va de corps en corps depuis l’éveil de l’homme et a fréquenté tous les grands hommes des deux mondes, leur inspirant leur philosophie.
Partie 2 : Histoire comique des États et Empires du Soleil
Revenu de son voyage sur la Lune, poussé par l’enthousiasme de son ami M. de Colignac, Dyrcona écrit le récit de son voyage. Mais l’auteur passe vite pour un sorcier et se retrouve dans une prison insalubre. Grâce à un peu d’or, il soudoie un rustaud chargé du pain du roi qui l’aide à s’échapper en habits de gueux. Apprenant à se comporter en mendiant, il erre un temps avant de se refaire pincer. Avec l’appui de ses amis, il obtient une cellule confortable avec un balcon et ses livres. Il construit une caisse pour voler en captant la lumière solaire. Arrivé sur le soleil, son corps percé de lumière n’est plus opaque, il rencontre les curieux habitants multiformes, est condamné par les oiseaux assemblés qui haïssent les hommes, sauvé par l’un qu’il a connu dans son enfance, discute avec les arbres de la forêt et entend l’histoire des pommiers amoureux poussés là où Pylade et Oreste étaient morts. Enfin, il rencontre le philosophe Campanella, dont l’esprit est venu au soleil après sa mort terrestre, et visite avec lui le lac du sommeil et les mirabilia du Soleil. Celui-ci attend l’esprit de Descartes qui devrait arriver.
Commentaires
Considérées parfois comme relevant du genre de la science-fiction, ces « Histoires comiques » s’inscrivent plutôt dans la lignée du roman parodique baroque, initiée par Don Quichotte en 1605 et continuée en France par Sorel (Le Berger extravagant) ou Scarron (Le Roman comique). Quant au contenu, Cyrano reprend directement l’idée de L’Homme dans la Lune de Francis Godwin publié en 1638. Comme lui, ce voyage fantaisiste est l’occasion d’un décalage dans la fiction permettant de débattre librement des questions de physique et de philosophie qui pourraient être condamnées par l’Église (Galilée est condamné en 1633). Outre l’explication et la légitimation par la logique des thèses scientifiques de ses contemporains concernant l’astrologie (les mouvements des planètes, l’infini de l’espace, le vide…), la biologie et la physique (la nature des corps, les particules, les cinq éléments…), l’œuvre de Cyrano est avant tout de nature satirique et non réaliste, avec pour commencer cette parodie du Jardin d’Éden. En cela, Cyrano est clairement l’héritier des Histoires Vraies de Lucien de Samosate (IIe siècle) dont les voyages dans l’estomac d’une baleine, sur des îles merveilleuses ou dans l’espace, influencèrent Rabelais, Swift, Voltaire, Collodi (Pinocchio) ou encore Eiichiro Oda (One Piece). La rencontre avec des Séléniens civilisés habitant la Lune, vivant à quatre pattes et ayant des mœurs totalement contraires à celles des hommes, propose au lecteur un miroir inversé, changement de point de vue sur la civilisation, décentrement, relativisation des normes et des valeurs morales considérées alors comme universelles : l’autorité du père, la virginité et l’abstinence, la supériorité de l’homme sur l’animal, l’immortalité de l’âme… En luttant contre le dogmatisme de l’Église qui empêche les avancées de la connaissance et la recherche du bonheur, Cyrano se place dans la perspective épicurienne ou libertine de son maître Pierre Gassendi, et fait circuler des idées qui pouvaient paraître tout à fait extravagantes ou choquantes à ses contemporains alors qu’elles sont devenues l’objet de luttes sociales et idéologiques : les libertins du XVIIIe comme Sade ont milité pour la liberté sexuelle, les anarchistes remettent en question la domination masculine et paternelle, les anthropologues la domination d’une culture sur une autre, les décroissants de l’homme sur la nature…
L’authenticité du voyage dans le Soleil a parfois été contestée. C’est pourtant la suite logique. Après avoir mis à mal les repères de la raison dans Les États et Empires de la Lune, Cyrano développe en tout sens l’horizon de la connaissance humaine dont on pourrait disposer en osant libérer la parole scientifique et philosophique, et donc le potentiel de penser. La persécution dont son personnage Dyrcona est victime et qui l’oblige à fuir jusque dans le Soleil, rappelle les parcours de Giordano Bruno (brûlé par l’Église en 1600) et de Campanella (qui passe vingt-sept ans en prison et y écrit son utopie La Cité du Soleil). Le royaume des oiseaux où se déroule un nouveau procès s’inspire-t-il en quelque chose de La Conférence des Oiseaux du poète soufi Farid al-Din Attar ? Ces oiseaux qui jugent et condamnent le voyageur au nom de la civilisation à laquelle il appartient parce que celle-ci les persécute, et aussi en raison de son mode de vie, représenteraient aisément une culture voisine comme celle du monde musulman. Son sauvetage par un oiseau qu’il a aidé un jour fait penser à l’univers des contes mais montre aussi comme l’amitié et la tolérance devraient surpasser la communauté de croyance. En même temps, ces oiseaux revanchards symbolisent et dénoncent de manière totalement avant-gardiste le mauvais traitement que les hommes font subir aux animaux (Bruno s’était fait végétarien après Pythagore et Plutarque…) et cette nature qui pourrait bien être tentée de se venger… Le Soleil, élément divin représentant l’absolu, l’ultime élévation, le lieu d’un idéal comme chez Campanella, pourrait bien être interdit d’accès à des humains intolérants, fermés d’esprit, guerriers, avides…
Passages retenus
p.116 Comment ! parce que votre père fut si paillard qu’il ne put résister aux beaux yeux de je ne sais quelle créature, qu’il en fit le marché pour assouvir sa passion et que de leur patrouillis vous fûtes le maçonnage, vous révérez ce voluptueux comme un des sept sages de Grèce !
p.117 Votre père consulta-t-il votre volonté lorsqu’il embrassa votre mère ? vous demanda-t-il si vous trouveriez bon de voir ce siècle-là, ou d’en attendre un autre ? si vous vous contenteriez d’être le fils d’un sot, ou si vous auriez l’ambition de sortir d’un brave homme ? Hélas ! vous que l’affaire concernait tout seul, vous étiez le seul dont on ne prenait point l’avis !
p.118 Je sais bien que j’ai penché du côté des enfants plus que la justice ne demande, et que j’ai parlé en leur faveur un peu contre ma conscience ; mais, voulant corriger cet insolent orgueil dont les pères bravent la faiblesse de leurs petits, j’ai été obligé de faire comme ceux qui veulent redresser un arbre tortu, ils le retortuent de l’autre côté, afin qu’il revienne également droit entre les deux contorsions.
p.120-121 Vous avez tort, interrompit alors mon démon, de vouloir régenter la sagesse de Dieu. Il est vrai qu’il nous a défendu l’excès de ce plaisir ; mais que savez-vous s’il ne l’a point ainsi voulu afin que les difficultés que nous trouverions à combattre cette passion nous fissent mériter la gloire qu’il nous prépare ? Mais que savez-vous si ça n’a point été pour aiguiser l’appétit par la défense ? Mais que savez-vous s’il ne prévoyait point qu’abandonnant la jeunesse aux impétuosités de la chair, le coït trop fréquent énerverait leur semence et marquerait la fin du monde aux arrières-neveux du premier homme ? Mais que savez-vous s’il ne voulut point empêcher que la fertilité de la terre ne manquât au besoin de tant d’affamés ? Enfin que savez-vous s’il ne l’a point voulu contre toute apparence de raison, afin de récompenser justement ceux qui, contre toute apparence de raison, se seront fiés en sa parole ?
p.148 Que les grands de votre monde sont enragés de faire parade d’un instrument qui désigne un bourreau, qui n’est forgé que pour nous détruire, enfin l’ennemi juré de tout ce qui vit ; et de cacher, au contraire, un membre sans qui nous serions au rang de ce qui n’est pas, le Prométhée de chaque animal, et le réparateur infatigable des faiblesses de la nature ! Malheureuse contrée, où les marques de génération sont ignominieuses, et où celles d’anéantissement sont honorables. Cependant vous appelez ce membre-là les parties honteuses, comme s’il y avait quelque chose de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus infâme que de l’ôter !
Partie 2
p.165 : La superstition travestie en remords, de qui les dents sont bien aiguës sous la chemise d’un sot, leur rongea tant le cœur, qu’ils aimèrent mieux renoncer à la réputation de philosophe (laquelle aussi bien leur était un habit mal fait), que d’en répondre au jour du Jugement. Voilà donc la médaille renversée, c’est à qui chantera la palinodie. L’ouvrage dont ils avaient fait tant de cas n’est plus qu’un pot-pourri de contes ridicules, un amas de lambeaux décousus, un répertoire de Peau-d’Âne à bercer les enfants ; et tel n’en connaît pas seulement la syntaxe, qui condamne l’auteur à porter une bougie à saint Mathurin. Ce contraste d’opinions entre les habiles et les idiots augmenta son crédit.
p.177 : Si vous me donnez, lui dis-je, ce vêtement de pierre pour un habit, il est trop large ; mais si c’est un tombeau, il est trop étroit. On ne peut ici compter les jours que par nuits ; des cinq sens il ne me reste l’usage que de deux, l’odorat et le toucher : l’un pour me faire sentir les puanteurs de ma prison ; l’autre, pour me la rendre palpable.
p.189 : Déjà la douleur d’une amère tristesse commençait à me serrer le cœur, et désordonner ce juste accord qui fait la vie.
p.235 : L’homme qui soutient qu’on ne raisonne que par le rapport des sens, et qui cependant a les sens les plus faibles, les plus tardifs et les plus faux d’entre toutes les créatures.
Ethnocentrisme, p. 240 : C’est une imagination de vous autres hommes qui, à cause que vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement cru, jugeant de toutes choses par vous, que l’aigle nous devait commander. Mais notre politique est bien autre ; car nous ne choisissons pour nos rois que les plus faibles, les plus doux, et les plus pacifiques ; encore les changeons-nous tous les six mois, et nous les prenons faibles, afin que le moindre à qui ils auraient fait quelque tort, se pût venger de lui.
Musil (Robert) 1906, Les Désarrois de l’élève Törless, Seuil, coll. Points, 1960
Traduit de l’Allemand (Autriche) par Philippe Jaccottet (Die Verwirrungen des Zöglings Törless)
⭐⭐⭐⭐
Note : 4 sur 5.
Résumé
Törless, jeune garçon de bonne famille est envoyé dans une école privée militaire autrichienne. Après y avoir fréquenté un prince sans accepter sa supériorité et s’être dépucelé avec une prostituée, il se lie avec deux élèves dominateurs, Beineberg et Reiting. Mettant à distance toute morale et questionnant la réalité, remettant en cause l’autorité, il assiste en spectateur à leurs jeux sadiques sur l’élève Basini qui est faible et efféminé. Törless en fait un sujet d’observation, tantôt suscitant en lui un profond dégoût, tantôt une pointe d’attirance charnelle…
Commentaires
Le premier roman de Musil est logiquement un roman d’apprentissage. Törless incarne un jeune homme intelligent mais perdu au milieu de toutes les connaissances ou manières de se comporter qu’on lui propose : comment considérer la vie ? est-on dans la vie tant qu’on n’a aucune conviction ferme qui serve de moteur ? Törless vit une crise de type existentielle – l’impression de néant derrière les représentations mentales – qu’on retrouvera de manière semblable chez Sartre (La Nausée) ou Camus (L’Étranger). La crise se manifeste également par une incertitude sexuelle, dont le rejet violent et le tabou peuvent aussi faire penser à L’Enfance d’un chef de Sartre, en tant que constituant essentiel de l’identité virile et nationaliste des élites. Le récit et le style tiennent encore clairement de la nouvelle réaliste, bien que déjà entrecoupés de séquences analytiques et philosophiques typiques de L’Homme sans qualité. Musil, à mi-chemin entre Schopenhauer et Proust, décortique l’humain, attaquant de front le sadisme et l’érotisme des adolescents. Ce livre a paru scandaleux. Ce qui a sûrement perturbé particulièrement, c’est que cet univers de perversion dévoilé soit celui des jeunes des classes aisées et non des pauvres dont on s’explique traditionnellement les mauvaises mœurs par mauvaise éducation, déséquilibre, proximité avec les marges (ou pourrait faire le parallèle avec Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… qui a choqué parce que le phénomène touchait aussi bien les pauvres que les classes moyennes ou supérieures). Perturbant parce que cette perversion leur serait naturelle et non le fruit de mauvaises fréquentations, niant ainsi la fable réconfortante du conditionnement, ou alors justement que cette perversion serait une propriété constitutive des classes supérieures (et les jeunes s’initient à écraser le faible pour renier tout questionnement existentiel en eux ; comme les mafieux qui n’appartiennent au groupe qu’après leur premier assassinat qui les mouille et les insensibilise)… En réponse à cet inconfort, à ce trouble de la nature humaine, au vide, l’âme ne constitue pas un mensonge pour les naïfs mais une architecture magnifique de la pensée qui permet de continuer son chemin en terre incertaine.
Passages retenus
L’âme comme mère protectrice de la pensée, p. 194 Toi-même, alors, avait trouvé dans les mathématiques cette petite anomalie qui témoignait que notre pensée ne s’avance pas sur un terrain toujours également solide, qu’elle a des trous à franchir. On dirait alors qu’elle ferme les yeux, qu’elle se suspend un instant, et néanmoins elle est portée en toute sécurité de l’autre côté. Au fond, il y a longtemps que nous devrions avoir sombré dans le désespoir, puisque notre savoir, dans tous les domaines, est perforé d’abîmes semblables, qu’il se réduit à des fragments épars sur un insondable océan. Mais loin de désespérer, en fait, nous nous sentons aussi sûrs qu’en terrain solide. Si nous n’avions pas ce sentiment évident de sécurité, nous nous suiciderions, accablés par l’indigence de notre esprit. Ce sentiment nous accompagne partout, assure notre cohésion interne, protège à tout instant notre intelligence comme une mère son enfant. Dès que nous en avons pris conscience, nous ne pouvons plus nier l’existence de l’âme.
p. 196 L’homme, l’histoire nous l’apprend, ne peut parvenir à posséder son âme que d’une seule manière : en s’abîmant en soi.
Le néant entre les pensées, p. 202 Si tu es très attentif, tu peux même saisir, entre deux pensées, l’instant du noir absolu. Cet instant est pour nous, une fois saisi, tout simplement, la mort. Notre vie ne consiste en effet qu’à poser des jalons et à sauter de l’un à l’autre, franchissant ainsi chaque jour mille et mille secondes mortelles. Dans une certaine mesure, nous ne vivons que dans ces pauses entre deux bonds. Voilà pourquoi nous éprouvons un effroi si grotesque devant la dernière mort qui est ce que l’on ne peut jalonner, l’abîme insondable où nous sombrons. Pour cette manière-là de vivre, elle est vraiment la négation absolu.
p. 209 Les choses arrivent, voilà l’unique sagesse.
Une pensée se fane, p. 231 C’est une chose bien étrange que les pensées. Elles ne sont souvent rien de plus que des accidents qui disparaissent sans laisser de traces, elles ont leurs temps morts et leurs saisons florissantes. On peut faire une découverte géniale et la voir néanmoins se faner lentement dans vos mains, telle une fleur. La forme en demeure, mais elle n’a plus ni couleur, ni parfum. C’est-à-dire que l’on a beau s’en souvenir mot pour mot, que sa valeur logique peut bien être intacte, elle ne rôde plus qu’à la surface de notre être, au hasard, et sans nous enrichir.
Le politique sur scène : avec la foule romantique, sans l’imposteur classique
Hugo (Victor) 1827, Cromwell, GF, 1968
⭐⭐⭐⭐
Note : 3.5 sur 5.
Résumé
Cromwell a magistralement imposé sa superbe sur l’Angleterre. Il a chassé la monarchie et imposé un début de démocratie. Mais le faste de la vie lui donne la tentation de devenir roi. C’est pourquoi lords et puritains se réunissent pour le renverser. Le fils Richard Cromwell se trouve par erreur dans leur réunion dans un bouge de Londres. Mais le juif Manassé vend les conjurés puritains… L’intègre et radical Carr reste seul à s’opposer ouvertement à l’aspirant roi qui doute. Sir William Murray a été envoyé, déguisé en prêtre, pour servir auprès de Cromwell et ouvrir les portes aux conjurés la nuit venue. Mais il est sous les charmes de la jeune fille de celui-ci, mélangeant les billets à remettre. Le couronnement s’approche et la conjuration se reforme…
Commentaires
Effectivement injouable tant sur la longueur, mais aussi la quantité des intervenants. Ce foisonnement rend la pièce particulièrement brouillon avec des scènes qui finissent par sembler tout à fait dispensables (la réception des envoyés des pays étrangers). Si Hugo rompt avec les unités classiques, ainsi qu’avec la bienséance, et la séparation comique tragique (le ridicule de l’histoire d’amour du noble déguisé en prêtre) de manière grandiose et emphatique, le grotesque des interludes des paroles mystiques des fous renoue au contraire avec les chœurs antiques et donne une certaine ambiance, présence du monde extérieur, intrusion du peuple dans la vie politique, révolution romantique accompagnant la révolution sociale.
Ce mélange des genres illustre bien l’humanité imparfaite tant du révolutionnaire à la fois mégalomane et rongé par le doute, que des conjurés animés par l’idée noble de lutter contre un tyran mais abaissés par les intérêts égoïstes. La conjuration ratée pourrait faire penser à Cinna ou la clémence, tragédie classique de Corneille, mais la profusion des personnages, la faiblesse qui chez tous l’emporte sur les qualités et entraîne les uns et les autres dans l’échec, feront bien plus penser à une pièce baroque de Shakespeare comme Hamlet. Sir William Murray, tiraillé entre son devoir politique et son amour, est le personnage typique des tragédies classiques de Racine et Corneille. Ridiculement affublé, profondément malhabile, pas à sa place, il est l’incarnation de ce théâtre pour Hugo : anachronique, inadapté, grotesque et inconséquent.
Passages retenus
p. 183 – Quittez ces goûts bourgeois. – Hé pourquoi ? j’y suis née. Aux grandeurs dès l’enfance étais-je condamnée ? Ma vie aux airs de cours ne s’accoutume pas ; Et vos robes à queues embarrassent mes pas. Au banquet du lord-maire, hier, j’étais hypocondre. Beau plaisir, de dîner tête à tête avec Londre !
p. 190 Malveillants ! mais dans l’ombre où se cachent vos pas, J’ai toujours un flambeau, traîtres, qu’on n’éteint pas !
p. 244 Pour une double face il faut quatre soufflets.
p. 259 Toujours de tout désastre un bouffon se sauva. Pour vieillir sur la terre, où tout est de passage, Il faut se faire fou : c’est encore le plus sage.
p. 341 : Qu’a-t-il besoin de cour ? de cortège ? de garde ? Il chante, il rit, il passe, et nul ne le regarde. Que lui fait l’avenir ? il aura bien toujours, L’hiver, pour se vêtir, un lambeau de velours, Un gîte, un peu de pain mendié par des rires. Sans disputer sa vie aux embûches des sbires, Il dort toutes ses nuits, n’a point de songe affreux, Se réveille et ne pense à rien. – Qu’il est heureux ! Sa parole est du bruit ; son existence un rêve. Et quand il atteindra le terme où tout s’achève, Cette faux de la mort, dont nul ne se défend, Ne sera qu’un hochet pour ce vieillard enfant !
p. 392 Le mystère est un œuf […] qu’il ne faut pas casser si l’on veut un poulet.
Giclées de pus en rafales par la fenêtre de l’auto
Houellebecq (Michel) 1994, Extension du domaine de lutte, Maurice Nadeau
⭐⭐⭐
Note : 3 sur 5.
Résumé
Notre conteur est encore un informaticien plutôt renfermé. Blasé par la vie, par sa rupture médiocre avec Véronique, par ses capacités et son capital de séduction moyens, il est envoyé à droite à gauche pour des présentations de produits et de services de son entreprise, où il traîne sa nonchalance et son désintérêt croissants, s’imagine le pathétique derrière toute chose et s’en excite même. Avec son collègue informaticien Tisserand, obsédé mais puceau à 28 ans, il est envoyé en régions ou inutilité du voyage et tentatives lamentables de son collègue alimentent son regard désenchanté sur la vie, un égocentrisme de tous les instants, une dépression naissante et une satisfaction ego-nocive pour la masturbation. Au détour de quelques fictions animalières inachevées, l’écrivain naissant nous fait part de ses ébauches de réflexions philosophiques sur la vie.
Commentaires
Titre quelque peu pompeux, Michel Houellebecq est sans aucun doute ici davantage un chantre du refus de lutte. « La lutte » est-elle un combat pour trouver envie de vivre ? Cette « extension du domaine », est-ce ce parallèle pas si développé entre libéralisme économique et libéralisme sexuel, aboutissant à un second échelonnement de la société selon la réussite sexuelle ? L’échec sexuel serait ainsi dû à la société de consommation et de spectacle, au principe de concurrence qui déforme les relations. Toutefois, dans le récit, le domaine serait plutôt celui de l’animal humain. Cette virée des deux looseurs hors du territoire où ils étaient confinés, fait tout d’un coup par l’effet de l’air frais éclater de grosses pustules qui accumulaient le pus dans l’ombre des habitudes. Pseudo critique de la décadence et parfois de la société capitaliste, Extension du domaine de lutte est dans les faits une explosion constante d’amertume, de misogynie, d’anti-intellectualisme, refus catégorique de chercher au-delà de la déception, du cri facile du tous pourris (mais on ne demande pas forcément au roman d’être un discours politique). Par sa fascination pour la médiocrité et le dégoût, Houellebecq exprime merveilleusement les ressentis et l’aigreur d’une part grandissante de la société, ces déclassés de Bourdieu sur lesquels s’acharnent volontiers les médias et la bourgeoisie bien-pensante (alors qu’ils ne sont que l’autre versant d’une même société occidentale basée sur l’ascension sociale).
Le style de Michel Houellebecq est très composite et laisse encore bien entrevoir ses artifices, parlant pour l’essentiel par expressions, usant de mots à la mode, de mots sales pour choquer et donner l’impression de nouveauté, de mots techniques pour donner cette impression d’érudition et de vagues traces littéraires pour satisfaire les amateurs du genre en montrant qu’il est capable. Bref, comment sans style personnel, donner du grain à tous les publics possibles. Mais jamais la profonde noirceur dépressive clamée ne trouve écho dans les mots d’un livre se lisant bien trop facilement, n’offrant finalement que le faible impact de la flatterie. Seule pensée plutôt bien sentie et exprimée avec une certaine virtuosité, ce pamphlet sur la psychanalyse, qui paradoxalement plutôt que de soigner les égos, construirait des êtres égoïstes (ici les femmes) incapables de faire des efforts pour autrui et donc d’aimer.
Passages retenus
La cigarette existentielle, p. 61 Je me rends compte que je fume de plus en plus ; je dois en être au moins à quatre paquets par jour. Fumer des cigarettes, c’est devenu la seule part de véritable liberté dans mon existence. La seule action à laquelle j’adhère pleinement, de tout mon être. Mon seul projet.
Hiérarchie par la réussite sexuelle, p. 100 Le sexe représente bel et bien un second système de différenciation, tout à fait indépendant de l’argent ; et il se comporte comme un système de différentiation au moins aussi impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d’ailleurs strictement équivalents. Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours ; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle la « loi du marché ». Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où ‘adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit.
Effets de la psychanalyse sur les femmes, p. 103 Les psychanalystes, grassement rémunérés, prétentieux et stupides, anéantissent définitivement chez leurs soi-disant patientes toute aptitude à l’amour, aussi bien mental que physique ; ils se comportent en fait en véritables ennemis de l’humanité. Impitoyable école d’égoïsme, la psychanalyse s’attaque avec le plus grand cynisme à de braves filles paumées pour les transformer en d’ignobles pétasses, d’un égocentrisme délirant, qui ne peuvent plus susciter qu’un légitime dégoût. Il ne faut accorder aucune confiance, en aucun cas, à une femme passée entre les mains des psychanalystes. Mesquinerie, égoïsme, sottise arrogante, absence complète de sens moral, incapacité chronique d’aimer : voilà le portrait exhaustif d’une femme « analysée ».
p. 105 Voilà bien le premier effet de la psychanalyse : développer chez ses victimes une avarice et une mesquinerie ridicules, presque incroyables.
Sommes-nous tous des cas pathologiques pouvant se résumer à des configurations de données cognitives ?
Dantec (Maurice G.) 1995, Les Racines du mal, Gallimard, Folio
⭐⭐⭐
Note : 3 sur 5.
Résumé
Andreas Schaltzmann s’est retranché chez lui et tue de plus en plus, des manières les plus atroces car il est persuadé que le monde est envahi et contrôlé par une association secrète entre Aliens et Nazis, et qu’il est des derniers résistants. Il finit par être arrêté. Une équipe scientifique découvre que certains des crimes (notamment plus sexuels) qui lui sont imputés ne correspondent pas à son mode opératoire mais l’affaire leur est retirée. Quelques années après, Arthur Darquandier, le spécialiste cognitif de l’équipe, revient à Paris et recrute ses anciens partenaires, le professeur Gombrowitz et surtout la belle russe Svetlana, pour reprendre l’enquête. Andreas est mort et des meurtres semblables à ceux sur lesquels ils enquêtaient se sont régulièrement produits, particulièrement autour des Alpes. L’appareil que Darquandier a conçu, la Neuromatrice, dans laquelle il peut entrer des données pour cerner une identité, est désormais capable de leur fournir une aide non-négligeable. L’appareil a notamment absorbé sa personnalité et celle d’Andreas…
Commentaires
Le scénario est particulièrement absorbant mais finit par virer au mélo-fantaisiste-gore à mesure qu’on en apprend sur le réseau de tueurs. Et ce, comme si le démantèlement de ce réseau menaçant posait problème et que l’intérêt était justement dans son existence secrète, non dans son dévoilement. C’est en cela que le roman dépasse son côté policier pour atteindre vraiment plus celui de roman de projection, science-fiction. Sur cette fin, l’écriture se laisse aller à plus de facilités ce qui est dommage pour un roman qui partait bien mais qui perd son alchimie aux deux tiers. Le style de Dantec part en tout sens, s’inspire de différents univers et pourtant n’est jamais ridicule ni trop difficile. Les théories du complot et du chaos, les polars noirs, la science-fiction, et même les comics américains irriguent et créent une certaine dynamique poétique dans tout ce mix plutôt réussi qui reste largement dans le vraisemblable. La face noire de l’homme, de son cerveau, constitue l’obsession de Dantec et s’étalera de plus en plus dans son œuvre tout comme cette théorie du complot qui, de source d’inspiration, finira par s’installer semble-t-il comme conception du monde chez l’auteur.
La machine à capturer les identités par l’ingestion de données a bien-sûr quelque chose de prophétique quand on pense à l’importance qu’a pris le « Big Data » au XXIe avec Amazon (qui fait l’essentiel de son argent en vendant ses données au gouvernement américain…). Ici cette invention sert un justicier aux allures de programmateur de la Silicon Valley, pour arrêter le complot, alors qu’une telle machine serait plutôt devenue l’arme du grand complot… Le justicier est d’ailleurs en tout point semblable au paranoïaque tueur à gages, les deux faces d’un même ennemi du grand complot.
Passages retenus
p.139 L’homme est à la fois une machine à contrôler le chaos, et un propagateur de désordre. […] Il oscille sans cesse entre des états imprévisibles, alors que son comportement statistique général reste à peu près stable.
p.312 Je me suis assuré que j’étais présentable, et en tout cas à peu près conforme au personnage fabriqué depuis des années.
Programmation des habitudes, p. 427 Toute habitude est en fait une sorte de « pilote automatique » de la conscience qui prend le relais après la phase d’apprentissage initiale… Un bébé met des semaines avant d’apprendre à marcher, puis peu à peu il se met à le faire automatiquement, sans effort apparent… Or, ceci est valable pour tout le reste, vous le savez bien… Conduire une voiture, lire, écrire, baiser… Tout peut être fait sans effort tendu de la conscience, à condition de le pratiquer suffisamment longtemps pour qu’il soit pris en charge par le « pilote automatique »… mais comme le souligne Wilson, le robot humain est plus efficace que n’importe quel animal. Et c’est cette efficacité qui cause notre perte, car elle engendre paresse et dépendance. Pire, elle engendre l’ennui… Et vous savez que l’ennui répétitif produit frustration et surtout dépression, donc perte de l’image de soi, fluctuation chaotique des contours de la personnalité.
De quels matériaux composites inconciliables sont faits les humains parmi lesquels j’ai grandi ?
Joyce (James) 1904-1907 (1914), Les Dublinois, Gallimard, coll. Folio, 1974
Traduit de l’anglais par Jacques Aubert (Dubliners)
⭐⭐⭐⭐
Note : 4 sur 5.
Commentaire général
Ensemble de nouvelles de style réaliste qui forment en quelque sorte un atelier d’apprentissage pour le jeune écrivain Joyce. Écrivant d’abord sur sa jeunesse, la découverte de la complexité des sentiments et les détours de l’égo, sur la famille et ses implications, puis se tournant vers l’extérieur, les proches, les amis, les discrets, les marginaux, les notables… pour enfin parvenir à crever l’épaisseur de réalité. Il s’agit pour l’écrivain de comprendre d’où il vient, les matières proprement dublinoises dont il a été composé, de deviner ce qui se passe derrière les apparences et comportements. Et pour ce faire, la fiction parce qu’elle reconstitue la logique interne des actions, est un excellent moyen de comprendre l’humain (manière inversée du Roman expérimental de Zola qui part des théories scientifiques pour programmer ses personnages). En même temps qu’une enquête sur ses congénères, ces nouvelles sont aussi une recherche sur soi (se distinguer de l’un, se reconnaître dans l’autre) et le lieu d’une formation pratique, cheminement technique de la description objective (description des mouvements) à la polyphonie (la parole peut aussi faire deviner les mouvements du corps en les associant à une monde de croyances, d’espérances, de regrets). Que ce soit dans la forme ou dans le fond, la littérature s’apparente chez Joyce à une enquête sur l’humain, mais il ne s’agit jamais de dire les ressorts, d’expliquer, mais de faire pressentir la profondeur de l’humain même le plus apriori insignifiant.
Le père Flynn a succombé à une nouvelle attaque. Vieux et paralysé, il était l’ami et le mentor de notre jeune conteur, qui passait son temps avec le vieux fou plutôt qu’avec des camarades de son âge, au grand dam de ses parents. Le jeune garçon éprouve cependant un sentiment confus devant la mort de cette vielle personne à part, qui était considérée comme fou depuis quelque incident survenu à l’église.
Sans doute un souvenir d’apprentissage, un premier contact avec la mort (on voit que le cycle sera accompli dans la dernière pièce de ce recueil avec une arrivée à l’âge mûr et un retour au thème de la mort), ce conte laisse surgir l’étrange réaction du gamin, son incompréhension et en même temps sa prise de conscience de ce que les grandes personnes disent à ce sujet.
p. 48 C’était bizarre : ni cette journée ni moi-même n’étions d’humeur à prendre le deuil, et je fus même contrarié de découvrir que j’éprouvais une sensation de soulagement, comme si sa mort m’avait libéré de quelque chose.
Une rencontre (1905)
Notre jeune conteur organise avec ses copains une aventure buissonnière, car les livres de Far West ne lui suffisent plus. Finalement, seul Mahony l’accompagne. Assis dans un champ après une longue promenade, ils font la rencontre d’un vieux monsieur qui leur parle de son opinion d’abord attendri puis physiquement sévère à l’égard des garçons et de leurs flirts.
Le thème de l’aventure, de l’évasion, vient heurter celui de la déviance chez le vieil homme. Le temps magnifique sert de cadre à un enseignement de vie plutôt décevant ou dégoûtant. La manie du vieil homme se déclenche peu à peu. De son discours libéral, autoexcitation, sur les belles fillettes, à son action louche à la lisière du bois, laissée à deviner pour le lecteur, jusqu’au fantasme de correction corporelle, post-jouissance.
p.67 : « Il me donnait l’impression qu’il répétait quelque chose qu’il avait appris par cœur, ou bien qu’hypnotisé par certains mots qu’il employait, il avait un esprit qui tournait lentement en rond, inlassablement sur la même orbite. »
Arabie (1905)
Notre jeune conteur se sent une adoration pour la voisine. Elle ne peut aller à la fête foraine « Arabie ». Il lui dit qu’il lui en ramènera quelque chose. Il n’a plus que ça en tête mais a besoin d’un peu d’argent.
Ce souvenir de première naissance du sentiment amoureux est dépeint avec un relief fort. L’échec final de l’achat du cadeau reste difficile à saisir. Le sentiment pour la fille vient s’opposer au sentiment pour soi, à la fierté. N’est-ce pas là ce qui définit tout sentiment amoureux ? un conflit interne entre égoïsme et don de soi.
p.73 : « Son nom avait pour effet de mettre mon sang en folie. Son image m’accompagnait jusque dans les lieux les moins propices au romanesque. » p.74 : « Mon corps était une véritable harpe, sur les cordes de laquelle, tels des doigts, ses mots et ses gestes semblaient courir. » p.76 : « La nuit dans ma chambre et le jour en classe son image venait s’interposer entre mes yeux et la page que je m’efforçais de lire. […] Je n’avais plus guère de patience pour les tâches sérieuses de l’existence : maintenant qu’elles me séparaient de mon désir, elles me paraissaient des jeux puérils, des jeux aussi puérils que monotones. »
Eveline (1904)
Eveline regarde les objets de sa maison qui ont occupé ses dix-neuf années. Elle va bientôt fuir cette vie lourde et pesante, son père sévère et son frère peu présent, pour Buenos Aires avec Franck. Mais au moment de l’embarquement, une panique la saisit.
Ce conte exprime cette typique opposition entre l’envie, le désir de changer de vie, de partir, et la peur panique de laisser une vie qui est un morceau de soi. A lier à Un petit nuage, ce conte peint l’impossibilité de se dépêtrer de son conditionnement.
p.88 : « Au fil de sa songerie, la vie de sa mère, en une vision pitoyable, venait jeter son maléfice au plus profond d’elle-même – cette vie faite d’humbles sacrifices et s’achevant en une déchéance définitive. Elle tremblait en entendant à nouveau la voix de sa mère répétant sans cesse, avec l’insistance d’un simple d’esprit. »
Après la course (1904)
Jimmy Doly est un jeune Irlandais qui a eu quelques mauvaises dettes de jeu heureusement couvertes par son père. Ayant fait la connaissance de deux Français très riches, propriétaires d’une voiture, il profite avec eux de leur succès et de leur notoriété au cours d’une soirée arrosée et excitante.
Conte de la replongée du personnage dans son vice du jeu, piège tendu par les mauvaises habitudes. Joyce évoque à peine le jeu et montre comment l’excitation et la grise grimpe peu à peu et fait progressivement perdre le sens des réalités au personnage qui va s’abandonner à son vice. Le conte tend tout de même à la description d’un décor secondaire qui ne prend pas vraiment le lecteur dans l’effet procuré au personnage.
p.97 : « Ségouin poussa son monde vers la politique. C’était là un sujet attrayant pour tous. Jimmy, sous l’empire d’influences généreuses, sentit se réveiller le zèle que son père avait jadis éteint en lui-même : il finit par faire perdre son flegme à Routh. »
Deux galants (1906)
Corley et Lenchman marchent par Dublin. Corley rejoint sa nouvelle conquête. Il est en retard mais compte bien tirer profit de cette bonniche, au contraire de ses premières expériences coûteuses. Lenchman les laisse et erre, désœuvré, ennuyé de sa vie d’écornifleur. En même temps, il attend avec impatience l’issue prometteuse de la soirée de son ami.
Ce conte met en scène l’errance et le vice d’une jeunesse sans valeur ni but. Une vie sociale perverse vécue à regret. Les rues de Dublin prennent le rôle de personnage central, personnage influent qui influence et dévie les hommes de leurs trajectoires et perd les femmes. Englués dans leur routine, les deux personnages ont des moments de lucidité sur le peu d’intérêt de leur vie.
p.108 : « [Le harpiste] pinçait les cordes, insoucieux, jetant de temps en temps un coup d’œil rapide vers le visage de chaque nouveau venu et de temps en temps, d’un air également fatigué, vers le ciel. Sa harpe aussi, insoucieuse d’avoir la housse rejetée sur les genoux, semblait lasse des yeux des étrangers comme des mains de son maître. »
La Pension de famille (1905)
Mrs Mooney, après s’être séparée de son mari violent, dépensier et alcoolique, a ouvert une pension de famille, pleine de jeunes messieurs attendant de se trouver une meilleure situation. Le fils Jack semble tenir de son père et a mauvaise réputation. La jeune Polly semble prendre plaisir à flirter quelque peu avec les jeunes gens. Il se dit que les choses vont plus loin avec un jeune homme respectable, avec une bonne position, Mr Doran. Mais Mrs Mooney ne semble pas décidée à intervenir pour empêcher la perte de l’honneur de sa fille.
On est ici dans un conte clairement semblable aux « pièges » typiques de Maupassant (inspirés des réflexions de Schopenhauer sur le piège féminin). Ici, la mère et la fille n’ont aucune espèce de complicité, et pourtant elles agissent avec les mêmes intentions, et mènent donc un même type de jeu pervers. L’homme qui se croyait libre penseur est pris au piège de ses valeurs et du regard de la société. On devine une union destructrice pour le moral de cet homme.
p.120 : « Polly était une mince adolescente de dix-neuf ans ; elle avait les cheveux clairs et flous, et une petite bouche pulpeuse. Ses yeux, gris avec un soupçon de vert, ne manquaient jamais, lorsqu’elle parlait à quelqu’un, de regarder en l’air, la faisant ressembler à une petite madone perverse. »
Un petit nuage (1906)
Little Chandler est excité, il va retrouver dans le bar le plus tendance de Dublin, son vieil ami Ignatius Gallaher qu’il n’a pas vu depuis huit ans et qui est devenu un journaliste célèbre à Londres. Gallaher lui parle de la vie parisienne, de la débauche, de sa maîtrise du cours de la vie et des femmes. Little Chandler, l’alcool aidant, voit ressurgir sous sa timidité les vieux rêves de vie d’artiste d’avant son mariage.
Là encore, on retrouve le thème du piège de la nature et de la femme, cher à Maupassant. C’est d’ailleurs une même méthode de description psychologique par le comportement qui donne toute sa consistance au conte. Le personnage de Little Chandler, à l’occasion de cette rencontre choc avec un fantôme de son passé, voit surgir tous les obstacles de sa vie en même temps, devient un personnage pitoyable enfermé dans une prison bourgeoise qu’il a épousé par défaut, par peur de la vie. On pourrait même déduire l’évolution tragique possible du personnage, alcool, dégoût de sa famille, écrasement moral par la femme… Par les aspirations à une vie différente et le regard sur la rue, ce conte est en rapport avec Deux galants ; toujours par la rue et par la situation du foyer en impasse, il pourrait être lié à Contreparties. On voit déjà comment, par l’ensemble des contes du recueil Dubliners, à premier assemblage sans ligne directrice, Joyce trace sous nombreux angles le portrait de la vie de l’homme moyen de Dublin, enfance et âge mûr, rêves déchus et amours décevantes…
p.148 : « Il regarda avec froideur les yeux de la photographie, qui lui répondirent avec la même froideur. Certes ils étaient jolis, et le visage était joli. Mais il lui trouvait quelque chose de mesquin. Pourquoi ce visage faisait-il si absent, si grande dame ? Le parfait sang-froid de ces yeux l’irritait. Ils le repoussaient et le défiaient : ils n’exprimaient aucune passion, aucune ivresse. Il pensait à ce que Gallaher avait dit des riches Juives. Ces sombres regards orientaux, se disait-il, comme ils sont pleins de passion, de désirs voluptueux !… Pourquoi avait-il épousé les yeux de la photographie ? »
Contreparties (1905)
Farrington se sent oppressé par le travail que lui donne son patron. Pour se sentir plus fort, il s’évade quelques instants au bar du coin pour un remontant bien frais. Mais le travail devient plus ardu et Farrington finit par mal répondre à son patron et bâcler. Il met sa montre en gage pour aller boire avec ses amis au lieu de rentrer voir sa petite famille.
Au registre de la chute finale inattendue et du piège de la vie, typiques de Maupassant, vient se greffer une finesse psychologique dostoïevskienne : Joyce décrit une mécanique implacable aux conséquences terribles, en s’installant peu à peu dans la tête de ce fonctionnaire bourru, oisif torturé, oppressé et oppresseur.
p.167 : « Sa femme était un petit être au visage en lame de couteau qui le houspillait lorsqu’il était à jeun et qu’il houspillait lorsqu’il avait bu. »
Argile (1905)
Maria est une bonne vieille fille que tout le monde adore, qui travaille durement à la blanchisserie. Elle file gaiement voir l’un des enfants qu’elle gardait autrefois, maintenant marié et père, avec un sac de petits biscuits et une part de gâteau à la prune en guise de cadeau. Dans le bus, un homme lui laisse la place et discute avec elle. Une fois chez les Donnelly, elle se rend compte qu’elle a perdu sa part de gâteau.
Étrange personnage que cette vieille fille que tout le monde adore, au visage crochu et aux intentions de sainte. Son cœur se brise à l’idée que les deux frères ne veulent plus se voir, et que son cadeau est perdu (à rapprocher de la vieille fille d’Un coeur simple de Flaubert). Le jeu divinatoire lui fait mettre la main dans l’argile (la mort), on lui refuse pour le missel (symbole d’engagement religieux). Destin tragique annoncé, mais destin refusé également, l’engagement est sa propriété principale (la charité chrétienne devenant autodestruction, comme pour Pauline dans La Joie de vivre de Zola), mais la chanson qu’elle interprète laisse deviner des rêves beaucoup plus communs de bonheur, de richesse et d’amour, là encore esquintés. On pourrait mettre en parallèle cette nouvelle avec celle de La Reine Hortense de Maupassant, qui dans sa fièvre laisse transparaître des désirs et rêves d’amours profonds qu’on n’aurait pas attendus de son caractère.
p.173 : « Maria fut obligée de rire et de répondre qu’elle ne voulait pas d’anneau, ni d’homme non plus ; et quand elle rit, timidité et désappointement firent briller ses yeux vert-gris et le bout de son nez rejoignit presque le bout de son menton. » p.173 : « Elle regarda avec une bizarre affection le tout petit corps qu’elle avait si souvent paré. Malgré les années, elle trouvait que c’était un joli corps bien net. »
Un cas douloureux (1905)
Mr James Duffy a une vie particulièrement bien rangée et solitaire. A un concert, il fait la connaissance d’une femme mariée avec qui il partage bientôt son temps et ses pensées. Quand il découvre que celle-ci éprouve des sentiments amoraux pour lui, il rompt toute relation.
Dans la continuité de la nouvelle précédente, le personnage de Mr. Duffy incarne un autre effet pervers ou plutôt destructeur de la morale. Piégé davantage par la peur du quendiraton que par la moindre conviction religieuse, il échoue sa vie en se conformant à une rigueur austère qui étouffe et refoule ses sentiments et ses désirs profonds.
p.183 : « Sur sa tête allongée et plutôt forte poussaient des cheveux noirs, secs, et une moustache roussâtre recouvrait mal une bouche peu avenante. Ses pommettes aussi donnaient à son visage un caractère dur : mais il n’y avait nulle dureté dans les yeux qui, regardant le monde par-dessous leurs sourcils roussâtres, donnaient l’impression d’un homme toujours prompt à saluer chez les autres le trait de nature susceptible de les racheter, espoir souvent déçu. Il vivait un peu à distance de son corps, considérant ses actes d’un regard oblique et dubitatif. Il avait une singulière habitude autobiographique qui, de temps en temps, lui faisait composer dans sa tête une petite phrase le concernant et comportant un sujet à la troisième personne et un prédicat au passé. » p.185 : « Le capitaine Sinico encouragea ses visites, pensant que la main de sa fille était en cause. Il avait sincèrement écarté sa femme de la galerie de ses plaisirs, au point de ne pas soupçonner que quelqu’un d’autre pût s’intéresser à elle. »
« Ivy Day » dans la salle des commissions (1905)
Les soutiens du candidat aux municipales Richard Tierney, opportuniste reconnu, sont réunis autour d’un feu alors que trombe la pluie au dehors. Autour de quelques bouteilles de stout, ils discutent de politique et en viennent à évoquer Parnell, nationaliste éliminé par ses ennemis politiques mais aujourd’hui célébré comme un héros national. Seul intrus, M. Hynes, militant pour les prolétaires, a toujours soutenu et rendu hommage à l’homme.
Cette nouvelle est la première apparition du dialogue comme élément fondamental de la technique de Joyce. Presque omniprésent, uniquement entrecoupé de quelques phases descriptives des personnages et du lieu, comme pour une pièce de théâtre, le dialogue fait émerger la polyphonie qui sera la marque du style de Joyce. Les personnages gagnent ainsi en consistance, en indépendance à l’auteur (comme chez Dostoïevski). Le thème traité apparaît d’autant plus flou, la politique, ses convictions et ses anomalies. Le héros national, attisant les passions, est incapable de faire l’unanimité de son vivant. C’est le tragique destin de la politique de ne pouvoir profiter de ses bons éléments, hommes d’honneur engagés pour le bien de leur nation. L’opportuniste sans parti, sans générosité, bien peu apprécié, est ainsi bien plus fédérateur.
p.215 : « M. Crofton s’assit sur une caisse et regarda fixement l’autre bouteille. Il avait deux raisons d’être silencieux. La première, suffisante en elle-même, c’est qu’il n’avait rien à dire ; la seconde était qu’il considérait ses compagnons comme indignes de lui. » p.218 : « Nous le respectons tous maintenant qu’il est mort et enterré. »
Une mère (1905)
A la Renaissance irlandaise, Mrs Kearney rapatrie sa fille Kathleen, mise dans un couvent pour apprendre comme elle à son âge, le français et la musique. Elle fait signer sa fille pour une série de quatre concerts rémunérés, donnés pour une association patriotique, et s’implique elle-même dans l’organisation. Mais les concerts n’attirent pas la foule attendue. Mrs Kearney craint l’entourloupe.
À la rupture d’une règle tacite des contrats, le paiement des artistes après remboursement des frais, vient surtout s’ajouter l’inclination surpuissante du bourgeois pour l’argent (renforcée par son mari bottier) qui surpasse la distinction de caractère ou les idéaux artistique, patriotique, le soutien à un spectacle de jeunes, et qui fait même oublier sa réputation et celle de sa fille. L’impression d’y perdre en affaires dépasse toute la maîtrise de la femme pourtant éduquée dans la pudeur et la rigueur du couvent, et dans l’esprit distingué du romantisme. Là encore, le phénomène de la description objective (on devine les pensées par les actions décrites), caractéristique du réalisme d’un Maupassant, dessine des personnages épais bien que grotesques.
p. 237 Mr Holohan désignait désespérément la salle où l’on applaudissait et tapait des pieds. Il en appela à Mr Kearney et à Kathleen. Mais Mr Kearney continuait de caresser sa barbe et Kathleen regardait le plancher, bougeant l’extrémité de son soulier neuf : ce n’était pas sa faute.
La Grâce (1905)
Il est arrivé un accident à Mr Kernan au bar. Anciennement homme d’affaire estimé, entraîné par de mauvaises fréquentations de comptoir à un nouvel excès, il a manqué une marche et s’est mordu la langue en tombant dans les pommes. Quelques amis, particulièrement Mr Power, jeune homme d’affaire en plein succès, qui accorde encore de l’admiration à son aîné, se mettent en devoir de le remettre dans le droit chemin. Pour cela, ils choisissent avec Mr Cunningham de se rendre à l’église pour un sermon adapté à leur mode de vie.
Une fois encore, les péripéties n’ont ici rien de palpitant. Mais la technique de Joyce se précise encore, mêlant les voix dans le récit et laissant grande place au dialogue et à l’implicite. La psychologie des personnages est très présente, un peu trop voyante encore, finement tracée de quelques remarques. La chute reste pour le moins énigmatique, forçant le lecteur à questionner le sens de l’aventure, voire même à questionner l’intérêt même de cette aventure. Y a-t-il une leçon à tirer ou bien l’aventure ne sert finalement qu’à montrer l’empêtrement des hommes dans leur rôle ?
p. 254 Après un quart de siècle de vie conjugale il ne lui restait que fort peu d’illusions. La religion était pour elle une habitude, et elle soupçonnait qu’un homme de l’âge de son mari ne changerait guère avant sa mort. Elle était tentée de trouver à son accident quelque chose de curieusement approprié et, n’était qu’elle ne désirait pas paraître, elle aurait volontiers dit à ses messieurs que la langue de Mr Kernan ne perdait pas grand chose à être raccourcie.
Les Morts (1907)
Gabriel accompagné de sa femme Gretta arrive à la fête donnée par ses tantes Kate et Julia, sa cousine Mary Jane. Dans sa famille portée sur la musique, Gabriel, en tant qu’universitaire, est la fierté d’intelligence à qui l’on demande de préparer un discours. Il aide à la réception, arrange l’arrivée de l’ami ivre, donne un gros pour-boire à la petite… Pendant une danse, une collègue lui reproche avec malice d’écrire dans un journal anglophile et l’invite à passer l’été dans une petite île de l’Irlande, région d’origine de Gretta. Gabriel est satisfait de ses habitudes sur le continent et finit par se fâcher.
Cette nouvelle plus longue conclut le recueil sur le récit d’une réception qui entre en contraste avec le titre, comme l’ivresse de la fête et la tristesse finale de la femme. Le personnage bourgeois de Gabriel aperçoit, effrayante, cette autre vie, sous le voile de sa confiance en lui – la crise existentielle sur le sens de sa vie, de la vie. Jouant le charmeur avec la servante mais gêné par les avances de sa collègue, le personnage découvre enfin sa femme, sous un angle inhabituel, un tableau sensuel et mystérieux, mais celle-ci lui échappe, il entre en concurrence avec l’amour d’un mort. Ici encore, l’implicite tient une place importante. A travers les esquisses de mouvement et les réactions, on comprend le caractère du personnage. Chaque personnage ainsi esquissé semble dépasser le cadre du récit, avoir une épaisseur. Les absents et les morts en ont parfois même plus.
p. 306 Suivre cette voix sans regarder le visage de la chanteuse, c’était ressentir et partager l’émotion d’un vol rapide et sûr.
p. 349 L’air de la pièce lui glaçait les épaules. Il s’allongea avec précaution sous les draps et se coucha près de sa femme. Un par un, ils devenaient tous des ombres. Mieux valait passer hardiment en cet autre monde, dans la pleine gloire de quelque passion, que de s’effacer et de se dessécher lamentablement au fil des années. Il songea à la façon dont elle avait enfermé dans son cœur pendant tant d’années cette image des yeux de son amant à l’instant où il lui avait dit qu’il ne souhaitait pas vivre. Des larmes généreuses emplissaient les yeux de Gabriel. Il n’avait jamais lui-même rien éprouvé de tel pour une femme, mais il savait qu’un tel sentiment devait être de l’amour. Les larmes se pressèrent plus drues, et dans la demi-obscurité il crut voir la forme d’un adolescent debout sous un arbre dégoulinant de pluie. D’autres formes étaient à proximité. Son âme s’était approchée de cette région où demeurent les vastes cohortes des morts. Il avait conscience de leur existence capricieuse et vacillante, sans pouvoir l’appréhender. Sa propre identité s’effaçait et se perdait dans la grisaille d’un monde impalpable : ce monde bien matériel que ces morts avaient un temps édifié et dans lequel ils avaient vécu était en train de se dissoudre et de s’effacer.