Surveille tes images : Deux soirées de contes Saamaka

Price (Richard & Sally) 1991, Deux soirées de contes Saamaka, Vents d’ailleurs, 2016

Traduit de l’anglais par Natacha Giafferi-Dombre (Two Evenings in Saaramka)

Note : 4 sur 5.

Résumé

Dans le cadre d’une cérémonie funéraire, afin d’accompagner dans la joie celui qui se met « en route pour le pays des ancêtres », les Saamakas organisent des veillées de contes (kontu)… Les anthropologues étasuniens Richard & Sally Price donnent la transcription de deux de ces veillées.

La soirée commence par un échauffement de contes-devinettes (kisikontu), chacune introduite par l’échange traditionnel : « – Hiliti ! – Daiti ! ». Les réponses déjà connues de tous sont données en rafale (et chacun cherchera l’explication tout seul). Puis, une première personne prête à conter s’écrie « Mato ! ». Une autre lui lance « Tongoni ! », s’engageant à être son répondant (pikima), en ponctuant sa narration par des « Iya ! » ou « C’est vrai ! », « Tout à fait ! », « Certainement pas ! »…

Le village écoute, s’agite, réagit… engueule le répondant quand il s’oublie. Et tous attendent que quelqu’un interrompe le récit (kotu) par une pépite… Une petite prouesse saisissant un fil du récit (« À ce moment, j’étais là et… ») pour improviser un rapprochement avec un autre conte, évoqué au moyen d’une blague, d’une chanson, le plus souvent accompagné de musique, de mimes, de danses… Le récitant principal devient alors son répondant avant de reprendre son récit…

Le récit collectif de contes, affirmation culturelle et origine de la littérature ?

– Hiliti – Daiti
– Je me construis une maison. Je peins l’extérieur avec de la peinture verte. Je peins l’intérieur avec de la peinture rouge. Tous ceux qui sont à l’intérieur portent une veste noire. – La pastèque.
[…]
– Hiliti – Daiti
– Kalala kom. – Une perche [de pirogue] heurtant un rocher.
– Hiliti – Daiti
– Mon père a un chien qui aboie du matin au soir. Jamais il ne se tait. – Les rapides.
– Hiliti – Daiti
– Mon père a une cruche. Il la remplit d’eau sans arrêt. Elle n’est jamais pleine. – Une fourmilière.

p. 16
Description des contes (et plupart des pépites)

Veillée de Sindobobi
– le diable fait disparaître des villageois sur le chemin (une femme trompe son mari avec un singe hurleur), un jeune garçon joue de la trompe pour s’approcher de lui.
– trois filles se donnent pour femmes à Éléphant, Caïman et Aigle qui se révèlent bien vite tel que leur nom le laissait présager… (Jaguar invite Hurleur aux funérailles de sa femme, celle-ci gisant avec gourdin et machette à la main…) Le petit frère vient les rappeler à l’entraide familiale… ****
– le diable glouton empêche de protéger l’abattis en mangeant ceux qui veulent faire fuir les oiseaux. (un étranger nommé Kaka vient danser à chaque fête et s’enfuit avant le jour)
– un roi promet sa fille à celui qui posera une devinette que nul ne pourra découvrir (au temps où femmes et hommes vivaient séparés, une femme vient redonner vie à son jeune amant blessé mortellement en échange d’une promesse de fidélité).
– un roi blanc propose du travail impossible et punit ses ouvriers de mort en leur coupant les fesses (perroquet vient chercher poule des bois pour chanter au grand dieu ; les oiseaux affamés viennent demander au grand dieu pour manger un fruit inconnu)
– Cabri et Jaguar défrichent leur abattis. Jaguar part chasser et revient avec quelques chèvres… *****
– le plus jeune de trois frères n’ayant trouvé femme, part demander conseil au grand dieu, en chemin il rencontre trois filles sans mari, un arbre et un anaconda… (un homme défie le diable de la forêt pour pouvoir aller chasser)
– Trois filles et trois garçons promettent à leur mère de faire quelque chose de spécial à sa mort, l’aîné promet d’aller chercher le tambour dans la famille des diables pour jouer à ses funérailles. (Anasi, parti chasser, s’approche du vieil homme Gidigidi Zaabwongolo, qui avait toutes les maladies)

Veillée d’Alebidou et Bekioo
– Dans la forêt, les bêtes s’occupent des funérailles d’un vieil homme blanc qui se faisait appeler Oncle, mais le cerf veut lui offrir une petite aiguille…
– Un homme abandonne son fils qui ne fait que des bêtises dans la forêt, il trouve refuge dans un village de jaguars noirs. (un garçon empêche le diable de la manger grâce à son piano à lamelles ; un garçon part chercher l’esprit vengeur chez la vieille médium)
– Trois filles et trois garçons promettent des choses pour lui assurer de belles funérailles, prendre soin des invités… Le plus jeune part chercher le tambour chez les diables (écureuil et souris font un concours de lutte ; Anasi attrape un oiseau pour chanter avec lui aux funérailles)
– Deux sœurs qui ne veulent pas de mari partent pour se faire faire des incisions, suivies en secret par leur petit frère, mais elles ne suivent pas les recommandations de leur mère quant au chemin et arrivent au jardin du diable (Anasi demande un épi de maïs pour acheter un bateau ; lors d’une famine, une femme vient tenter la mort qui ne veut pas partager son manioc ; Mouche se venge du partage inégal de viande par Crapaud)
– Une femme a trois fils qui mangent tant qu’ils ne lui laissent rien, une femme du village voisin propose de la libérer d’eux (une jolie femme amène un homme sous un arbre) ****
– Kentu a marié une jeune fille qui était très demandée et voilà qu’il se bat avec tous les hommes (le mardi, chasse interdite à cause du diable, une jolie fille vient le tenter ; Anasi se plaint, sa femme ne prononce jamais son nom ; Anasi le paresseux dupe une femme en confectionnant de multiples cadeaux) ****
– Au temps où femmes et hommes vivaient séparés, Anasi se poste à l’endroit où les femmes enjambent un gros tronc (Tortue et Jaguar se battent pour un fruit ; un homme est convoqué par le conseil parce qu’il a quatre femmes)
– Cerf et Lapin vont pêcher à un étang, Cerf laisse la première pêche en échange de la seconde (une femme danse jusqu’à l’heure du diable ; un diable aide trois jeunes filles à draguer l’étang avec son oreille contre leur secret ; un diable tue les hommes de fatigue avec son tambour, des petits singes se déguisent en noir pour le berner)
– Anasi rend visite au vieil homme Adyaansipai, la mort, et lui offre sa fille mais celui-ci la mange (la jeune Byantina n’écoute pas et pêche au poison malgré l’esprit de la forêt)
– Une femme confie son enfant à la femme qui l’a baptisé pour assurer son éducation, elles le divisent en deux. Le jeune homme qui n’a qu’un côté met enceinte la jeune princesse avec son livre magique, le roi cherche le responsable (l’oiseau-pika se fait voler son abattis par un vieil homme de la forêt ou jaguar ; pour retenir un homme qui dansait et s’en allait, un village prépare du jus de canne, à l’aube les singes hurleurs appellent leur frère qui ne revient pas) **** *
– Anasi, Daguet et Cerf vont chercher des femmes dans un village, ils doivent cultiver l’abattis pendant qu’elles font la cuisine, mais Anasi veut piéger ses compagnons (la jolie Ayanda est promise à celui qui tirera le tronc de cèdre, Anasi se fait passer pour le vainqueur ; Crevette et Jaguar vont à la pêche)

Commentaires

Les Saamakas sont un groupe de « bushinengués » (noirs de la forêt en créole anglais) ou marrons du Suriname, échappés parmi les premiers de l’esclavage (profitant du désordre incessant des premières colonies, comptoirs et flibusteries entre Anglais, Français et Hollandais qui se soldèrent par le Traité de Breda en 1667, donnant le Suriname aux Hollandais et La Nouvelle Amsterdam – future New York – aux Anglais). En amalgamant les restes de croyances, pratiques et cultures de leurs origines africaines diverses, dans un bain de culture coloniale et au contact des Amérindiens, ils se recréent un mode de vie de village, le long des fleuves, l’Afrique noire en forêt amazonienne. Dans l’ensemble, les contes racontés ici semblent appartenir à un fond commun aux différentes populations marronnes et créoles (qu’on retrouve par exemple dans les Grands Contes de Guyane ou dans Les Contes des sages créoles, de Patrick Chamoiseau). Présence très fréquente du diable (qu’on met en scène pour mieux le repousser), animaux représentant des caractères : le caïman, le singe-hurleur, la tortue, le serpent, le jaguar… importance des abattis-brûlis, de la chasse, traversée de la rivière, de la pêche, du manioc, du mariage, des funérailles, de la musique… Hors contes étiologiques (proposant des explications comiques ou poétiques du monde), les tours ingénieux pour lutter contre plus fort ou contre les mauvais sorts, le tel est pris qui croyait prendre, et par dessus tout l’art de faire accepter un deal qui se révèle par la suite une belle arnaque, sont les principaux ressorts dramatiques des contes. Et Ana(n)si, sorte de Renart marron, en est le personnage le plus emblématique ; l’araignée qui s’immisce partout, vous prend dans des filets inattendus en ayant l’air de se moquer tout bas… quitte à se faire écraser dans la foulée. L’univers décrit mélange ainsi le contexte local amazonien à la culture européenne et à des restes de culture africaine suspendus, comme provenant d’un monde perdu (à l’image du personnage de l’éléphant…).

Racontés à une heure avancée de la nuit, par un villageois pas forcément expert en poésie, ne se souvenant pas toujours, mélangeant différentes histoires, gêné par les bruits, interrompu, peut-être alcoolisé… les contes ne trouvent pas ici une textualité stable et esthétiquement élaborée, au contraire des contes célèbres dont nous avons l’habitude, saisis par quelque professionnel de l’empaillage par les mots. Le grand intérêt de la transcription ethnographique est de nous montrer une séance traditionnelle de récitation de contes en train de se faire, avec la présence agitée des conteurs et auditeurs, avec tous ses détails, scories, hésitations, réactions à chaud… Les contes et fables sont ici vivants, accédant à une forme à mesure de leur récitation (qui n’est en aucun cas la répétition d’un texte existant ; relevant davantage de ce que Umberto Eco appelle une Oeuvre ouverte). Tout le groupe participe à la récitation, réagissant, questionnant, passant d’auditeur à auteur, chantant en chœur, dansant… Les récitants improvisent des éléments d’ambiance, des effets de réel, se trompent, tentent des allusions, qui feront peut-être partie intégrante du conte pour les auditeurs qui le re-raconteront peut-être des années plus tard. Le jeu surprenant des pépites (il s’agit d’interrompre la personne qui parle ! de faire une pause blague ou musique, de créer des échos avec d’autres contes) est clairement ce qui provoque le plus de joie dans le groupe – c’est le cœur vivant de la veillée, moment de relâche et de communion, d’intégration du récit au folklore…

Tradition orale, collective, mouvante, populaire, festive, qu’on peut supposer héritée de pratiques ancestrales importées à fond de cale et renforcée sans doute par l’urgence des esclaves et marrons cherchant à se dire, à échanger, à maintenir et réédifier, à revivifier, des lambeaux de cultures particulières dans une langue commune empruntée au colon, déformée à l’envi pour l’appropriation. On est à l’origine même de la littérature, performance verbale et imagée, devant ses pairs, sa famille et ses amis, pour raviver et transmettre aux jeunes la culture, les croyances, transformées par un décalage comique et métaphorique.

Passages retenus

Le roi blanc qui piégeait ses employés, les prenait en défaut et les tuait en leur coupant les fesses, p. 103
KASOLU : [Le gosse qui s’est fait employer par le roi pour garder ses cochons,] il les a tous coupés en morceaux. Il a coupé les queues, qu’il a gardées. – ANTONISI : Iya.
[…] Vous savez comment sont faites les queues des cochons. Il a emporté le reste des corps dans la forêt. Et les queues, il les a enterrées de manière à ce qu’elles ne ressortent qu’un tout petit peu. – Iya.
[…] Là-dessus, il court trouver le roi. Il va droit vers lui. (feignant la préoccupation et l’urgence) « Mon roi, mon roi ! » il lui dit. Le roi répond. Il dit : « je suis allé sortir les cochons… » L’autre répond. « Et ils se sont mis à creuser le sol ! – Iya.
Alors je suis vite venu vous le dire ! » – Iya.
(Rires)
Le roi a dit (très agité) : « Où ça ? » Il a dit : « Par là-bas ! » Le roi a dit : « Allons-y ! » – Iya.
(Kasolu adopte à cet instant un style précipité, saccadé.) Il court, et lorsqu’il arrive, il regarde partout autour de lui. En fait, de la manière dont elles étaient enterrées, les queues des cochons allaient loin dans la terre, et il n’en sortait qu’un tout petit bout qui se dressait, un si petit bout qu’on ne pouvait pas l’attraper et tirer dessus. – AKOBO : Pas du tout !
Ils ont essayé de les empoigner pour tirer dessus. Rien ! Le roi a dit : « Ça ne marchera pas comme ça. Tu sais ce qu’on va faire ? » « Quoi donc ? » A dit le petit garçon. « Cours trouver ma femme dans la maison là-bas.
(Rires)
Demande-lui de te donner une pelle. – Iya.
(Nouveaux rires)
Fais vite ! Rapporte-la moi ! » – Iya.
Le garçon… le gosse a couru vers la maison. – Iya.
Il a couru bien vite, et il a dit : « Vite ! Dépêchez-vous, faites au plus vite ! C’est mon roi qui l’ordonne ! » « Très bien », elle répond. Alors là il lui dit : « Mon roi m’a dit de vous dire… bon, ce qu’il dit, c’est qu’il faudrait que je « vive » avec vous. »
(Exclamations et rires)
« Qu’est-ce que tu dis ? », elle demande. « Mais oui », qu’il dit, – Iya.
« Vite ! Vite ! Vite ! C’est ce qu’il a dit ! » Elle répond : « Hors de question ! » Le roi s’est tourné vers la maison et lui a crié : « Vite ! Donne-le lui, vite ! Donne-le lui bien vite ! – Iya.
Donne-le lui tout de suite ! » – Iya.
Alors, elle dit : « OK, j’ai entendu. Le roi crie (en sranan) : « Donne-le lui ! Donne-le lui ! Donne-le lui ! Vite ! Vite ! » – Iya.
(Rires hystériques)
C’est ce qu’il a dit (dans un sranan ultra rapide) : « Donne lui ! Donne lui ! Donne lui ! Donne lui ! Donne lui ! » – Iya.
(Ralentissant jusqu’à une cadence usuelle) Déjà, le garçon avait saisi la femme et l’avait jetée sur le lit. Et il s’était mis au travail. Bon, cette pelle que le roi l’avait envoyé chercher, en toute urgence, pour qu’ils puissent déterrer les cochons, cette pelle, le garçon ne se pressait pas beaucoup de lui porter. Ça faisait un bout de temps qu’il était parti, alors le roi a fini par se dire : « Il se passe quelque chose. » Il court, gaagaa, vers la maison, et là qu’est-ce qu’il voit à l’intérieur ? Le garçon qui s’affaire sur sa femme.
(Exclamations)
Il a dit… Il est tombé sur le cul et il est resté comme ça. Le garçon a dit : « Mon roi, ça vous a fait mal ? » Il a dit : « Oui, ça m’a fait mal. » Le garçon a dit : « Ramène-tes fesses par ici ! »
(Rires déchaînés)
Le roi s’est tourné, il a présenté ses fesses et a reculé vers le garçon. Il lui a présenté son derrière. Le garçon en a coupé un kilo. Le roi est mort. Et c’est pourquoi les choses sont ce qu’elles sont par ici. Autrement, ce qui se serait passé, c’est qu’à chaque fois qu’on serait allé chercher du travail chez un blanc, un roi, on se serait fait tuer. (pause) Ce garçon a arrangé tout ça pour nous. – AKOBO : Y a quand même un truc qui n’a pas changé, c’est qu’ils vous coupent toujours les fesses à Kourou.
Mon histoire s’arrête ici. Parce que ça faisait mal. Il prétendait que rien ne pouvait lui faire mal. Mais ça, ça lui a vraiment fait mal. C’est là que mon histoire se termine.
(Suivent alors, pendant quelques minutes, un mélange de voix, de rires et de reprises de l’histoire)

Pépite blague, p. 241
KASINDO (interrompant) : En fait, à l’époque où la mère de l’enfant était enceinte, – ADUENGI : Iya.
Elle a chargé ses affaires et a emprunté un chemin qui menait à la forêt. – Iya.
Son ventre était gros et plein. – C’est vrai.
Alors, bon, elle a suivi le chemin à travers la forêt, et son pied a heurté quelque chose. Alors l’enfant qui était dans son ventre a dit : « Mère, va doucement ! » – Iya.
(une femme explose de rire.)
[…] La mère a fait « Mmm. » Elle s’est tournée pour faire demi-tour – Iya.
Et à nouveau elle s’est cogné le pied. L’enfant a dit : « Mère, va doucement. » […] Et puis elle est rentrée. Continue ton histoire.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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