Balance ton cerveau : Les Damnés de la Terre, de Frantz Fanon

Fanon (Frantz) 1961, Les Damnés de la terre, La Découverte & Syros, 2002

Préface de Jean-Paul Sartre (1961) ; Préface d’Alice Cherki et postface de Mohammed Harbi (2002).

Note : 5 sur 5.

Résumé

Médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Bilda-Joinville en Algérie à partir de 1953, par la suite engagé aux côtés des groupes nationalistes de libération, Frantz Fanon part des observations qu’il a faites chez ses patients, les dégâts psychiques causés par l’infériorisation systématique dont sont victimes les colonisés, les conséquences dans l’imaginaire et dans la violence du verbe et du corps, violence contre soi et contre le colonisateur, pour analyser la mécanique coloniale et décomposer les étapes menant à la décolonisation et les risques de dévoiement, de la parole engagée à la force des armes, de la révolte à la révolution, de la lutte de libération nationale à la prise de conscience sociale et économique…

Décolonisons la terre, les corps, les inconscients et les cultures. Vers l’autodétermination de l’être et du collectif.

Compte-rendu

  1. De la violence
    De la violence dans le contexte colonial Le colonisé, sans cesse diminué, oppressé physiquement ou psychologiquement, subit une violence inouïe qui le frappe avant toute chose dans sa dignité humaine. Sa réaction, d’abord se fait violence intérieure, comprimée, puis cette violence se tourne sur son monde immédiat, son présent, ses proches, avant de se retourner enfin sur le maître, le colon, le responsable originel de cette violence.

    p. 81 : Lui à qui on n’a jamais cessé de dire qu’il ne comprenait que le langage de la force, décide de s’exprimer par la force. En fait, depuis toujours, le colon lui a signifié le chemin qui devait être le sien, s’il voulait se libérer. L’argument que choisit le colonisé lui a été indiqué par le colon et, par un ironique retour des choses, c’est le colonisé qui, maintenant, affirme que le colonialiste ne comprend que la force. Le régime colonial tire sa légitimité de la force et à aucun moment , n’essaie de ruser avec cette nature des choses. Chaque statue, celle de Faidherbe ou de Lyautey, Bugeaud ou du sergent Blandan, tous ces conquistadors juchés sur le sol colonial n’arrêtent pas de signifier une seule et même chose : « Nous sommes ici par la force des baïonnettes… » On complète aisément.
  2. Grandeur et faiblesses de la spontanéité. Rôles des différentes classes sociales pendant la lutte d’indépendance.
    Des partis politiques radicaux, qui dans le fond, se satisfont de la situation actuelle ; du lumpenprolétariat, véritable démarreur de la révolution ; des paysans, force pure de l’identité nationale…

    p. 126 : Le Lumpen-prolétariat constitué et pesant de toutes ses forces sur la « sécurité » de la ville signifie le pourrissement irréversible, la gangrène installée au cœur de la domination coloniale. Alors les souteneurs, les voyous, les chômeurs, les droit commun, sollicités, se jettent dans la lutte de libération comme de robustes travailleurs. Ces désœuvrés, ces déclassés vont, par le canal de l’action militante et décisive retrouver le chemin de la nation. Ils ne se réhabilitent pas vis-à-vis de la société coloniale ou de la morale du dominateur. Tout au contraire, ils assument leur incapacité à entrer dans la cité autrement que par la force de la grenade ou du revolver. Ces chômeurs et ces sous-hommes se réhabilitent vis-à-vis d’eux-mêmes et vis-à-vis de l’histoire. Les prostituées elles aussi, les bonnes à 2000 francs, les désespérées, tous ceux et toutes celles qui évoluent entre la folie et le suicide vont se rééquilibrer, vont se remettre en marche et participer de façon décisive à la grande procession de la nation réveillée.
    p. 138 : Le peuple comprend alors que l’indépendance nationale met au jour des réalités multiples qui, quelquefois, sont divergentes et antagonistes. L’explication, à ce moment précis de la lutte, est décisive car elle fait passer le peuple du nationalisme global et indifférencié à une conscience sociale et économique. Le peuple, qui au début de la lutte avait adopté le manichéisme primitif du colon : les Blancs et les Noirs, les Arabes et les Roumis, s’aperçoit en cours de route qu’il arrive à des Noirs d’être plus blancs que les Blancs et que l’éventualité d’un drapeau national, la possibilité d’une nation indépendante n’entraînent pas automatiquement certaines couches de la population à renoncer à leurs privilèges ou à leurs intérêts.
  3. Mésaventures de la conscience nationale La libération nationale, qui a pour effet le retrait total du colon, de son savoir, de ses machines, etc., laisse le pays dans un état de délabrement et de vide : que faire maintenant ? Au lieu de tout commencer à zéro, le nouveau pays s’appuie sur les ruines coloniales. Et les anciens petits bourgeois de l’époque coloniale se goinfrent de toutes ces richesses faciles mais ne contribuent en rien à l’évolution et à l’activité du pays.

    p. 147 : Dans un pays sous-développé une bourgeoisie nationale authentique doit se faire un devoir impérieux de trahir la vocation à laquelle elle était destinée, de se mettre à l’école du peuple, c’est-à-dire de mettre à la disposition du peuple le capital intellectuel et technique qu’elle a arraché lors de son passage dans les universités coloniales.
    p. 148 : La bourgeoisie nationale se découvre la mission historique de servir d’intermédiaire. Comme on le voit, il ne s’agit pas d’une vocation à transformer la nation, mais prosaïquement à servir de courroie de transmission à un capitalisme acculé au camouflage et qui se pare aujourd’hui du masque néo-colonialiste. La bourgeoisie nationale va se complaire, sans complexes et en toute dignité, dans le rôle d’agent d’affaires de la bourgeoisie occidentale.
  4. Sur la culture nationale
    Fondements réciproques de la culture nationale et des luttes de libération Quelle place pour l’intellectuel dans la lutte d’indépendance ? pour lui qui a intégré la culture du colon ? Doit-il utiliser les armes culturelles coloniales pour lutter contre le colonialisme ? Doit-il renouer avec les formes archaïques de la culture nationale ? Doit-il entrer et participer de plain-pied à cette révolution ?
    Pourquoi la négritude est-elle en fait limitée ? pourquoi gêne-t-elle le développement d’une réelle identité nationale ?

    p. 199 : Le colonialisme est incapable de procurer aux peuples colonisés les conditions matérielles susceptibles de lui faire oublier son souci de dignité.
    p. 201 : Quand on réfléchit aux efforts qui ont été déployés pour réaliser l’aliénation culturelle si caractéristique de l’époque coloniale, on comprend que rien a été fait au hasard et que le résultat global recherché par la domination coloniale était bien de convaincre les indigènes que le colonialisme devait les arracher à la nuit. Le résultat, consciemment poursuivi par le colonialisme, était d’enfoncer dans la tête des indigènes que le départ du colon signifierait pour eux retour à la barbarie, encanaillement, animalisation.
  5. Guerre coloniale et troubles mentaux
    De l’impulsivité criminelle du Nord-Africain à la guerre de Libération nationale
    Quelques exemples de cas, traumatisés par la violence engendrée ou subie, traumatisés par cette période de bouleversements profonds qu’on ne peut éviter.

Commentaires

Les « damnés de la Terre », ce sont ces peuples dominés du Tiers-Monde (terme polémique qui renvoie à la notion de tiers-état dans l’essai de Sieyès, partie majoritaire qui ne veut plus être rien ; remplacé aujourd’hui par l’appellation très courageuse de « Pays Moins Avancés »), peuples condamnés à un enfer sur Terre, peuples esclavagisés puis/ou colonisés, infériorisés, dépossédés de l’usage de leur terre, démentis dans leur culture, maintenus sous la dépendance, astreints à la charité, fouettés de bonnes valeurs et de bons sentiments progressistes… Fanon est trop souvent caricaturé en apôtre de la violence, d’une vengeance exagérée contre des colonisateurs certes fautifs mais pas si mal intentionnés, enragé traître à la France engagé au F.L.N. et demi converti au barbarisme. J.-P. Sartre explique dans sa préface que l’essai s’adresse directement aux damnés, et non aux occidentaux, néglige donc toute précaution oratoire. Non. Fanon propose tant aux uns qu’aux autres une vision zéro concession du colonialisme, sans rôle positif aucun, vision inconcevable alors, toujours difficile à accepter malgré le poids des recherches historiques s’accumulant. La culture du pays colonisateur, avec son image ethnocentrique de progrès, implicitement présentée comme supérieure à une autre négligeable, sert de cache-canines, de voile d’innocence à une propagande fasciste défendant le droit à dominer humainement et à jouir de privilèges d’exploitation…

Référence des mouvements tiers-mondistes comme les non-alignés ou la Tricontinentale de Mehdi Ben Barka, Fanon se méfie de toute simplification et de tout manichéisme : nord-sud, blanc-noir, musulmans-chrétiens, éduqués et incultes, les gentils les méchants… Paradigme piège qui est justement celui promu par le pouvoir colonial ou impérialiste. Il ne s’agit pas d’expulser le colon, d’opposer l’arabe et le français, mais d’anéantir une machine administrative de domination et d’exploitation, qu’elle soit tenue par des originaires du pays colonisateur ou par des locaux. À l’instar d’Étienne de la Boétie dans son Discours sur la servitude volontaire – talents précoces et destinées d’ailleurs très comparables – Fanon dénonce la collaboration de l’intérieur, l’importance de la classe administrative, les petites mains exécutantes, serviteurs modèles qui par leur travail décomposé, déresponsabilisés assurent la bonne marche du système colonial, contre avantages (privilège d’être moins exploité ; position moins basse dans la hiérarchie sociale ; miettes d’exploitation…). Important également de se méfier des élites intellectuelles colonisées (ce qu’il est lui-même), hommes politiques et écrivains, assimilés ou révolutionnaires, bons élèves du maître, parlant la langue du négoce, moralistes moins dans l’urgence de voir changer un système où ils réussissent plutôt bien, tergiverseurs ayant peur de perdre leur titre de révoltés en phrases (cf. l’analyse de Baudrillard sur le parti socialiste qui, élu sur le mécontentement du système, n’a pas d’intérêt à trop le changer…). Une caste qui, passée l’indépendance, sera tentée de reprendre les rênes du pouvoir, clamant que tout a changé grâce à elle sans rien modifier un système injuste reposant sur l’exploitation des uns par les autres.

Manuel du parfait révolutionnaire décolonisateur donc, mais pas que, Fanon anticipe clairement le « néocolonialisme », domination pilotage à distance de gouvernements dans une dépendance aux mêmes circuits économiques de l’ancien maître (comme dans La Ferme des animaux d’Orwell)… Sous le racisme et la violence coloniale, se dissimule la prédation économique (La raison économique apparaissait déjà chez Montesquieu dans De l’esclavage des nègres, comme la raison profonde et atrocement simple de la traite). Ethnographie psychiatrique d’une terre en guerre de décolonisation. Langue claire, vibrante et incisive ; prose philosophique et poétique à la fois, déjà allégée du maniérisme complexé des poètes de la négritude qui cherchaient encore à briller ; langue du corps douloureux, du corps qui s’auto-mutile, s’auto-opère, se saigne, pour se séparer du corps étranger, de cellules cancéreuses comme autant de balles de fusil qui gangrènent et aliènent jusqu’à l’intimité, jusqu’à l’inconscient. Langue exhibant ses blessures comme le dos de « Peter le fouetté » mais déterminée et fière. On entre dans le corps de l’oppressé, derrière ce regard où se mêlent peur et défi, et où la lutte ne commence qu’après renoncement total à soi, homme trois fois mort se dressant encore parmi les manifestants gisant comme dans Le Cadavre encerclé de Kateb Yacine (cet autre mis au ban du panthéon littéraire français). Parce que, comme l’exprime Albert Camus dans L’Homme révolté, l’esclave fait front contre son maître armé lorsque la défense de sa vie, tant et tant dévalorisée, devient anecdotique en comparaison de celle d’une valeur qui le dépasse en tant qu’individu. Dans cette perspective, Fanon donne un vrai rôle, noble et quasi féerique, aux rejetés, aux marginaux, criminels, prostituées, mendiants… qui n’ont rien à perdre mais une chance dans l’action révolutionnaire de se racheter à leurs yeux et à ceux de leurs pairs, de passer du statut de moins que rien à celui de héros. Leur aptitude à sacrifier totalement leur personne pour une révolution, constitue sans doute la lame de fond de celle-ci.

Passages retenus

Écriture du corps, p. 209
Ainsi s’explique suffisamment le style des intellectuels colonisés qui décident d’exprimer cette phase de la conscience en train de se libérer. Style heurté, fortement imagé car l’image est le pont-levis qui permet aux énergies inconscientes de s’éparpiller dans les prairies environnantes. Style nerveux, animé de rythmes, de part en part habité par une vie éruptive. Coloré aussi, bronzé, ensoleillé et violent. Ce style, qui a en son temps étonné les occidentaux, n’est point comme on a bien voulu le dire un caractère racial mais traduit avant tout un corps à corps, révèle la nécessité dans laquelle s’est trouvé cet homme de se faire mal, de saigner réellement de sang rouge, de se libérer d’une partie de son être qui déjà renfermait des germes de pourriture. Combat douloureux, rapide, où immanquablement le muscle devait se substituer au concept.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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