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Balance ton cerveau : À l’ombre des majorités silencieuses, Jean Baudrillard

Fabrication de masses asociales, apolitiques. Leurres médiatiques, culturels et politiques.

Baudrillard (Jean) 1978-1982, À l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social (suivi de L’extase du socialisme), Denoël/Gonthier, 1982

Note : 4 sur 5.

Résumé

1. À l’ombre des majorités silencieuses… (1978)
Le concept de masse est un concept très utilisé aujourd’hui et pourtant particulièrement flou. Destinataires de la majorité des messages politiques ou informatifs qui se voudraient leurs représentants, ce sont les « masses » que l’on sonde sans cesse, dont on surveille les actions, dont on interroge les goûts, les intentions… Or, c’est une erreur car les masses sont par définition informes, elles sont du non-social, du social détruit. Plus on s’adresse à elles en essayant de les mobiliser, de les socialiser, de les impliquer, plus on détruit le social et crée de la masse informe. Elles sont de la matière silencieuse, inerte, résistante à toute mobilisation, impossibles à représenter. S’adresser à elles, c’est agir comme le terrorisme qui, mal défini, frappe au hasard et détruit le social par la peur.

2. …ou la fin du social
Le social est ainsi détruit par cela même qui devrait le produire. Peut-être que le social n’est en réalité qu’une simulation de social, dissimulant des rapports humains triviaux (défi, séduction, peur de la mort…). Ou peut-être que le social, en tant que considération pour les échoués d’une société, a totalement envahi celle-ci, produisant une société de résidus. Enfin, peut-être que le social a bien existé, notamment dans les sociétés primitives ou anciennes, mais a disparu remplacé peu à peu par une simulation de social, ou bien a été dilué dans les masses.

3. L’extase du socialisme (1982)
Le socialisme est arrivé au pouvoir. Or cette réussite consacre le triomphe de la représentation du rêve socialiste, de sa promesse, non sa réalisation. Le socialisme n’est plus une force en contradiction, un mouvement, mais simplement la représentation, la promesse d’un mouvement… qui n’a plus besoin d’avoir lieu.

Commentaires

Ce court essai aborde la question du social en commençant par l’analyse du concept apriori anodin de « masses », un mot bien pratique dont les médias usent et abusent et que toute la population reprend sans y faire attention. C’est l’une de ces notions imprécises, totalement vides qui pullulent de plus en plus dans le langage pseudo « moderne » du journalisme, du management, de la vulgarisation scientifique, du politiquement correct et de l’euphémisme permanent… mots qui sont utilisés pour leur valeur symbolique souvent identitaire mais qui ne désignent rien en particulier (innombrables anglicismes du monde de l’entreprise qui renvoient à la réussite américaine, « liberté », « authenticité », « bienveillance », « résilience » – réversibles comme des vestes…). Qu’est-ce donc qu’une personne faisant partie de la masse ? Rien, une personne totalement dépouillée de sa personnalité, de son caractère d’animal social et politique. C’est une notion péjorative qui efface l’humain. Elle recouvre en fait la notion plus populaire de « gens ». Et comme tout le monde le proclame aisément en cœur : « Les gens sont c… ! ». En effet, ces « gens » dépouillés de leur histoire personnelle et collective, hors de leur appartenance de groupe, de leur imbrication sociale et professionnelle, de leurs engagements, ne sont plus réduits qu’à leur plus petit dénominateur commun : leur comportement de mouton.

Négliger la complexité humaine, c’est mépriser, mal-prendre, réduire un être vivant au degré d’unité de masse (en électricité, être à la masse c’est ne pas être sous tension…). Ainsi, l’utilisation même de ce terme, que ce soit dans un but noble ou pour dénigrer, est une erreur qui par faiblesse définitoire, contribue au renforcement de cette masse informe. Le parallèle avec le terrorisme est clair : en visant au hasard, sans cible précise, le terroriste crée une masse dominée par la peur ; finies les luttes sociales, les débats, les nuances, ne restent que des visages effacés. Jean Paulhan, dans Les Fleurs de Tarbes, appelait « terroristes » les écrivains qui se méfiaient de la langue, rhétoriqueurs ceux qui lui faisaient confiance. Baudrillard qualifierait volontiers de terroristes les discours qui usent de mots vides comme « masse ». Insulter les masses, les gens, où même les considérer comme unités de masse sans identité, c’est attaquer ce qui fait l’humain. Le journaliste, le politique, le policier, l’administratif, voire même le médecin et l’enseignant, deviennent peu à peu des figures détestables car elles ne s’adressent plus à chacun de nous comme à un être humain spécifique, mais comme à une unité de masse à laquelle on prête par avance tous les défauts généralement distribués dans la masse…

Mais le concept même de « social » n’est-il pas également aujourd’hui un leurre, un concept vide pour la plupart de ceux qui l’utilisent…? Il serait ainsi inutile de chercher à créer du social car les hommes seraient des égoïstes-nés (tels que les conceptualise l’économie de marché : l’homo œconomicus, qui rivalise pour survivre… nous sommes les moutons d’un même troupeau, et les plus rapides échappent au prédateur…). Les médias, analyses et discours politiques feraient semblant de vouloir dynamiser un social auquel ils ne croient pas… Leur action serait alors une supercherie, un spectacle de plus dans une matrice qui ferait croire à une élaboration de l’homme alors qu’il s’agit simplement de domination (rappelons que Baudrillard est la grande source d’inspiration du film Matrix). Dans un second glissement, le social est peut-être considéré par certains (les élites) comme des actions destinées à aider les minorités en difficulté (faire du social)… En ce cas, l’action des médias, analyses, discours… reviendrait à considérer que toute personne échappant au concept de masse est un homme anormal, malade… malade parce que refusant son rôle de clone substituable ? Malade par rapport à un idéal d’homme robot qui obéit et ne pose plus de problème ? Le social dans son sens traditionnel (par exemple dans l’anthropologie), c’est l’organisation du groupe dans laquelle sont pris les individus et qui fait qu’ils ont un rôle particulier, une vision relative à leur place, et qui fait qu’ils sont complémentaires et enrichis les uns des autres, ce qui fait que pris socialement, un individu est bien plus et bien autre que l’individu moyen des masses. Cette conception de l’homme social est évidemment inadaptée et même inutile pour des sociétés de consommation où l’identité et l’épaisseur d’un individu se définissent par ses achats… (cf. Baudrillard 1968, Le Système des objets)

Dans « L’extase du socialisme », article publié quatre ans plus tard, peu après l’élection de Mitterrand, Baudrillard se montre extrêmement dur à l’heure d’une euphorie certaine. De manière paradoxale, il présente la réussite électorale du parti socialiste comme l’enterrement des aspirations populaires à un système différent, donc du socialisme comme idéologie de transformation de la société (caractérisée notamment par l’idée de révolution). Le parti socialiste qui s’en réclame car il en porte le nom (tour de passe-passe lexical, mais porte-t-il vraiment la dynamique d’action ? ou n’est-ce que discours creux, postures, symbolique ?), donne l’illusion que ces revendications de changement sont portées par lui dans le débat démocratique, qu’elles seront entendues et acceptées si l’on vote pour lui. Son accession au gouvernement, son acceptation par le système, donne l’illusion que l’idéologie est triomphante, acceptée et acceptable… Hors de lui, les demandes de réforme – celles qui remettent en question le système – seraient irrecevables, irraisonnables ou disproportionnées (menant à l’instabilité, à l’anarchisme ou à la révolution sanguinaire, à la Terreur). Le revirement idéologique du gouvernement de Mitterrand de 1983 en matière d’économie semble lui donner raison : la désillusion qui s’ensuit, la déception des attentes populaires, entraîne une décrédibilisation non du parti mais de l’idéologie socialiste (à nouveau par report lexical), les basses classes sociales vont peu à peu se détourner de l’élection et de l’action politique (ça ne changera jamais rien !) et rechercher ailleurs d’autres remises en cause du système (tricherie, terrorisme, extrême droite… qui accroissent la masse). Ainsi le triomphe du socialisme entraîne sa propre destruction.

Ainsi, par la magie du langage, le système organise à l’intérieur même de sa matrice, toute une illusion de lutte sociale, de remise en question du système, mais qui n’a jamais comme but que l’élimination de toute opposition… Baudrillard donne l’impression de participer à une vision complotiste ou « illuminati » du monde, mais la matrice de la société de consommation n’est pas un pouvoir organisé et conscient, mais plutôt une usine à produire des valeurs vides et piégeuses. En cela, la pensée de Baudrillard est complémentaire de celle de Günther Anders dans L’Obsolescence de l’Homme : la modernité tend à rendre l’humain, au sens fort, caduc, inadapté, démodé ; elle n’est productrice que de fantômes, illusions de vie sociale et politique.

Passages retenus

p. 30 :
On croit structurer les masses en y injectant de l’information, on croit libérer leur énergie captive à force d’information et de messages (ce n’est plus tellement le quadrillage institutionnel, c’est plutôt la qualité d’information et le taux d’exposition aux médias qui mesure aujourd’hui la socialisation). Mais c’est tout le contraire. Au lieu de transformer la masse en énergie, l’information produit toujours davantage de masse. Au lieu d’informer comme elle prétend, c’est-à-dire de donner forme et structure, elle neutralise toujours davantage le « champ social », elle crée de plus en plus de masse inerte impénétrables aux institutions classiques du social, et aux contenus de l’information eux-mêmes. A la fission des structures symboliques par le social et sa violence rationnelle succède aujourd’hui la fission du social lui-même par la violence « irrationnelle des média et de l’information – le résultat final étant justement la masse atomisée, nucléarisée, molécularisée – résultat de deux siècles de socialisation accélérée et qui y met fin sans appel.
La masse n’est masse que parce que son énergie sociale s’est déjà refroidie. C’est un stock froid, capable d’absorber et de neutraliser toutes les énergies chaudes. Elle ressemble à ces systèmes à demi morts où on injecte plus d’énergie qu’on en retire, à ces gisements épuisés qu’on maintient à prix d’or en état d’exploitation artificielle.

p. 34 :
La masse se tait comme les bêtes, et son silence vaut le silence des bêtes. On a beau la sonder à mort (et la sollicitation incessante à laquelle elle est soumise, l’information, équivaut au supplice expérimental, celui des bêtes dans les laboratoires), elle ne dit ni où est la vérité : à gauche, à droite ? ni ce qu’elle préfère : la révolution, la répression ? Elle est sans vérité et sans raison. On a beau lui prêter toutes les paroles artificielles. – Elle est sans conscience et sans inconscient.
Ce silence est insupportable. Il est l’inconnue de l’équation politique, l’inconnue qui annule toutes les équations politiques. Tout le monde l’interroge, mais jamais en tant que silence, toujours pour le faire parler. Or la puissance d’inertie des masses est insondable : littéralement aucun sondage ne la fera apparaître, puisqu’ils sont là pour l’effacer.

p. 40 :
Medium is Message, prophétisait Mac Luhan : formule caractéristique de la phase actuelle, la phase « cool » de toute culture mass-médiatique, celle d’un refroidissement, d’une neutralisation de tous les messages dans un éther vide. Celle d’une glaciation du sens. La pensée critique juge et choisit, elle produit des différences, c’est par la sélection qu’elle veille sur le sens. Les masses, elles, ne choisissent pas, elles ne produisent pas de différences, mais de l’indifférenciation – elles gardent la fascination du medium qu’elles préfèrent à l’exigence critique du message. Car la fascination ne relève pas du sens, elle est proportionnelle à la désaffectation du sens. Elle s’obtient en neutralisant le message au profit du medium, en neutralisant l’idée au profit de l’idole, en neutralisant la vérité au profit du simulacre. Or c’est à ce niveau que fonctionnent les média. La fascination est leur loi, et leur violence spécifique, violence massive faite au sens, violence négatrice de la communication par le sens au profit d’un autre mode de communication. Lequel ?

p. 42 :
La sphère politique elle aussi ne vit que d’une hypothèse de crédibilité, à savoir que les masses sont perméables à l’action et au discours, qu’elles ont une opinion, qu’elles sont présentes derrière les sondages et les statistiques. C’est à ce seul prix que la classe politique peut encore croire qu’elle parle et qu’elle est entendue politiquement. Alors que le politique ne fait plus depuis longtemps qu’office de spectacle sur l’écran de la vie privée. Digéré sur le mode du divertissement, mi-sportif, mi-ludique (voir le ticket gagnant des élections américaines, ou les soirs d’élection à la radio ou à la T.V.), sur le mode à la fois fasciné et goguenard des vieilles comédies de mœurs. Le jeu électoral a rejoint depuis longtemps les jeux télévisés dans la conscience du peuple. Celui-ci, qui a toujours servi d’alibi et de figurant à la représentation politique, se venge en se donnant la représentation théâtrale de la scène politique et de ses acteurs. Le peuple est devenu public. C’est le match ou le film ou la bande dessinée qui servent de modèles de perception de la sphère politique. Le peuple jouit même jour pour jour, comme d’un cinéma à domicile, des fluctuations de sa propre opinion dans la lecture quotidienne des sondages. Rien de tout cela n’engage une responsabilité quelconque. A aucun moment les masses ne se sont engagées politiquement ou historiquement sur un mode conscient. Elles ne l’ont jamais été que pour se faire crever la peau, en pleine irresponsabilité. Et ce n’est pas là une fuite devant le politique, mais l’effet d’un antagonisme inexpiable entre la classe (caste?) porteuse du social, du politique, de la culture, maîtresse du temps et de l’histoire, et la masse informe, résiduelle, dénuée de sens. Continuellement l’une cherche à perfectionner le règne du sens, à investir, à saturer le champ du social, continuellement l’autre détourne tous les effets de sens, les détourne ou les rabat.

p. 53 :
Nébuleuse fluide, mouvante, conforme, bien trop conforme à toutes les sollicitations et d’un conformisme hyper-réel qui est la forme extrême de la non-participation : tel est le désastre actuel du pouvoir. Tel est aussi le désastre de la révolution. Car cette masse implosive n’explosera jamais par définition, et toute parole révolutionnaire y implosera elle aussi. Dès lors, que faire de ces masses ? Elles sont le leitmotiv de tous les discours. Elles sont l’obsession de tout projet social, mais tous échouent sur elles, car tous restent enracinés dans la définition classique des masses, celle d’une espérance eschatologique du social et de son accomplissement. Or, les masses ne sont pas le social, elles sont la réversion de tout social et de tout socialisme.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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