
Ce qui empêche la lumière de percer, ce n’est pas l’obscurité, mais le vide sophistiqué.
Rostand (Edmond) 1910, Chantecler, GF, 2006
Résumé
Chantecler est la fierté de la ferme et de ses poules. Mais alors que le merle a toujours un bon mot pour se moquer, que le paon se pavane, le chat et les rapaces nocturnes complotent le soir venu…
Une faisane dorée a trouvé refuge dans la niche de Patou. Chantecler est sous le charme mais elle veut connaître le secret de son chant comme gage d’amour…
Et la preuve
p. 328
Que je servais la clarté quand je chantais,
C’est que tous les hiboux sont gais quand je me tais !
Commentaires
Treize ans après Cyrano de Bergerac, cette pièce-fable mettant en scène un coq et sa basse-cour rappelle par certains points l’immense succès du fier mousquetaire au long nez et à la pointe infaillible (ou phrase coup de poing). Le héros-coq est à la fois grandiose et naïf, idéaliste s’aveuglant lui-même comme le Don Quichotte, sensible et se relevant toujours comme un Chevalier du Zodiaque de Saint Seya, serviteur éternel de sa divinité, le Soleil. L’évidence de l’impossibilité de sa quête (anéantir la Nuit en chantant le Soleil) la rend d’autant plus noble. La tendance de Rostand à enfiler en cascade les prouesses de rimes et de bons mots, trouvailles, allonge et disperse le propos, affaiblit les moments forts de la pièce (c’est pourquoi il est apparu nécessaire aux metteurs en scène de la pièce de sélectionner, de couper).
Comme dans une fable, les animaux sont des symboles qui représentent des caractères humains (le chien est un bon compagnon fiable, les poules sont des groupies, la faisane est une bohémienne sauvage…) et les oppositions inévitables qui se créent entre eux (jalousie, mécontentement des rapaces nocturnes dérangés par le chant du coq, bataille de coqs, incompréhension entre cultures domestique et sauvage…). Mais le « mal » n’est pas tant représenté par les opposants naturels ou ennemis déclarés (autres coqs, rapaces, chat), que par des personnages comme le merle moqueur et la paon m’as-tu-vu. La vanité et le cynisme sont des poisons qui détruisent les rêves, les beaux idéaux, et l’envie de faire au mieux en allant vers ceux-ci. Ils ruinent toute entreprise humaine, agents du nihilisme. La critique radicale des effets dévastateurs de la dérision (qui réduit tout au dérisoire, gratuitement, rappelle la scène finale de L’Homme qui rit de Victor Hugo, dans laquelle la moquerie gratuite des lords anéantit la puissance argumentative du discours de Gwynplaine (cousin défiguré de Cyrano ?).
L’humain présent ici par sa seule balle tueuse, « race méchante », est dominé par cet appétit de destruction, ou pulsion de mort, qui semble vouloir jalousement casser les jambes de toute personne qui souhaite se lever et construire. Ainsi se résume le dilemme de Chantecler : faut-il abandonner cette civilisation assoiffée de vides sophistiqués, et retourner à une existence sauvage, un bonheur simple d’exister, ou persévérer dans l’utopie d’un monde meilleur ?
Passages retenus
Vanité & cynisme, p. 84
CHANTECLER
Que t’ont fait ce siffleur et ce preneur de poses ?
PATOU, bougon.
Ils m’ont fait que je sais qu’ils te feront des choses.
Ils m’ont fait que chez nous, bons et purs animaux,
Le Paon fait de l’esbrouffe et le Merle des mots !
Que l’un, avec des goûts grotesques et postiches
Qu’il prit en paradant sur des perrons trop riches,
L’autre, avec le jargon nonchalamment voyou
Qu’il dut prendre en allant traîner je ne sais où,
L’un, commis voyageur du rire qui corrode,
Et l’autre, ambassadeur stupide de la Mode,
Chargés d’éteindre ici l’amour et le travail,
L’un à coups de sifflets, l’autre à coups d’éventail,
Ils nous ont apporté dans la lumière blonde
Ces deux fléaux, qui sont les plus tristes du monde :
Le mot qui veut toujours être le mot d’esprit,
Le cri qui veut toujours être le dernier cri !
Beauté sauvage, p. 112
CHANTECLER, se rapprochant de la Faisane.
Vous venez d’Orient, alors, comme le Jour ?
LA FAISANE
Ma vie a le désordre amusant d’un poème
Si je vins d’Orient, ce fut par la Bohème !
PATOU, à part, navré.
Bohémienne !
LA FAISANE, à Chantecler, en faisant jouer les couleurs de son col.
Avez-vous remarqué ces deux tons ?
Il n’y a que l’Aurore et moi qui les portons !
Princesse des sous-bois et Reine des clairières,
J’ai le jaune chignon qu’ont les aventurières.
Nostalgique, j’ai pris pour palais palpitants
Les iris desséchés qui bordent les étangs.
La race méchante, p. 322
CHANTECLER, [après un coup de feu]
Un rossignol !…
PATOU, baissant la tête.
Oui. La race méchante
Aime lancer du plomb dans un arbre qui chante !
[…]
CHANTECLER, penché vers les herbes qui commencent à remuer autour du petit corps.
Coléoptère !
Où le corps a frappé viens vite ouvrir la terre !
– Les Nécrophores noirs sont les seuls fossoyeurs
Qui savent ne jamais vous emporter ailleurs,
Pensant que le moins triste et la plus pieuse tombe
C’est la terre qui s’ouvre à la place où l’on tombe.
La quête, p. 329
CHANTECLER
Allons chanter…
LA FAISANE
Comment reprend-on courage
Quand on doute de l’œuvre ?
CHANTECLER
On se met à l’ouvrage !
LA FAISANE, avec une colère obstinée.
Mais si tu ne fais pas se lever le matin ?
CHANTECLER
C’est que je suis le Coq d’un soleil plus lointain !
Mes cris font à la Nuit qu’ils percent sous ses voiles
Ces blessures de jour qu’on prend pour des étoiles !
Moi, je ne verrai pas luire sur des clochers
Le ciel définitif fait d’astres rapprochés ;
Mais si je chante, exact, sonore, et si, sonore,
Exact, bien après moi, pendant longtemps encore,
Chaque ferme a son Coq qui chante dans sa cour,
Je crois qu’il n’y aura plus de nuit !
LA FAISANE
Quand ?
CHANTECLER
Un Jour !
LA FAISANE
Va-t-en donc oublier notre forêt !
CHANTECLER
Non certe,
Je n’oublierai jamais la noble forêt verte
Où j’appris que celui qui voit son rêve mort
Doit mourir tout de suite ou se dresser plus fort !
[…]
LA FAISANE
Il part !… Pour les garder quand ils sont infidèles,
Des bras ! des bras ! des bras ! – Nous n’avons que des ailes !