
Nous sommes en train d’achever un monde dans lequel l’homme n’a plus sa place.
Günther Anders 1956, L’Obsolescence de l’homme, t. I (Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle), Livréa, l’Encyclopédie des Nuisances, 2002
traduit de l’allemand par Christophe David (Die Antiquiertheit des Menschen)
Résumé
Vers quoi la modernité, l’innovation technologique, nous emmène-t-elle ? Les machines et nouvelles technologies poussent l’homme à bouleverser son mode de vie, à se transformer pour s’adapter à ces nouveaux outils, à vivre parmi les fantômes technologiques. Ce changement est-il souhaitable ?
Notre monde de produits ne se définit pas comme la somme des produits finis qui le composent, mais comme un processus : la production toujours nouvelle de produits toujours nouveaux. Il ne se « définit » donc pas à proprement parler ; il est plutôt indéfini, ouvert, plastique, toujours prêt pour de nouvelles transformations, toujours prêt à s’adapter à de nouvelles situations, toujours disponible pour de nouvelles tâches. Il se présente comme un monde toujours différent, perpétuellement transformé par la méthode des « essais et erreurs » (« error and trial »).
p. 49
Et nous ? Et notre corps ? […] Celui du constructeur de fusées ne se distingue pas de celui de l’homme des cavernes. Il est stable sur le plan morphologique. Moralement parlant, il est raide, récalcitrant et borné ; du point de vue des instruments : conservateur, imperfectible, obsolète – un poids mort dans l’irrésistible ascension des instruments. Bref, le sujet de la liberté et celui de la soumission sont intervertis : les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas.
L’auteur : Günther Anders (1902-1992)
Né à Breslau (aujourd’hui Wroclaw en Pologne), de parents psychologues. Études de philosophie à Fribourg. Obtient son doctorat en 1924 sous la direction d’Edmund Husserl. Suit aussi les séminaires de Martin Heidegger où il rencontre Hans Jonas et Hannah Arendt. Se marie avec cette dernière en 1929 et tente d’obtenir une habilitation à l’Université de Francfort pour mener ses recherches philosophiques sur la musique, mais Theodor W. Adorno s’y oppose.
Bertolt Brecht lui obtient un travail à Vienne dans un journal où il écrit sous le pseudonyme de « Anders » (autrement). À l’annonce de l’arrestation de Brecht, il rejoint son cousin W. Benjamin à Paris et fait la connaissance de Stefan Zweig et d’Alfred Döblin. Il divorce d’Hannah. Il émigre aux Etats-Unis et s’installe à Los Angeles où son père a une chaire de professeur.
Il rentre en Allemagne en 1950 mais refuse les postes qui lui sont proposés à l’Université. Il entre en relation avec le commandant de bord de l’avion qui accompagnait le bombardier d’Hiroshim, devient membre en 1968 du tribunal Russell sur les crimes contre l’humanité et mène une carrière d’écrivain littéraire et de philosophique engagé.
Commentaires
Essai d’analyse de ce qu’est la modernité, les thèses de Günther Anders ont connu moins d’écho et de reconnaissance que celles de ses anciens camarades universitaires auprès de Heidegger, Hannah Arendt (La Condition de l’homme moderne, 58) et Hans Jonas (Le Principe de responsabilité, 79). On a surtout gardé de lui son engagement contre le nucléaire. Pourtant, en constatant la situation technologique du XXIe siècle, on peut remarquer qu’elles décrivent à merveille les nouvelles technologies que sont le numérique (le fantôme de la réalité mise à distance mais toujours plus présent, omniprésent grâce aux petits écrans des téléphones), la décrépitude des médias qui ne sont plus que des producteurs d’informations marchandes (dépendant des ressources publicitaires, contrôlés par des grands industriels), la philosophie transhumaniste (la modification de l’homme par lui-même pour s’adapter à la modernité : génétique, cybernétique…), la passivité et même le rejet par les masses des positions politiques qui pourraient les émanciper (volonté d’appartenir au monde de la consommation malgré l’évidence des maux écologiques)… L’Obsolescence de l’homme est d’une actualité encore plus criante et les thèses qui pouvaient être moquées et vues comme conservatrices – ce que Günther Anders avait pris soin d’annoncer – sont maintenant presque évidentes. L’homme moderne est détourné de la réalité proche par son téléphone portable connecté qui le relie de manière abstraite au lointain qu’il croit connaître et qui n’est qu’un faux construit. La langue, la musique et de manière générale toute l’industrie de la culture, l’art, semble essoufflée, lassante. Le consommateur, accroc à une nouveauté calibrée dont il a l’habitude, devient indifférent ou réticent à toute vraie différence. La provocation se fait produit ordinaire quand les choses différentes sont juste inaudibles, invisibles ou irrecevables. La musique s’est déshumanisée, comme l’art conceptuel : on regarde la musique par des clips, sur des supports d’une qualité finalement inférieure, même les voix se font robotisées ; on privilégie la matière, le jeu des objets, le ready-made à la peinture…
C’est grâce à l’impasse écologique et énergétique que les thèses de Anders paraissent plus évidentes, son refus de cette modernité essoufflante, de cette humanité déviante, non plus comme un retour en arrière mais comme un engagement humaniste, anti-industriel. Il apparaît clair qu’il n’est pas vraiment question de refuser toute la technologie en bloc – donc de revenir en arrière – mais de dominer la technologie, la production industrielle effrénée, la surconsommation, afin de ne pas se laisser berner, entraîner malgré soi dans une fuite en avant insensée vers un mal-être permanent, une inadéquation constante avec un monde trouble, un monde qui se dirige vers sa propre désintégration… (On établira ici des liens étroits avec l’oeuvre de Ivan Illich et sa notion de seuils qui permettrait de préserver l’homme des débordements technologiques, industriels et institutionnels, in La Convivialité.)
En cela, l’analyse juste des effets pervers de la modernité est un compagnon nécessaire et préalable pour une réflexion écologique, pour une redéfinition de l’être humain, non plus basée sur le progrès technologique, mais bien sur le progrès humain. Ce pourrait être le progrès de réalisation de soi que décrivait Marx. L’homme doit viser à s’accomplir dans les actions qui rythment sa vie, et non pas à s’oublier, à agir d’une façon mécanisée. La machine est derrière nous, c’est une régression vers l’âge industriel. Les nouveaux progrès technologiques ne doivent pas aller vers une plus grande industrialisation, mais à une émancipation de cette vie industrielle. Les nouveaux outils permettent de s’affranchir de cette dépendance (au journal ayant un point de vue, à l’art ayant une académie) en donnant à l’homme des moyens de créer, construire, communiquer, sans avoir besoin d’énormes machines pour lesquelles on doit regrouper la production.
Compte-rendu
p. 38
En général, quand la honte s’exprime, c’est précisément dans l’acte de se cacher soi-même.
Introduction
Celui qui critique le produit de l’industrie, un produit technologique, devient vite un réactionnaire. Dans les mouvements de type révolutionnaire, le critique est toujours vu comme contre-révolutionnaire. Mais l’objet de la critique n’est plus seulement le comment produire mais même le produit en lui-même qui est nocif pour l’homme. Ainsi, il n’est pas question de revenir à l’état pré-technologique – de se passer des technologies modernes – mais de se demander ce que ces technologies font de nous, et où elles nous emmènent.
Il y a un décalage prométhéen entre ce que nous produisons et l’adaptation de l’homme, de son âme. Chaque innovation technologique pousse l’âme de l’homme dans une direction. Regarder le terme de cette direction est essentiel pour savoir si ce terme est souhaitable et s’il n’est pas dangereux.
La question est précisément de savoir s’ils y parviennent [les hommes, à s’adapter au changement dans la production], et même tout simplement s’il est légitime qu’ils s’y efforcent. Car il serait tout à fait concevable que la transformation des instruments soit trop rapide, bien trop rapide ; que les produits nous demandent quelque chose d’impossible ; et que nous nous enfoncions vraiment, à cause de leurs exigences, dans un état de pathologie collective : il n’est pas complètement impossible que nous, qui fabriquons ces produits, soyons sur le point de construire un monde au pas duquel nous serions incapables de marcher et qu’il serait absolument au-dessus de nos forces de « comprendre », un monde qui excéderait absolument notre force de compréhension, la capacité de notre imagination et de nos émotions, tout comme notre responsabilité. Qui sait, peut-être avons-nous déjà construit ce monde-là ? (p. 32)
Sur la honte prométhéenne
L’homme peut parfois ressentir une espèce de honte devant les machines, leur perfection, leur spécialisation, leur renouvellement… C’est peut-être qu’il ressent lui-même son incapacité à fonctionner sur le même plan, en instrument parfait dans le processus d’évolution des technologies. Car plutôt que de lutter contre la technologie, de la contrôler… plutôt que de simplement constater son inadéquation, il s’est décidé à achever sa réification. « L’auto-engineering » est comme un rite de passage par lequel l’homme accède à la société en acceptant son incorporation en tant qu’instrument au processus d’évolution des techniques. Toutefois, ce qui le distingue, hormis son imperfection qu’il tente de palier, c’est la conscience de sa singularité – disparaissant avec la mort – qui l’éloigne de l’objet qui lui est rigoureusement remplaçable – se réincarnant. En consolation de ce second défaut, l’homme va prolonger sa vie et sa singularité par le biais des images, photos, etc. (« compromis iconomaniaque », p. 78). Il n’est pas question de honte métaphorique. Comme le bossu constate l’inadéquation de son corps avec l’image qu’il se fait du corps de l’homme, l’homme constate son inadéquation dans ce monde de perfectionnement des machines. Et comme l’enfant a honte de la découverte de son « moi », de son individualité, à l’âge de l’« être-avec » le travailleur qui tente de se faire aux machines, réalise lors d’une défaillance de lui-même, que son individualité ne répond pas à la perfection de réglage qu’il attend de son corps pour l’incorporer au monde de la machine.
Le corps de l’homme, obstacle au progrès technologique, p. 51 :
Une crainte des plus sérieuses : la crainte que notre corps, si le fossé qui le sépare de nos produits s’élargissait ou s’il restait seulement tel qu’il est, ne menace tous nos nouveaux projets (les projets que nous pouvons maintenant attendre de nos nouveaux instruments) et ne les fasse échouer l’un après l’autre.
L’homme au service de l’épanouissement des technologies, p. 57 :
La maxime « deviens ce que tu es » est devenue la maxime des instruments, et la tâche de l’homme se limite désormais à assurer la réalisation de cette maxime par la fourniture, la préparation et la mise à disposition de son corps.
L’homme instrument des machines, p. 110 :
Certes, on exige du violoniste qu’il s’exerce. […] Mais comparés à ceux de l’ouvrier, ses exercices restent entièrement humains et exempts de toute contradiction car, ayant déjà fait de son instrument une partie de son corps (qui trouve dans l’instrument une possibilité de s’étendre en tant que champ d’expression), et l’ayant incorporé à son organisme comme un nouvel organe, il doit effectivement rester actif au moment où il s’exerce. La tâche de l’ouvrier est exactement inverse à la sienne. Elle consiste à faire de lui-même l’organe de son instrument, à laisser la cadence de la machine s’incorporer à lui avant de parvenir, à son tour, à s’incorporer à elle – bref, à se charger activement de se transformer en un être passif.
Critères d’évaluation de l’homme par la technologie, p. 113 :
Car, au moment de la défaillance, lorsqu’il a découvert qu’il n’était pas une partie d’instrument mais lui-même, un homme pareil au vieil Adam, il s’est évalué avec les critères des instruments, il s’est regardé de leur point de vue – un peu comme quelqu’un qui suit la ligne d’un parti adopte le point de vue de ce parti, en défend à tout prix les intérêts, contre lui-même s’il le faut.
L’homme rejeté, p. 114 :
La défaillance effective ne se contente pas de préciser la différence de perfection entre l’homme et l’instrument, entre le producteur et le produit. Elle « congédie » celui qui a failli. Elle le renvoie à lui-même d’une façon si définitive qu’il n’est plus alors qu’un vieux rebut, soudain privé de monde, devenu incapable, « rejeté » et ne sachant plus que faire.
Le monde comme fantôme et comme matrice.
Considérations sur la radio et la télévision.
« l’analphabétisme postlittéraire » provoqué par l’iconomanie, l’avalanche d’images qui cache le vrai rapport au monde.
I. Le monde livré à domicile
Le mode d’utilisation d’une technologie a un impact sur l’utilisateur. La consommation de masse est déterminée par l’isolement du consommateur face à son produit. Cet isolement provoque la production d’un homme de masse (réagissant comme l’homme de la foule). Ce processus rend l’individu consommateur producteur de sa propre servitude. De plus, radio et télévision détruisent la communauté en faisant diverger l’attention sur la retransmission d’une image du monde extérieur. Cette retransmission programme ou rythme les relations de cette communauté et substitue sa parole aux leurs.
Cette image du monde apportée à l’homme le rend idéaliste. Mais il ne se fait plus sa représentation par l’expérience de la vie, on lui amène une représentation. Ce monde pourtant lointain lui est rendu familier. Or, « l’effet de cette méthode prétendument destinée à rapprocher l’objet consiste précisément à le dissimuler : à le distancier, voire à l’abolir purement et simplement » (p. 142). En effet, en posant l’autre comme égal de soi, la différence fondamentale, génératrice de l’individualité, de la singularité n’apparaît plus, la familiarité nie la différence, l’identité propre de l’autre, donc l’autre. La familiarisation est normale puisque l’information est devenue une marchandise (l’adaptation du produit au consommateur), mais cette image travaillée du monde est vendue comme le monde. De plus, cette familiarité à tout provoque une certaine ascèse, une indifférence à tous les sujets, ou bien une égale aptitude à jouir de tout sujet, comparable à l’esprit scientifique et objectif, mais pour les choses du monde. Au fond, cette familiarisation du monde agit comme et voire en complément de la distanciation : elle met le vrai monde et notre lien à celui-ci hors de portée. Est-on encore soi quand notre monde est composé d’ersatz, d’images extérieures déformées ?
Entrée du monde lointain dans la vie intime, p. 123 :
Ce qui désormais règne à la maison grâce à la télévision, c’est le monde extérieur – réel ou fictif – qu’elle y retransmet. Il y règne sans partage au point d’ôter toute valeur à la réalité du foyer et de la rendre fantomatique – non seulement la réalité des quatre murs et du mobilier, mais aussi celle de la vie commune.
Homogénéisation de la langue, p. 128 :
Le premier effet de cette limitation est d’ores et déjà perceptible sur ceux qui ne sont plus que des auditeurs. Il se répand dans toutes les sphères linguistiques, rendant la langue plus grossière, plus pauvre, si bien qu’elle finit par lasser ceux-là mêmes qui la parlent.
II. Le fantôme
L’image du monde retransmise n’est pas seulement image, elle fait bien exister du présent. Mais ce monde retransmis, illusion d’une présence concrète, n’est qu’un forme appauvrie de la réalité, un fantôme de la réalité. De plus, ce fantôme est souvent multiple : il est composé de plusieurs événements différents, de plusieurs formes, que le spectateur met artificiellement en synchronie pour plus totalement se distraire, se disperser, se soulager de l’aliénation par le travail. Tous ces spectacles mis sur un même plan de proximité et de simultanéité, provoquent une confusion du sérieux et du futile. Confronté à la réalité, ce fantôme bénéficie de l’avantage de ne pouvoir être touché. Le futile grossi, le sérieux minimisé, le fantôme du monde déformé recouvre et dissimule le monde.
Les amis-fantômes de la télévision, p. 138-139 :
Ces stars de cinéma, ces girls étrangères que nous ne connaîtrons jamais personnellement et que nous ne rencontrerons jamais, mais que nous avons pourtant vues d’innombrables fois, et dont les particularités physiques et spirituelles nous sont mieux connues que celles de nos collègues de travail, ces stars se présentent à nous comme de vieilles connaissances. […]
Quand la présentatrice apparaît sur l’écran, elle me réserve les regards les plus appuyés en s’inclinant vers moi avec une spontanéité affectée, comme s’il y avait quelque chose entre nous […]. Quand la famille qui expose ses problèmes à la radio se confie à moi, elle me considère comme son voisin, son médecin de famille ou son prêtre […]. Ils viennent tous me voir comme des visiteurs familiers et indiscrets, ils arrivent tous à moi pré-familiarisés.
Les nouveaux produits prétendent être le monde, p. 144 :
En tant que membres de l’espèce homo faber, nous faisons « quelque chose de quelque chose », nous façonnons le monde à notre mesure. La familiarisation découle donc de la « culture » au sens le plus large du terme. Il est indiscutable en effet que tout travail est, en un certain sens, une familiarisation […]. Nous ne pouvons pas reprocher au menuisier, par exemple, de ne pas nous livrer le bois brut plutôt qu’une table, qui nous convient de fait incomparablement mieux. Il n’y a véritablement là aucune tromperie. La transformation ne devient une tromperie que lorsqu’on présente une chose fabriquée comme si elle était ce dont elle est faite. Or c’est précisément le cas du monde familiarisé. Celui-ci est un produit qui, en raison de son caractère de marchandise, et en vue de sa commercialisation, est taillé à la mesure de l’acheteur et adapté à son confort : c’est un monde travesti – puisque le monde est l’inconfort même –, et ce produit a néanmoins l’audace ou la naïveté de prétendre être le monde.
III. La nouvelle
La nouvelle, en tant que discours sur ce qui est absent, sélectionne un aspect de l’objet absent (un prédicat, un fait) et le rend présent pour le destinataire. Ce faisant, elle présuppose que ce prédicat est celui attendu par le destinataire. Dans la mémoire, l’individu ne traitant qu’avec des prédicats peut oublier s’il les tient de l’objet même ou d’un média intermédiaire. Dans le monde médiatisé, le fait passe pour l’objet entier et dissimule l’absence d’autres faits potentiels sur cet objet. C’est le principe même d’une réclame de dissimuler l’objet derrière un seul de ses prédicats utile pour le consommateur.
Une marchandise proposée « est déjà son propre jugement critique et sa propre apologie. Elle se recommande à nous par sa simple apparition » (p. 185). Les retransmissions, en tant que marchandises, contiennent une préparation orientée – un choix de prédicats reposant sur un jugement de ce qui est utile ou marchand pour le consommateur – d’autant plus efficace que celles-ci se présentent comme l’objet même et non plus comme une nouvelle sur l’objet.
Comment la critique est mal perçue, p. 169 :
Le plus décourageant c’est que la critique de ces phénomènes est perçue comme une critique de leurs victimes.
IV. La Matrice
Pour dissimuler le côté artificiel, construit et pré-orienté de ses contenus, le monde médiatique cultive l’illusion de réalisme (l’illusion de pris sans mise en scène, dans le feu de l’action). Chaque fragment choisi doit apparaître comme évidemment tiré de la réalité sans modification et est dès lors présenté de manière à ne pas surprendre. Le monde médiatique est ainsi formé d’un ensemble de stéréotypes dont le contenu est déjà préparé, préjugé. Ce grand Tout fonctionne ainsi comme une matrice répétant l’adoption de jugements et de comportements toujours identiques devant des nouvelles toujours nouvelles mais classables parmi les stéréotypes habituels.
Ce monde médiatique façonne ainsi une représentation du monde qui devient, par l’ambiguïté ontologique de ce fantôme, le monde même. Mais pour que cette matrice soit utile au monde commercial, il faut qu’elle façonne aussi les besoins. Ainsi, la matrice amène à rendre amoral et excluant le fait de ne pas acheter et utiliser les derniers produits, et la satisfaction d’un besoin doit entraîner l’acheteur du produit dans une chaîne de besoins.
Dans le monde économique – monde de l’avoir – la reproduction et la retransmission qu’on peut posséder ou utiliser à domicile, prennent plus de valeur, de réalité que l’original et la pièce unique. L’homme doit exploiter le monde qui l’entoure, le façonner, l’achever, pour à nouveau être en son centre. Et ce qui ne paraît pas exploitable est donc renié. Enfin, pour exploiter au maximum un produit, le rendre idéal pour remplir le besoin qu’on lui a assigné, il convient d’intervenir en amont sur la matière première source de ce produit : les cultures, préparer et provoquer les événements…
Comment la vérité peut-elle concurrencer le monde des mensonges ? p. 193 :
Celui qui cherche encore – et il y a heureusement toujours de nouvelles tentatives dans ce sens – à sortir des sentiers battus ne doit pas seulement s’attendre à la résistance acharnée des fabricants de stéréotypes dont il enfreint les règles, mais aussi à celle des clients eux-mêmes, dont l’horizon des attentes est lui-même déjà limité, et qui trouvent scandaleux ou invraisemblable tout ce qui sort du cadre de l’extraordinaire dont ils font leur ordinaire, quand ils sont encore capables de le voir : car la plupart d’entre eux ne sont tout simplement plus capables de tenir compte de ce qui est atypique. La question de savoir quelle méthode la vérité devrait suivre pour concurrencer le mensonge, c’est-à-dire pour être crue elle aussi, la question de savoir si elle ne devrait pas, puisque le monde des mensonges est composée de vérités, se faire passer pour un mensonge (si une telle chose lui était possible), cette question, non seulement n’a pas trouvé de réponse jusqu’à aujourd’hui, mais n’a, en outre, pas été posée.
V. Plus généralement
Le monde fantôme transmis par les médias, créé à partir de matrices préparées, est donc taillé pour le consommateur. C’est un « prêt-à-porter » qui, traitant en amont l’information et les questions de compréhension, devient un produit sans résistance, à l’inverse du monde réel – la réalité est ce qui résiste l’homme.
Ce produit préparé aide d’ailleurs à préparer et à tailler le consommateur qui devient un « prêt-à-recevoir ». Le monde fantôme, ajusté, convient à merveille à l’homme transformé, il le satisfait.
Le produit idéal étant déjà tout prêt, à disposition, le consommateur est privé de l’effort, du travail, de la recherche qui pourrait l’amener à survivre. Il est privé de sa raison d’être : vivre et faire l’effort pour survivre. Le consommateur va donc se recréer des difficultés – le sport, le bricolage – pendant ses loisirs, afin de retrouver sens à l’existence.
Ajoutons enfin que l’homme n’a désormais plus comme modèles, des êtres humains proches, solides et « résistants », mais des modèles virtuels, des images lointaines taillées pour lui plaire. Le nouveau travail va donc être pour lui de devenir, de se conformer à ses modèles – faits pour être reproduits. Ce qu’il peut faire car ces modèles ne sont que des images arrangées, produites, du réel modifié. L’homme pour exister dans ce monde fantôme, se doit donc de perdre son humanité pour devenir à son tour une copie, un produit…
La réalité du faux, p. 221 :
Si l’un d’entre nous était resté lycéen – « né pour voir, fait pour regarder » – et, cherchant à s’arracher à cette tromperie, sortait pour « regarder au loin » et « voir de près », il abandonnerait rapidement sa quête et s’en retournerait définitivement trompé. Dehors, il ne trouverait plus rien d’autre que les modèles de ces images stéréotypées qui ont conditionné son âme ; rien d’autre que des modèles copiés sur ces images ; rien d’autre que les matrices nécessaires à la production des matrices. Et si on lui demandait ce qu’il en est du réel maintenant, il répondrait que son destin est désormais d’accéder réellement à la réalité grâce à l’irréalité de ses copies.
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