Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer

Crache ton cerveau : Vie et mort de l’image, Régis Debray (philo)

Ce que l’image dit de nos sociétés, comment l’image se vide de sa substance

Debray (Régis) 1992, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en occident, Gallimard

Note : 4.5 sur 5.

Avec la vidéosphère, nous entrevoyons la fin de « la société de spectacle ». Si catastrophe il y a, elle serait là. Nous étions devant l’image, nous sommes dans le visuel. La forme-flux n’est plus une forme à contempler mais un parasite en fond : le bruit des yeux. Tout le paradoxe de notre troisième âge réside en ceci qu’il donne la suprématie à l’ouïe, et fait du regard une modalité de l’écoute.

L’image bruit, p. 298, chap. 10, chronique d’un cataclysme

Tout travail de deuil passe ainsi par la confection d’une image de l’autre valant pour délivrance. Si cette genèse est confirmée, la sidération devant la dépouille mortelle, éclair fondateur de l’humanité, porterait avec elle à la fois la pulsion religieuse et la pulsion plastique. Ou, si l’on préfère, le soin de la sépulture et le travail de l’effigie.

p. 27, chap. 1, La genèse des images
Résumé

Régis Debray constitue une histoire de la fonction sociale de l’image, en tant que œuvre visuelle élaborée. À travers cette histoire, c’est le regard que porte l’homme sur le monde qui l’entoure à différentes époques qui est analysé.

1. Genèse des images
Lorsque l’homme prend conscience, face à un mort, que lui aussi va devenir de la chair morte, s’enclenche un processus pour faire face à cet inconnu, cette frayeur, ce mystère de passage inconnu. La réaction de l’homme face à cette prise de conscience est la religiosité et la création.
2. La transmission symbolique
Lorsqu’on parle d’idées à un artiste, il répond qu’il est juste artisan. Lorsqu’on lui parle technique, il répond que son travail est symbolique, qu’il veut dire quelque chose… Mais contrairement au texte, l’image a une interprétation ouverte. Le spectateur termine l’oeuvre par son interprétation.
3. Le génie du christianisme
Dans la plupart des religions – surtout les monothéismes –, les images sont condamnées car elles sont mensongères, le spirituel est immatériel. Mais, à cause du mythe de l’incarnation du Christ, le christianisme reconnaît l’importance de la matière qui contient et permet l’expression du spirituel. L’image peut donc porter la noblesse spirituelle et plus seulement symboliquement. L’image devient alors un outil de communication du spirituel pour les simples, les illettrés et les enfants.
4. Vers un matérialisme religieux
L’art, devient un objet sacré, une création mystique qui ne doit s’expliquer : désintéressé, universel, sans concept, sans finalité autre que lui-même, s’imposant d’elle-même. Tout le monde professionnel de l’art, le vendeur d’art, les médias… les dessous de la création comme l’imitation, la sueur… deviennent cachés. L’objet d’art acquiert une valeur mystique.
5. La spirale sans fin de l’histoire
L’art, tourné vers le nouveau, et oublieux de ses sources créatrices, devient à notre époque de médias, un art de créer l’événement. L’objet artistique lui-même en tant que matière travaillée perd son intérêt puisqu’il est entièrement nouveau. Le spectacle est l’événement de la nouveauté. Or ces événements perdent donc leur sens humain ou sacré.
6. Anatomie d’un fantôme : « l’art antique »
L’art tel qu’on le conçoit, l’artiste aussi, comme un acte désintéressé, personnel… une vision, le beau… est apparu au XVIe siècle. Dans l’antiquité, les objets artistiques sont clairement dépendants d’une fonction honorificatrice, religieuse ou mémorielle, résultat d’une commande, d’un temps (victoire guerrière, saison…). Il n’y a pas d’artistes, il y a des artisans. L’artisan ne crée pas, il travaille. Il n’invente pas, il imite la nature, il la falsifie. Le mot art n’existait d’ailleurs pas.
7. La géographie de l’art
Le regard artistique ne peut naître que de la distance prise grâce au confort, au loisir. Le paysan n’a pas conscience de marcher dans un beau paysage. C’est donc l’homme de loisir, l’artiste, qui a créé le paysage, l’art ; l’homme qui n’est pas rompu au travail trouve le temps de s’arrêter, de contempler son environnement, portant alors sur la nature l’environnant une valeur esthétique. L’art, comme la religion, est dépendant du lieu, du local. L’art universel est un mythe.
8. Les trois âges du regard
La logosphère (après l’invention de l’écriture) ou l’ère des idoles ; la graphosphère (après l’imprimerie) ou l’ère de l’art ; la vidéosphère (avec l’audiovisuel) ou l’ère du visuel. Avec l’apparition de l’écriture, l’image peut désormais prendre des fonctions de représentation : c’est le passage de l’icône à l’idole (qui re-présente ce que Dieu a créé). La Renaissance voit la naissance de l’individualisme – l’imprimerie met chaque individu à disposition du texte –, l’artiste devient un créateur mais son travail perd la dimension « magique », religieuse (puisqu’elle est sa création personnelle).
9. Une religion désespérée
A notre époque, on a tenté de nous donner l’art comme nouvelle religion universelle. Mais dépourvu d’enracinement et de valeurs collectives (« en un mot comme en cent : ce n’est pas l’art qui fait lien, mais le lien qui fait l’art », p. 269), cette religion prônée par des États, des entreprises et des banques… ne peut faire qu’un grand flop quant à son utilisation sociale. L’art, comme la culture, la croyance, est local.
10. Chronique d’un cataclysme
Quand l’image photographique est devenue reproductible, illusion du réel, et la vidéo en couleur amenée dans les foyers, est advenue ce troisième âge de la vidéosphère. Les images ne créent plus un spectacle trompeur et dangereux. Elles sont devenues simplement comme une autre réalité visuelle – bien que partiellement illusoire –, posée à côté de la première. Le problème devient bien entendu la surcharge visuelle et l’indifférence programmée du regard, la confusion entre réalité visuelle de l’image et du vécu. Tant le producteur de l’image que le spectateur perdent le contact avec la matière, le lien entre visuel et matériel.
11. Les paradoxes de la vidéosphère
La télévision ne peut représenter, montrer en images, que ce qui est. Pour elle, seul ce qui est représentable existe, c’est-à-dire, le visuel. Ce qu’on ne peut pas montrer n’existe pas. Or il y a finalement de nombreuses choses qu’on ne peut pas montrer. Le visuel est très limité par rapport à l’écrit par exemple. A l’ère du visuel, ce qui n’a pas d’existence visuelle… n’a pas d’existence.
12. Dialectique de la télévision pure
Le visuel rend tout ce qu’il montre égal. Publicités, informations, fictions… Pas d’ordre de grandeur, d’ordre moral, de priorité.

Les plasticiens se sont toujours mieux entendus avec les poètes qu’avec les philosophes, ces mouches du coche. […] Le cerveau droit parle avec le cerveau droit, mais n’est pas en sympathie naturelle avec l’autre hémisphère. Le commentaire et l’émotion ne mobilisent pas les mêmes neurones. Symbole et indice se regardent en chien de faïence. Tant il est vrai que l’émotion commence là où s’arrête le discours.

p. 49, chap. 2, La transmission symbolique

Commentaires

Thèse de philosophie rectifiée pour la publication, cet essai a été écrit alors que Régis Debray avait déjà 50 ans et une grande expérience derrière lui : publications (Révolution dans la révolution) et guérilla révolutionnaire auprès du Che, prison en Bolivie ; enseignement populaire, rencontre de Salvador Allende, responsabilités politiques pour le gouvernement Mitterrand… Ainsi, cet essai permet à Régis Debray d’entrer dans une nouvelle carrière, moins directement exposée, la recherche. Le sujet de cette thèse, en plus, apparaît de prime abord comme bien moins politiquement engagée que ces précédents travaux. Toutefois, porter un regard philosophique et critique sur l’histoire de l’art et de l’image est en fait bien plus polémique qu’il n’y paraissait. Notamment parce que enquêter sur le « regard » que porte l’homme occidental sur l’image ou sur l’art implique de s’intéresser aux rapports de l’homme avec la religion, avec le sacré, avec l’autre… Ainsi donc avec l’image qu’on s’est construit de sa civilisation, donc avec l’idéologie qui en découle.

L’axe principal de cet essai est l’articulation entre art et religiosité, entre image et sacré. Régis Debray tente de mettre en évidence le rôle social et spirituel de l’art, et ainsi l’évolution de sa place suivant trois périodes principales : antiquité et moyen-âge (où l’image a quelque chose de sacré) ; de la Renaissance au monde industriel ; de l’industrialisation au numérique.

Le mythe de l’art comme dépassement, voilement de la conscience de la mort, est certes séduisant mais semble limité, incomplet : la mort n’est pas le seul événement susceptible de provoquer une conscience spirituelle (et même au contraire, il est peu crédible que l’animal n’est pas d’émotion similaire devant un de ses semblables mort). C’est le rôle limité qu’on prête souvent à la religion de ne s’occuper que de la mort ou de la vie après la mort. Si par exemple on prend en compte les religions de type chamanique des peuples premiers – culture que l’on prête désormais volontiers aux hommes préhistoriques – l’art ne regarde pas que la mort (même si il est très présent dans les sépultures), il semble être davantage l’expression d’un sentiment spirituel face à la nature, devant l’étrangeté de la position de l’homme dans la nature, éloigné de l’animalité par sa conscience. L’art rupestre serait ainsi l’expression d’une volonté de fusion mystique avec la nature (mélange des animaux, de la grotte avec les animaux, des hommes avec les animaux…). L’art retrouverait ainsi, par l’intermédiaire d’une certaine transe, l’instinct animal, la nature, la vie sauvage perdue. On pourrait avancer l’idée que ce n’est pas seulement la prise de conscience de la mort mais de toute l’étrangeté de la vie, de la position ambiguë de l’homme dans la nature. Et la religion répondrait d’ailleurs également à toute cette étrangeté. En tout cas, il est bien question dès l’origine d’un lien étroit entre expression artistique et sentiment du sacré, de ce qui dépasse l’homme ou le limite.

Le travail de l’artiste n’est jamais juste symbolique (sens) ni utilitaire. Debray retrouve le principe d’ouverture de l’art analysée par Umberto Eco (dans l’Oeuvre ouverte). Mais il l’applique à la fois à la compréhension/réception de l’art mais également à son rôle social (son utilité et valeur sacrée ou matérielle varie), particulièrement changeant au cours de l’histoire. C’est pourquoi l’artiste comme l’oeuvre d’art est insaisissable et mouvant. Toutefois, on pourra dire que si la conception de l’art comme point de vue, regard personnel de l’artiste, est bien une construction de la Renaissance. Si la notion ainsi d’art n’apparaît pas comme telle dans l’antiquité, on ne peut toutefois retirer à tout artisan de tout temps, une certaine ambition ou démarche artistique, donc personnelle. Si l’art répond, comme l’artisanat, à une commande, à une utilité, il y a bien élaboration déjà d’un goût dominant, d’une hiérarchie des artistes…

D’une même manière, Régis Debray identifie le principe de l’incarnation divine comme racine d’une différence de fonction des images en Orient et Occident. L’image occidentale pouvant ainsi se charger dans sa matière même de sacré. Toutefois, si ce principe identifie l’acceptation de l’image réaliste, de l’image sacrée, chez les chrétiens, l’image interdite en Orient n’a-t-elle pas également une couleur « sacrée » ou à l’inverse interdite, une usurpation de la fonction créatrice divine, une inspiration démoniaque ? Ainsi, l’art pourrait avoir une orientation similaire en Orient.

Régis Debray identifie, exprime et explique avec satisfaction les contradictions de l’artiste (tour à tour cachant son travail, son effort, ou le revendiquant ; revendiquant tour à tour le fond puis la forme…), l’évolution récente et pervertie de l’art vers la performance (l’absolue nouveauté, l’événement, le délaissement de la forme…). Il s’agit bien pour Debray de montrer les limites de la conception moderne de l’art et de l’artiste, d’en montrer les ficelles, d’en dévoiler les secrets cachés, le mensonge originel qui entretient son impression d’importance et le poids du marché de l’art… L’art serait une invention occidentale récente et surtout bourgeoise, destinée à la marchandisation. C’est pourquoi l’artiste cache ses efforts, laisse penser qu’il a un lien privilégié avec le mystique (comme autrefois le chamane…), un don… C’est pourquoi il se cache de répondre à une commande, à un besoin formaté du marché, à une mode, à un impératif de nouveauté… Le point d’aboutissement de cette supercherie bourgeoise, cette bulle artistique, c’est cet art de l’événement qui a délaissé le travail matériel, son ancien point commun avec l’artisanat, pour ce qu’il appelle le dispositif, l’idée pure… Qui ne se connaît donc plus vraiment d’utilité sociale, sinon un divertissement passager, ne prenant un sens que dans l’instant…

Régis Debray critique surtout dans cet art au sens moderne, son aspect individualiste (le style…). Proprement lié à l’Etat bourgeois, à la marchandisation, donc à l’appétit de possession et d’ascension sociale du consommateur bourgeois : l’artiste ne serait qu’un double du consommateur, individu unique et exceptionnel. Cet aspect très idéologique de sa critique d’un outil capitaliste présenté comme emblème de liberté, d’universalité, d’humanisme prend peu à peu l’apparence d’une critique de la société de consommation, de la société du divertissement, de la société du progrès technologique…

la peinture est aux illettrés ce que l’écriture est aux clercs – l’Évangile du pauvre, en somme.

p. 92, chap. 3 : Grégoire le Grand, dans sa lettre à l’évêque iconoclaste de Marseille, de la Biblia idiotarum

Passages retenus


L’image corps spirituel chez les chrétiens, p. 84, chap. 3, Le génie du christianisme :

Le divin, objecte l’iconoclaste, est indescriptible, c’est pourquoi toute image de lui ne peut être que « pseudo » et non « homo », mensongère et non ressemblante. Spirituel et invisible seraient alors synonymes. C’est ce couple immémorial que brise le christianisme, révolution dans la Révélation. Voilà que la matière relaie les énergies divines au lieu de les barrer. Loin d’avoir à s’en arracher, la délivrance passe par le corps, son ancien tombeau, et par ces corps du corps que sont les images sanctifiantes et vivifiantes du Sauveur. L’extérieur, c’est aussi l’intérieur. […] Il n’y a plus d’incompatibilité entre la jouissance du sensible et l’ascèse du salut. Toute gloire n’est pas gloriole, on peut accéder à l’invisible par nos yeux de chair, le salut se joue à même l’histoire. Le don qu’a le catholique pour le militantisme ne fait qu’un avec son don pour les images, sa fabrication et leur compréhension.


L’emprise des illettrés par l’image, p. 92, Le génie du christianisme :

Saint Basile admet, à son corps défendant, qu’une image du christ peut engager le chrétien à prendre la voie de la vertu, pourvu qu’elle soit « jointe à l’éloquence du prédicateur. On commence à distinguer de bons usages de l’image (que les doctrines scolastiques systématiseront au Moyen-Âge en didactique, mémoratif, dévotionnel). Pour avoir une emprise sur les simples et les crédules. Pour faire participer les simples aux liturgies. Apparaît le thème rendu célèbre en l’an 600 par Grégoire le Grand, dans sa lettre à l’évêque iconoclaste de Marseille, de la Biblia idiotarum : la peinture est aux illettrés ce que l’écriture est aux clercs – l’Évangile du pauvre, en somme.


De l’opposition entre vision artiste et vision génétique, p. 133, chap. 4, Vers un matérialisme religieux :

On connaît le dialogue de sourds entre la prolifération charismatique de « l’effet d’art », sans valeur de connaissance, et la connaissance, sans grâce ni sensibilité, de ses causes et facteurs objectifs. Connaisseurs et artistes récusent comme cuistres et philistins ceux qui reconduisent l’oeuvre d’art à ses conditions extérieures, au nom d’une expérience intuitive, incommunicable et intimiste dont ils assurent qu’elle est le vrai de l’art. Chaque œuvre, disent-ils, est unique. Royaume du particulier, l’art exclue toute généralisation, n’admet que la monographie, et le jugement cas par cas. Rien ne peut s’expliquer, tout doit s’interpréter. Sociologues et historiens, de leur côté, accueillent les effusions souvent verbeuses de l’ineffable comme les symptômes de ce qu’ils dénoncent. L’oeuvre d’art, disent-ils, est un artefact social, et la dénégation esthétisante de ce conditionnement social est elle-même un fait social. Derrière ce jeu de dédains croisés, ces accusations mutuelles de terrorisme, peut-être y a-t-il une antinomie de la Raison esthétique, un embarras sans solution analogue au dilemme de l’ethnologue pris entre le désir de participer et le besoin de se distancier.


Du rôle de la norme, p. 167, chap. 5, La spirale sans fin du temps :

On connaît déjà les paradoxes et les impasses propres à ce que Octavio Paz appelait « la tradition du nouveau ». Que devient en effet l’écart à la norme en l’absence de norme Comment distinguer l’avant-garde du kitsch, lorsque le gros de la troupe fait de l’avant-gardisme ? Sans classicisme en repoussoir (enseignement, corpus, canon et concours), la contestation se disloque en bric-à-brac. Par ailleurs, la multiplication de l’inaccoutumé précipite un renouvellement des formes et des procédés ; d’où la précarité des innovations, l’usure par saturations des regards, et le retour final à l’indifférencié de départ. Trop de nouvelles banalisent le nouveau, et à force de s’événementialiser, le spectacle devient le public. Un cocktail de vernissage, sans début ni fin, passant d’une galerie à l’autre, recouvrant d’une confuse et identique rumeur d’étonnantes bizarreries qui se succèdent sur les murs à toute vitesse, sans plus étonner personne : ainsi s’accélère, de décennie en décennie, la progressive désuétude de l’insolite pictural.

L’art, artisanat ancré dans la terre, p. 214-215, chap. 7, La géographie de l’art :

L’artiste est un bouseux, il a les pieds dans le pagus et la main à la pâte. Tout ce qu’il y a de métier dans la représentation colle à la terre, avec ses tombes, ses bornes, ses territoires. Aux campagnes. École française, italienne, flammande, etc., c’est « pays » français, italien flamand, etc. Comme la spiritualité, tout art est local : il exprime, le plus souvent à son insu, le génie d’un lieu cristallisé en une certaine lumière, en couleurs, en tonalités, en valeurs tactiles. Le travail pictural lui-même, qui devrait s’écrire pictrural, est partie « des travaux et des jours ». Van Gogh : « Le symbole de saint Luc, le patron des peintres, est un bœuf. Il faut donc être patient comme un bœuf si l’on veut labourer dans le champ artistique. » […] L’homme pressé des mégapoles répugne aux patiences fermières du labour. Vitesse, paresse, la rime est bonne.
Ne nous étonnons pas demain si « un monde sans paysans » devient « un monde sans art ». Les arrières-pays et les avant-gardes étaient peut-être plus solidaires que nous le pensions. Ubiquité de l’information, dématérialisation des supports, glisse des véhicules, convocation sur écran de toutes choses. Une agriculture hors sol, comme une langue sans mots, une monnaie sans papier et un golf sans green trouvent dans l’image de synthèse son complément optique. Le visuel numérisé est trop international pour avoir l’âme champêtre : il est à la fois planétaire et « acosmique ».

Art primitif et fonction de communication, p. 235, chap. 8, Les trois âges du regard :

Or, entre le XIIe et le VIIIe siècle, la Grèce ignore à la fois l’écriture et la figuration. En sortant de ce tunnel, elle découvre les deux en même temps. Tout se passe donc comme si l’abstraction du symbole écrit libérait la fonction plastique de l’image, concurrentielle et complémentaire de l’outil linguistique.
La preuve a contrario nous est fournie par le statut des figures dans les civilisations orales. Les images y remplissent les fonctions des signes. Ces sémaphores ne représentent pas, ils indiquent. Schématisent, simplifient, concentrent. Témoin la culture précolombienne du Mexique, à peu près dépourvue d’écriture, où l’on signifiait et communiquait par l’image (codex ou pictogrammes étant supports de récitations orales). Témoin la plastique nègre et, plus décorative, l’océanienne. Loin d’imiter les apparences, les œuvres figuratives des « primitifs » sont les outils du sens. Elles sont moins à contempler qu’à déchiffrer. Dans un monde sans archives écrites, tous les ustensiles servent de support à mémoire, depuis la gourde de calebasse jusqu’à la socque de bois du chevrier. L’intention esthétique ne décolle pas ici de l’intention magique et idéologique. Les enfants apprennent à les fabriquer comme nous apprenons à lire et à écrire. […] Le paradoxe étant que le rejet de tout naturalisme descriptif – le pur jeu des surfaces et des lignes – nous rend ces images plus fraternelles. Leur abstraction nous semble le comble du style quand elles en sont la négation, comme produits conformes, interchangeables, ritualisés, d’une règle de vie collective.


L’art et l’économie, p. 260, chap. 9, Une religion désespérée :

Les fonctions qui font tourner la machine « art » à plein régime sont médiatiques, économiques, fiscales, diplomatiques, politiques, patrimoniales, touristiques, tout sauf, ou très accessoirement, « artistiques ». « Économie et culture, même combat » veut dire en fait que la culture combat non avec, mais pour l’économie, à sa place et derrière elle. Le moteur de l’art autonome d’hier n’est plus dans l’art mais dans ce qui le mobilise en amont : l’événement médiatique (frappez un grand coup et faîtes parler de vous) et la spéculation financière (sauvez votre argent en vous faisant plaisir). Le mécénat industriel et commercial suffit à la patrie du post-moderne, l’Amérique, pour tenir son rang. Que resterait-il de notre religion esthétique si les œuvres étaient soumises à un contrôle mondial des prix ?

L’art et la publicité, p. 262, chap. 9, Une religion désespérée :

La décrue des images en simples signes a été rythmée par le passage de la réclame (vanter les qualités d’un objet) à la pub (flatter les désirs d’un sujet). Elle a accompagné le transfert des priorités, dans l’ordre médiatique, de l’information à la communication (ou de la nouvelle au message) ; […] ; dans l’ordre des loisirs, d’une culture d’avertissement (école, livre, journal) à une culture de divertissement, et dans l’ordre psychique, de la prédominance du principe de réalité à celle du principe de plaisir. Tout cela débouche sur un ordre nouveau, complet, cohérent.
Dès lors que le désir supplante le besoin et que la marchandise atteint son « stade esthétique », créatifs et créateurs fusionnent. Art et pub, même combat. Ici, la promotion de l’oeuvre devient l’oeuvre. L’art est l’opération de sa publicité. Là, la marchandise devient miroir à rêves pour happer le glouton optique. Transformant les produits de consommation en objets d’art, la pub est l’art officiel de l’après-art. Non par décision d’État mais par nécessité sociale. […] L’idole répondait à l’appel d’homme en lutte pour la survie ; l’Art, à une volonté de prendre possession du monde ; le Visuel advient quand la compétition pour le look a remplacé les précédentes. C’est-à-dire quand on a plus ni faim ni peur.

Les défaillances communicationnelles de l’image, p. 347-348, chap. 11, Les paradoxes de la vidéosphère :

L’image physique (indicielle ou analogique : photo, télé, cinéma) ignore l’énoncé négatif. Un non-arbre, une non-venue, une absence peuvent se dire, non se montrer. Un interdit, une possibilité, un programme ou projet – tout ce qui nie ou dépasse le réel effectif – ne passent pas à l’image. Une figuration est par définition pleine et positive. Si les images du monde transforment le monde en image, ce monde sera autosuffisant et complet, une suite d’affirmations. « A brave new world. » Seul le symbolique a des marqueurs d’opposition et de négation.
L’image ne peut montrer que des individus particuliers dans des contextes particuliers, non des catégories ou des types. Elle ignore l’universel. Elle doit donc être appelée non pas réaliste mais nominaliste : n’est réel que l’individu, le reste n’existe pas. […]
L’image ignore les opérateurs syntaxiques de la disjonction (ou bien… ou bien) et de l’hypothèse (si… alors). Les subordinations, les rapports de cause à effet comme de contradiction. Les enjeux d’une négociation sociale ou diplomatique – sa raison d’être concrète en somme – sont, pour l’image, des abstractions. Non le visage des négociateurs, ses figurants. L’intrigue compte moins que l’acteur. L’image ne peut procéder que par juxtaposition et addition, sur un seul plan de réalité, sans possibilité de métaniveau logique. La pensée par image n’est pas illogique mais alogique. […]
L’image enfin ignore les marqueurs de temps. On ne peut qu’en être contemporain. Ni en avance, ni en retard. La durée ? Une succession linéaire de moments présents équivalents les uns aux autres. Le duratif (« longtemps, je me suis couché de bonne heure »), l’optatif (« levez-vous vite, orages désirés… »), le fréquentatif (« il m’arrivait souvent de… »), le futur antérieur ou le passé composé n’ont pas d’équivalent visuel direct (du moins sans l’aide d’une voix off).
Ces quatre déficits sont des faits objectifs, non des jugements de valeur. Et tout l’art du cinéma consiste à les « tourner ».

Le monde devenu image, p. 380, chap.12, Dialectique de la télévision pure :

La mise en images du monde, vient le jour où elle fait du monde une image ; de l’histoire un téléfilm ; et d’un combat douteux, comme tous, un western comme un autre. En banalisant l’extraordinaire et en sublimant le banal ; en euphémisant catastrophes et atrocités ; en lissant les événements, tous furtifs et miroitants, également spectaculaires et par là, plus ou moins indifférents ; en favorisant une consommation d’abord ludique, bientôt onirique, et finalement pornographique des actes et des œuvres, faits et méfaits, jeux et désastres, l’effet de réalité finit par déréaliser l’actualité. […]
Fictionnant le réel et matérialisant nos fictions, tendant à confondre drame et docudrame, accident réel et réalité-show, la télévision nous ballotte une fois de plus de thèses en antithèses, « de la fenêtre du monde » au « mur des images », de la musique au bruit et vice versa. Et cette indécidable oscillation est peut-être sa vérité ultime. Facteur de certitude et d’incertitude, summum de transparence et comble de cécité, fabuleuse machine à informer et à désinformer, il est dans la nature de cette machine à voir de faire basculer ses opérateurs de la plus grande crédibilité au plus grand discrédit, en un clin d’oeil, comme nous, les téléspectateurs, du ravissement à l’écoeurement.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :