
Prince charmant à marier 2.0
James (E.L.) 2011, Cinquante nuances de Grey, Jean-Claude Lattès, 2012
Traduit de l’anglais par Denyse Beaulieu (Fifty Shades of Grey)
Résumé
Anastasia termine des études de littérature. Elle vit en coloc avec Kate, une jeune blonde douée, riche et extravertie. Celle-ci l’envoie interviewer le jeune et richissime Christian Grey. Elle tombe sous son charme électrique et mystérieux. Lui paraît également attiré par elle. Mais il ne semble pas vouloir de relation amoureuse ordinaire et semble avoir une pratique sexuelle particulière. Or, problème, Anastasia est encore vierge.
Commentaires
D’abord publié en feuilletons sous forme de fan-fiction à partir des personnages de Twilight, avec le titre « Master of the Universe » et sous le pseudonyme de Snowqueen’s Icedragon.
Le succès de ce roman s’explique par la bonne invention de suivre pas à pas la naissance et le développement, jusqu’aux failles et fissures du désir et du fantasme féminin. Le récit se concentre de manière intensive et exclusive à cet aspect, l’intérieur du personnage d’Anastasia et de son désir. La prenant vierge, quasi prude, le récit trace ainsi le désir de son éveil à son point culminant et à sa redescente. Le roman est ainsi une succession rapide de scènes excitantes et de scènes de maturation du désir et du fantasme. Toutefois, contrairement à ce qui est parfois dit ci ou là, la « romance érotique » s’aventure très peu au delà du sexe soft et est finalement tout à fait ordinaire et attendue de la part d’un couple d’amants pimentant leurs relations. Plutôt qu’un fantasme sexuel troublant, on est finalement dans le fantasme caché d’une relation idéale, conjugale qui ne s’avoue pas comme tel : contrat, escalade et découverte progressive qui entretient la relation et le désir. Les relations sont en fait tout ce qu’il y a de plus romantiques, il n’est en fait pas question de « baise » et de « sexe » sans amour. Le seul écart (réellement sado-maso) marque d’ailleurs la rupture. Ce « contrat » qui marque l’appartenance de l’un des amants à l’autre, ces amoureux foudroyés qui se disent juste « baiseurs » inadaptés, cette pratique sexuelle soi-disant interdite et choquante pour les jeunes filles alors qu’elle a tout de normal et d’idéal… Le mariage n’est plus à la mode aujourd’hui, mais tous les ingrédients y sont encore : même le mari encore méconnu, parfait, plus âgé, plus expérimenté, riche, ayant ses affaires et secrets… On évolue ainsi dans ce premier volume dans le petit rêve de l’adolescente. Le personnage de Christian Grey est tout à fait inconsistant et plein de contradictions, un fantasme d’homme parfait : possessif, jaloux et dirigiste, mais ayant ses faiblesses, sa souffrance enfantine cachée, toujours parfaitement romantique même dans ses maladresses, toujours élégant et gentleman…
Mise à part la traduction bien trop scolaire et maladroite, l’écriture de EL James révèle elle-aussi ses limites. Les sensations – sexuelles ou amoureuses – du personnage ne passent que très peu par l’écriture, l’expression est plutôt sage, académique. C’est la situation, la vitesse et le réalisme du récit qui fonctionnent bien. La perpétuelle confusion entre le personnage qui vit et sent les choses au moment où elle les vit et les réactions a posteriori de la récitante sont souvent désarmantes d’autant que la voix du recul multiplie les expressions-clichés et lieux communs, s’étend sur des descriptions de meubles à un moment où la passion est supposée emporter le personnage… L’écrivaine se sent obligée parfois d’expliquer bien plus qu’il n’est nécessaire l’évident, mais cela pourrait bien être l’une des conditions de la facilité de lecture du roman. Hormis l’incohérence des personnages, le retour insupportable d’attitudes et d’expressions (le mouvement de tête vers l’épaule, le mordillement de la lèvre inférieure…), ce roman apporte un rêve parfait aux lectrices et introduit dans celui-ci les lecteurs qui se demanderaient à quelle genre de soupe romantique pensent réellement les jeunes filles. Au-delà de la modernité, de la libération des mœurs, il semble à lire ce roman que la femme aspire à un idéal profondément inchangé, qu’elle se figure, avec les ingrédients et mots modernes, empruntés au porno, un amour interdit finalement tout à fait traditionnel. Cette hypothèse est confirmée dans les deux volumes suivants de la trilogie où la relation entre les deux devient officiellement celle d’un couple normal.
Passages retenus
p. 180 :
– Alors, vous avez fait quoi hier soir, Elliot et toi ?
Kate penche la tête sur son épaule et hausse un sourcil en me regardant avec l’air de dire : « à ton avis, idiote ? ».
– La même chose que toi, sauf qu’on est allés dîner avant, me sourit-elle.