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Imaginez la scène : Les Nuées, Aristophane

Bizness et sophistique, ou le mariage des enfumeurs

Aristophane -423, Les Nuées [in Théâtre complet, t. 1], GF Flammarion, 1966

Traduit du grec ancien par Marc-Jean Alfonsi

Note : 3.5 sur 5.
Cette édition comprend :

Les Acharniens (-425)
Les Cavaliers (-424)
Les Nuées (-423)
Les Guêpes (-422)
La Paix (-421)

Résumé

Strepsiade n’arrive plus à dormir… Il ne veut en aucun cas pas payer ses dettes, surtout contractées pour la passion de son fils Phidippide pour l’équitation. Il se rend chez son voisin Socrate pour qu’il lui apprenne l’art de la rhétorique qui peut gagner les procès. Mais Socrate le convainc bientôt que l’enseignement sera plus efficace sur son fils.

Commentaires

Le personnage de Strepsiade rappelle celui du Bourgeois gentilhomme de Molière. S’émerveillant outre-mesure de connaissances futiles mais ne comprenant vraiment rien au-delà de ce qui se rapporte à l’argent et à lui, il est facilement la dupe des enseignements de l’école sophiste. En bon avare, il est prêt à se déshabiller, à perdre son honneur et même à se pendre pour ne pas perdre d’argent ! Il ne connaît que le pouvoir de l’argent : pour ne pas payer à quelqu’un ce qu’il lui doit, il cherche des stratagèmes pour lesquels il est prêt… à dépenser tout son argent ! La seconde partie fait davantage penser à la farce de Maître Mimin étudiant, dans laquelle une certaine éducation (le latin en place de la rhétorique sophiste), que voulaient les parents pour élever leur enfant à la fierté ou à la richesse, a pour effet de déformer leur enfant, de l’éloigner de leurs valeurs et même de les retourner contre eux. Aristophane fait de l’enseignement des sophistes (représentés ici par Socrate), une caricature symbolisée par l’usage abusif du raisonnement injuste : c’est-à-dire un discours volontairement paradoxal qui piétine tout acquis, toute valeur et toute tradition, uniquement dans le but de faire triompher ses intérêts.

Chez Platon, on trouve une critique claire de la sophistique et de la vénalité de ses maîtres, dans la bouche même de Socrate. Ainsi, la charge d’Aristophane peut paraître déplacée et injuste, reflet d’une animosité toute personnelle, en comparaison de la figure quasi christique que Platon a imposée dans l’histoire. Cela dit, même dans les dialogues de Platon, Socrate use clairement de techniques propres à la rhétorique sophiste, paradoxes relavant parfois davantage de l’adresse verbale que de la logique, pour pousser ses interlocuteurs à la contradiction, aboutissant parfois à des positions critiquables (en tout cas souvent inachevées donc pas tellement plus satisfaisantes que celles initiales) ou contraires aux mœurs de son temps (ce pourquoi il a été accusé). Il tend ainsi parfois à substituer aux divinités Grecques et aux valeurs qui leur sont attribuées les siennes propres (le daimon, la vérité, les idées…). En tout cas, il bouscule l’édifice de la culture grecque sans y substituer une morale claire (c’est la perversion de la jeunesse qui lui fut reprochée à son procès). De plus, il propose bien son enseignement à certains riches et fils de familles riches (qu’il n’hésite pas à tourner en dérision au cours du débat) : ne retirait-il pas d’eux certains avantages en nature – invitations, faveurs amicales… – comme ici où Strepsiade ne paye pas en argent mais se dépouille progressivement de ses vêtements ?

La critique adressée aux Sophistes n’est-elle pas extensible à la philosophie toute entière ? La philosophie sous toutes ses formes, de Platon à Aristote, Descartes, Nietzsche, Deleuze… n’est-elle pas avant tout un art de triompher dans le discours ? D’imposer son discours et donc ses vues ? Le prétexte de la vérité recherchée au-delà de la morale, au-delà de la vie sociale ordinaire, n’est-elle pas souvent un moyen pour les puissants, pour une élite, de s’affranchir de la morale, de mépriser les lois ordinaires, de se situer au dessus de la mêlée, de se distinguer du commun (comme le dirait Bourdieu) et de finalement faire triompher ses intérêts ? Les vérités découvertes depuis des siècles par les philosophes servent-elles vraiment à l’amélioration de la condition humaine ou ont-elles simplement contribué à relativiser et détruire une morale certes critiquable mais pour la remplacer par une bien pire ?… Platon ne semble pas avoir tenu rigueur de l’attaque et figure Aristophane dans Le Banquet (quelques cinq ans après sa mort), plaçant dans sa bouche un mythe poétique tout à fait agréable qui n’est pas explicitement contré par le maître Socrate (Peut-on seulement contrer le discours poétique et mythique par le raisonnement logique ?). Cependant, dans La République, Platon chassera les poètes et comédiens (les dramaturges étaient également appelés poètes tout comme les aèdes) de sa cité idéale, principalement parce qu’ils diffusent le faux par leur jeu et par leur poésie…

La critique d’Aristophane s’adresse autant à ce riche athénien qui par avarice va jusqu’à prôner des actions contraires à toute morale (chantage, menaces…), qu’à une certaine éducation qui sous couvert de remise en question, de recherche absolue de vérité, déresponsabilise et détourne des priorités (rembourser ses dettes, respecter son père…), favorise finalement l’astuce, le beau discours, la flatterie… On est déjà dans cette fameuse éducation à la morale des affaires économiques que dénonce Raoul Vaneighem comme une antimorale (cf. Avertissement aux lycéens). Strepsiade, lui l’homme économique par essence, est expert dans l’art de ne pas respecter les règles basiques de l’échange économique (payer ce qu’on a acheté) et empêche donc le bon fonctionnement de la société marchande qu’il revendique (ou plutôt qu’il est content de pouvoir gruger). Et ce sont ces pratiques qu’encourage ou que permet la sophistique – qui vend ses services comme les conseillers en placement vendent les leurs – sans égard pour la morale. On en vient à être fier d’être un filou débrouillard, on en arrive au final à la loi du plus fort. Le parallèle serait facile avec les nombreux riches entrepreneurs qui défendent le libéralisme le plus sauvage pour mieux pouvoir profiter de leur pouvoir de corruption. Les nuées ne seraient-elles pas pour Aristophane, ces nouvelles divinités protectrices des charlatans et des enfumeurs ?

Passages retenus

Le regard détourné des disciples, p. 159-160
STREPSIADE
Par Héraclès, d’où proviennent ces bêtes-là ?
DISCIPLE
Pourquoi cet étonnement, à qui te paraissent-elles ressembler ?
STREPSIADE
Aux prisonniers laconiens de Pylos. Mais au fait qu’ont-ils à regarder à terre ?
DISCIPLE
Ils scrutent, tels que tu les vois, le monde souterrain.
STREPSIADE
Des oignons, qu’ils cherchent, à ce que je vois ! (Il les apostrophe.) Ne vous mettez donc pas en peine de cela ; je sais, moi, où il y en a de grands et de beaux. Que font donc ceux-ci penchés à terre ?
DISCIPLE
Ceux-là sondent les ténèbres de l’Érèbe dans les profondeurs du Tartare.
STREPSIADE
Qu’a donc leur derrière à regarder le ciel ?
DISCIPLE
Il fait de l’astronomie pour son propre compte.

Le regard détourné de la philosophie, p. 161-162
STREPSIADE
Tiens, quel est donc cet homme suspendu dans la corbeille ?
DISCIPLE
C’est lui.
STREPSIADE
Qui lui ?
DISCIPLE
Socrate.
STREPSIADE
Ô Socrate, Hé ! l’homme !… appelle-le-moi tout haut !
DISCIPLE
Appelle-le donc toi-même ; je n’en ai pas le temps.
STREPSIADE
Ô Socrate, mon petit Socrate !
SOCRATE
Pourquoi m’appelles-tu, ô être éphémère ?
STREPSIADE
Tout d’abord, explique-moi, je t’en conjure, ce que tu fais.
SOCRATE
Je voyage dans les airs et médite sur le soleil.
STREPSIADE
À ce compte-là, c’est d’une corbeille, et non de la terre que tu regardes de haut les dieux ?
SOCRATE
C’est que je ne serais jamais parvenu à une connaissance exacte des phénomènes célestes, sans avoir suspendu mon intelligence et confondu ma pensée, subtile qu’elle est, avec l’air de même essence. Si je restais à terre et examinais les régions d’en haut, je ne ferais jamais aucune découverte, je dis bien aucune, car la terre attire à elle, de force, l’humidité de la pensée. C’est exactement ce qui arrive pour le cresson.

La morale de l’homme économique, p. 172
Je le ferai en toute confiance [se vouer aux Nuées, divinités sophistes] ; car la nécessité me torture, à cause des chevaux marqués du Koppa et de mon mariage qui m’a ruiné. Maintenant donc, qu’ils fassent de moi absolument tout ce qu’ils voudront ; je leur cède mon corps pour qu’ils le livrent aux coups, à la faim, à la soif, à la malpropreté, au froid, et qu’ils l’écorchent pour en faire une outre, pourvu que j’esquive mes dettes et que je sois aux yeux des hommes, hardi, beau parleur, entreprenant, effronté, impudent, mystificateur, inventeur de mots, expert en procès, répertoire de lois, cliquette, renard, vieux routier, souple lanière, narquois, visqueux, fanfaron, digne de l’aiguillon, scélérat, retors, fâcheux, parasite. Pourvu que l’on me salue de ces qualificatifs-là, en me rencontrant, qu’ils fassent de moi absolument tout ce qu’ils veulent, et, si cela leur chante, par Déméter, qu’ils fassent de moi un boudin pour le servir aux sophistes.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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