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Fouille ton sac : Au bagne, Albert Londres

Si je frappe fort le méchant, ça veut dire que je suis bon, non ?

Londres (Albert) 1923, Au bagne, Le Serpent à plumes, coll. Motifs, 2007

Note : 4 sur 5.

Résumé

En 1923, Albert Londres débarque à Cayenne pour enquêter sur les bagnes de France. Il rencontre certains anciens qui ont su tirer profit du système et se sont installés après leur peine. Mais il apprend surtout l’absurde loi du « doublage » suivant laquelle les condamnés doivent à la suite de leur peine passer un temps égal sur place avant d’avoir le droit de rentrer en France… Cette perspective pousse les bagnards à de multiples tentatives d’évasion, dangereuses, qui aggravent les peines, les magouilles et les désespérés.
Le gros du bagne en lui-même n’est plus vraiment à Cayenne mais aux îles du Salut et à Saint-Laurent-du-Maroni, où les conditions de vie des bagnards sont terribles, mais bien meilleures encore que celles des libérés, forcés de dormir dans les rues, de mendier, de voler ou de commettre un crime pour réintégrer le confort du bagne…

L’auteur : Albert Londres (1884-1934)
Fils de chaudronnier d’origine gasconne. Enfance à Vichy. Comptable à Lyon pendant deux ans. En 1903, il est à Paris, publie des recueils de poèmes, écrit une pièce de théâtre sur Gambetta, collabore à plusieurs journaux notamment comme journaliste parlementaire. Se fait remarquer comme correspondant de guerre. En 1919, il est licencié sur ordre de Clemenceau pour un reportage en Italie, où il rend compte des mécontentements concernant les conditions de paix négociées par le président français.
Recruté par le journal illustré Excelsior, il se rend en 1920 en Russie soviétique et dénonce les souffrances du peuple et la propagande du régime. Il voyage au Japon, en Chine, en Inde… Son reportage au bagne de Guyane en 1923 choque l’opinion, provoque des réformes et révélations, aboutissant à la fermeture en 1937. Il continue d’enquêter sur les bagnes militaires en Afrique du Nord, les asiles, les exploitations coloniales au Sénégal, les sportifs du Tour de France, le trafic des femmes expédiées en Argentine, le terrorisme indépendantiste dans les Balkans… En 1929, il traverse l’Europe de Londres jusqu’à la Palestine pour décrire les communautés juives et l’antisémitisme.
En 1932, il couvre la guerre sino-japonaise et meurt dans des conditions suspectes dans l’incendie du paquebot Georges Philippar qui le ramène en Europe.

Commentaires

Le reportage laisse une grande place à la parole des bagnards et « doubleurs » principalement, mais aussi celle des médecins, administrateurs… Les témoignages ne sont très certainement pas inventés mais sont très probablement « poétisés » (à partir de notes). Pourra-t-on le reprocher ? Certes, l’enregistrement audio permet aujourd’hui d’avoir accès à la parole authentique, mais qui s’est un jour confronté à la retranscription de la parole brute, sait qu’il est toujours question de réécrire, de policer par l’écriture, d’effacer les hésitations, répétitions, ruptures de syntaxe, de tronquer, ou au contraire de rendre compte dans l’écriture (par des artifices rompant avec la norme) de ces défauts d’oralité, ce qui ajoute inévitablement un trait décrédibilisant à cette parole (suspicion d’illettrisme). On peut s’imaginer comme la parole et la voix d’un homme abruti par l’enfermement, en colère, désociabilisé ou ne fréquentant plus que taulards, se détériorent. Comment cette parole brute, si elle n’était pas retouchée, pourrait-elle atteindre une population de lecteurs bien éduqués, bien confiants dans ce qui les distingue de ces êtres (mal éduqués) que la société à laquelle ils appartiennent a décidé d’écarter et de punir ? Londres, par cette écriture du témoignage, confronte le lecteur à des êtres humains ordinaires (la seule différence est ce qu’ils ont fait ; qu’on ne les juge pas sur la forme), met en valeur des points choquants, absurdes ou touchants, crée des échos, provoque ainsi la réflexion et l’indignation du lecteur. Ces témoignages mêlés au romanesque des trajectoires, à l’exotisme des lieux, et à ces descriptions de corps qui semblent pourrir à mesure qu’on tourne les pages, donnent une vraie couleur littéraire au reportage. Les envolées lyriques se font rares, sans ambages, ponctuant le portrait d’un personnage d’une remarque acerbe, comme qui échapperait à toute retenue possible. La conclusion du reportage est elle aussi sans ambiguïtés, dénonce clairement, appelle à des changements devenus évidents. À vingt-mille lieues par-delà les mers du journalisme de supermarché, neutralité qui est plutôt absence de goût et de style qu’absence d’aprioris, bruyant et racoleur pour des broutilles, n’ayant d’oeil que pour les grandes marques, transportant sa liste de courses pour répondre à la demande des lecteurs-clients.

Qu’est-ce que dénonce ici Albert Londres ? C’est le laisser-faire de toute une administration qui sait, qui continue malgré tout, pour le profit de quelques uns, et pour la tranquillité d’esprit des bons citoyens, non pas à doubler, mais à tripler, quadrupler la peine fixée par la justice. Le bagne ou la dégradation de l’homme, la déshumanisation : éloignement de toute patrie et famille, isolement rendant fou ou entassement insalubre rappelant les plus grandes heures de la traite négrière (rappelons que les premiers déportés aux Amériques pour servir de main d’esclaves étaient des prisonniers irlandais…), malnutrition, absence de soins médicaux, punitions et humiliations… Des conditions qui amènent nombreux détenus à souhaiter la mort. Dans ce contexte, la privation de liberté est un moindre mal. Le travail forcé même n’est pas dénoncé par le reporter qui dénonce bien davantage le gâchis gigantesque de la force de travail des prisonniers. Les corps sont maltraités et ne peuvent donc accomplir un travail efficace, mais plus encore c’est la direction des opérations qui semble être volontairement inorganisée, contre-productive. L’ouvrage des bagnards relève davantage du supplice de Sisyphe que d’une œuvre d’aménagement du territoire pour le compte de la patrie… Et la construction de la colonie guyanaise par les bagnards n’est jamais qu’un échec, comme si cela était la volonté inavouable des autorités, que les bagnards ne soient jamais les artisans de rien, que leur humanité soit gâchée, reniée.

Un grief qui revient souvent est le mélange des prisonniers : petits criminels, grands trafiquants, déséquilibrés et fous psychopathes, prisonniers politiques et potentiels innocents… Pas de distinction, comme le dit le proverbe, il s’agit d’être sûr que tous soient contaminés, se comportent en bêtes, s’entretuent, tentent des évasions… Les bagnards envoyés en Guyane sont tous des criminels irrécupérables, il n’y a pas à se préoccuper de leur sort (dévalorisation après coup fort comparable à celle des populations noires qu’on s’était autorisés à réduire en esclave). Même « libres », les bagnards doivent rester des sous-humains. Le fameux « doublage » les force à demeurer sur le lieu de leur abaissement, loin de tout soutien, parmi les ex-taulards, sans aucun moyen de gagner de l’argent dans une région où il y a peu d’activité, et où votre CV vous précède… Ainsi les bagnards sans l’institution deviennent ce qu’on veut qu’ils soient : clochards puants, ne sachant que voler, boire, violer… dont le seul espoir d’amélioration est même de réintégrer le bagne (qui alors n’est pas si terrible !). Le bagne, lieu de torture bien plus que de pénitence ou de mise à l’écart de personnes dangereuses ; en cela symptomatique de ce qu’est trop souvent l’appareil judiciaire : un instrument de vengeance et de défoulement de la société sur une partie d’elle-même qu’elle veut mauvaise sans le moindre doute et radicalement différente d’elle-même. Les populations incarcérées servent ainsi de boucs-émissaires. Comme le montre Foucault dans son Histoire de la folie mais pour l’enfermement des fous, le fait de retrancher les criminels et de les sanctionner durement permet de supposer que la partie laissée en liberté est saine… L’on peut dès lors questionner ce besoin si impérieux de nos sociétés de se sentir innocentes…

Passages retenus

Je suis un bagne, p. 113
– Pourquoi meniez-vous cette lutte inégale contre l’administration ?
– Par le goût, je m’enfonçais dans le cachot comme dans le sommeil. Cela me plaisait diaboliquement. Quand le commandant Masse n’a plus voulu me punir, j’ai cru que je l’étranglerais. Et puis, je protestais au nom de tous les autres. Mais tous les autres – à part trois ou quatre – savez-vous ce que c’est ? C’est de la vermine qui, plus vous l’engraissez, plus elle vous dévore.
» On ne me verra plus chercher des amis dans ce fumier.
» Je me demande même comment je ferai quand je sortirai du cachot.
» Je ne puis plus supporter la vie en commun.
– Vous vivrez à part.
– Je ne puis plus me souffrir moi-même. Le bagne est entré en moi. Je ne suis plus un homme, je suis un bagne. »
Il dit :
« Je ne puis pas croire que j’aie été un petit enfant. Il doit se passer des choses extraordinaires qui vous échappent.
» Un bagnard ne peut pas avoir été un petit enfant.

p. 146-147
Les médecins sont écoeurés. Les témoins les plus violents contre l’administration pénitentiaire se trouvent parmi eux.
Le médecin voit l’homme. L’administration voit le condamné. Pris entre ces deux visions, le condamné voit la mort.
« Mille bagnards meurent par an. Ces neuf cents mourront.
– Mais c’est long, monsieur, me dit celui-là, né à Bourges, c’est long !… long !… »
Au camp des relégués, le docteur passe chaque jeudi ; au camp des transportés, tous les dix jours.
« Nous sommes malades quand nous y allons, disent-ils. Que pouvons-nous faire ? Rien à ordonner, pas de médicaments. Notre visite médicale, une sinistre comédie ! Le coeur serré, nous avons la sensation que nous nous moquons de ces malheureux. »
Dans ces deux camps, on se croirait revenu à l’une des époques barbares de l’humanité, au temps sans médecins, sans pharmaciens. Alors devait s’élever sur la terre un grand mur infranchissable : d’un côté les bien portants, de l’autre les infirmes avec ce mot d’ordre : mourir.
Rien. Rien à donner à neuf cents malades de toutes maladies.
« Tout ce que je puis, dit le médecin, et pas toujours ! c’est faire descendre quelques squelettes qui gigotent encore, pour qu’ils claquent dans un lit. »
La pharmacie centrale de Saint-Laurent vient de recevoir seulement – en juillet 1923 – sa commande de médicaments de 1921.

Forêt en péril, p. 205
Bientôt, les immenses forêts de Guyane verront périr leurs derniers arbres balatas. C’était la fortune de la colonie (la balatta est bien meilleur que la gutta). Il y en avait de quoi servir le monde entier pour l’éternité. Deux mesures auraient suffi pour conserver cette fortune : quelques postes dans les bois et un règlement pour la saignée. Elles furent prises… mais par les Hollandais. Alors, chez nous, pays de liberté, tous les nègres anglais des petites Antilles s’abattirent, de la Barbade, de Tobago, de Sainte-Lucie, de Grenade, de Saint-Martin, de la Trinité. Il n’y avait qu’à venir, tout saccager, et à s’en retourner (en territoire anglais) fortune faite.
On ne saignait pas les arbres, on les coupait.
Si l’on coupait également, à défaut d’autre chose, la carrière d’administrateurs aussi brillants, ce serait juste retour.

p. 208
L’hospitalité, en brousse, est un acte naturel. Le Bosch [Bushnengué], sans plus d’étonnement, voit arriver à la nuit les étoiles du ciel et les passants dans son carbet. Mais comme la nuit était sans électricité, sans pétrole, sans chandelle, je ne vis rien d’autre que l’hospitalité.

Tout mélangé, p. 219
Ce que je peux voir, c’est que l’on a tout mis ensemble, sans triage : les les mauvais, les pourris, les égarés, les primaires et les récidivistes, ce qui est perdu et ce qui pourrait être sauvé, les jeunes, les vieux, le vice et… j’allais dire l’innocence, et je me comprends. Ce n’est même pas le marché de La Villette. On ne les a ni pesés, ni tâtés. Allez ! Grouillons ! Poussez ! Contaminez-vous, pourrissez-vous, dégradez-vous, mais ne nous em… bêtez pas !
« C’est le moment des tristes réflexions, me dit le principal. Ils se demandent maintenant comment on sort d’ici. »
On m’ouvre une case. J’entre. Ils ne se demandent rien du tout. Un baquet d’eau est entre les deux bat-flanc. Ils s’abreuvent comme des bêtes, déjà.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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