
Le blanc et le noir par les yeux d’un chien
Gary (Romain) 1970, Chien blanc, Gallimard
Résumé
A Beverly Hills, Los Angeles, 1968, Sandy, la chienne de Romain Gary ramène un compagnon à la maison. C’est un berger allemand qu’il nomme Batka, bien éduqué… trop bien éduqué : un « chien blanc », dressé pour agresser les noirs. Alors que la femme de Romain Gary, Jean Seberg, reçoit des sommités de la lutte pour le droit des noirs, c’est très malvenu. Romain ne veut pas le faire piquer, il le confie à un zoo mais il paraît impossible de rééduquer le chien déjà vieux. Un employé noir du nom de Keys s’engage à le redresser…
Commentaires
Autobiographie ? Loin de là. Chien blanc n’est pas seulement un livre sur un animal, ni même un roman sur les événements en Amérique, l’assassinat de Martin Luther… Certes le sujet premier est la naissance du racisme, par une « éducation », un conditionnement. Un dressage pour le chien, comme pour le blanc raciste. Le racisme inverse, n’est lui aussi qu’un conditionnement, conditionnement à la consommation, à l’envie, au crime… Les blancs qui participent à la lutte des noirs sont eux aussi conditionnés par un intellectualisme de culpabilisation.
Mais ce récit autobiographique est aussi l’occasion pour Romain Gary de regarder le sentiment de l’homme sur l’animal ainsi que sur son semblable, l’empathie. C’est aussi un témoignage sur la vie qu’il partage avec l’actrice Jean Seberg qui divorce de lui à l’époque de la publication de ce livre, après des aventures avec des hommes engagés dans la lutte pour les droits des noirs… On ne lit ici aucune mauvaise pensée à son encontre, plutôt de l’affection et une certaine lucidité sur ce qui est en train de les séparer : les événements historiques dans lesquels Jean est engagée et Romain en retrait, la jeunesse de Jean, la lassitude du regard de Romain sur l’homme…
Passages retenus
p. 27 :
L’éléphantiasis de la peau, vous connaissez ? C’est lorsque votre peau vous fait mal chez les autres. Je leur ai dit, ça suffit, je refuse de souffrir américain.
p. 94 :
Les filles de Pigalle n’ont pas attendu les Panthères Noires pour découvrir que black is beautiful. La beauté physique de ce jeune gars de Californie était une valeur que la société, en le rejetant, l’obliger à exploiter, comme elle oblige les athlètes de couleur à miser à fond sur leurs muscles pour accéder à l’air libre. Il faut être un odieux hypocrite ou une belle saloperie « morale » pour oser accuser Malcolm X d’avoir été « maquereau » et mon ami Red de s’être laissé entretenir par des filles. Dans l’état actuel des chances ouvertes aux Africains à Paris, par exemple, les accuser de « proxénétisme » pose avant tout la question des innombrables Blancs qui, en Afrique, ont passé un siècle à dire à leur boy : « Amène-moi une fille ce soir. » Quiconque a connu le colonialisme sexuel en Indochine et en Afrique y regarderaient à deux fois avant d’accuser les Noirs d’Europe d’être tous des souteneurs et des « maquereaux ».
Société de provocation, p. 114 :
Comment peut-on s’étonner, lorsqu’un jeune Noir du ghetto, cerné de Cadillac et de magasins de luxe, bombardé à la radio et à la télévision par une publicité frénétique qui le conditionne à sentir qu’il ne peut pas se passer de ce qu’elle lui propose, depuis le dernier modèle « obligatoire » sorti par la General Motors ou Westinghouse, les vêtements, les appareils de bonheur visuels et auditifs, ainsi que les cent mille autres réincarnations saisonnières de gadgets dont vous ne pouvez vous passer à moins d’être un plouc, comment s’étonner, dites-le-moi, si ce jeune finit par se ruer à la première occasion sur les étalages béants derrière les vitrines brisées ? Sur un plan général, la débauche de prospérité de l’Amérique blanche finit par agir sur les masses sous-développées mais informées du tiers monde comme cette vitrine d’un magasin de luxe de la Cinquième Avenue sur un jeune chômeur d’Harlem.
J’appelle donc « société de provocation » une société qui laisse une marge entre les richesses dont elle dispose et qu’elle exalte par le strip-tease publicitaire, par l’exhibitionnisme du train de vie, par la sommation à acheter et la psychose de la possession, et les moyens qu’elle donne aux masses intérieures ou extérieures de satisfaire non seulement les besoins artificiellement créés, mais encore et surtout les besoins les plus élémentaires.
Cette provocation est un phénomène nouveau par les proportions qu’il a prises : il équivaut à un appel au viol.
p. 184-185 :
Ce pays, étant à l’avant-garde de tout ce qui est démesuré, est aussi à l’avant-garde de la névrose. Dans cette immense machine technologique de distribution de vie, chaque être se sent de plus en plus comme un jeton inséré dans la fente, manipulé par des circuits préétablis et éjecté à l’autre bout sous forme de retraité et de cadavre. Pour sortir de l’inexistence, ou bien, comme les hippies ou les sectes innombrables, on se regroupe en tribus, ou bien on cherche à s’affirmer avec éclat par le happening meurtrier, pour se « venger ». Je sentais peser sur Bobby la menace de la paranoïa américaine, plus dangereuse ici qu’ailleurs, dans ce pays où le culte du succès, de la réussite, accentue les complexes d’infériorité, de persécution, de frustration et d’échec.
[…]
Et il faut bien dire que le vide spirituel est tel, à l’Est comme à l’Ouest, que l’événement dramatique, le happening, est devenu un véritable besoin. Et d’un happening à l’autre, il y a eu la réaction en chaîne… Il y a aussi la congestion démographique, surtout dans les villes : les jeunes se mettent à éclater littéralement. Les individus – nous voyons ça dans nos ghettos noirs – sont à ce point comprimés ou opprimés qu’ils ne peuvent plus se libérer que par l’explosion. Vous savez, j’en viens même à me demander si une sorte de besoin de création ne finit pas par pousser à la violence ceux des jeunes qui n’ont pas de talent artistique ou d’autres moyens de s’exprimer…
p. 216 :
Le Noir américain est ce qu’il y a de plus traditionnellement américain. La population noire est d’un américanisme encore proche de la source. La raison en est évidente. Parce qu’elles ont été oubliées par la culture et l’éducation, les masses noires croient encore au « rêve américain », à l’american way of life, à l’Amérique telle qu’on la parle. Dans la mesure même où ils ont été maintenus dans les couches inférieures, la majorité des Noirs américains croient encore aux aux valeurs dont ils n’ont jamais été affranchis par un intellectualisme sophistiqué… Avec leur retard dans l’éducation et l’émancipation, les familles noires pauvres du Sud sont aujourd’hui ce qui reste là-bas de plus proche de l’idéal de vie des pionniers…
p. 239 :
Je passe les quelques journées suivantes à veiller Maï qui agonise lentement et atrocement. Katzenelenbogen vient m’expliquer d’un ton doctoral que l’on n’a pas le droit de faire un tel cas d’un chat alors que le monde entier… Je les mets à la porte tous les deux, lui et le monde. Maï est un être humain auquel je me suis attaché profondément. Tout ce qui souffre sous vos yeux est un être humain.
Elle reste couchée dans mes bras, le poil terne, sans éclat, qui lui donne un affreux air empaillé, poussant de temps en temps des miaulements que je comprends mais auxquels je ne peux répondre. Nos cordes vocales ne nous permettent pas de nous exprimer vraiment. On peut gueuler, évidemment, hurler, mais je vous l’ai déjà dit : seul l’Océan a la voix qu’il faut pour parler au nom de l’homme.
p. 245 :
C’est assez terrible d’aimer les bêtes. Lorsque vous voyez dans un chien un être humain, vous ne pouvez vous empêcher de voir un chien dans l’homme et de l’aimer.
Et vous n’arrivez jamais à accéder à la misanthropie, au désespoir. Vous n’avez jamais la paix.