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Ramasse tes lettres : La Porte des Enfers, de Laurent Gaudé (roman)

Orphée et la mafia napolitaine…

Gaudé (Laurent) 2008, La Porte des Enfers, Actes Sud, coll. « Babel », 2013

Note : 2 sur 5.

Résumé

A Naples, Filippo, modeste employé d’un restaurant, réputé pour son talent à préparer les cafés, médite sa vengeance sur un membre de la mafia attablé. Vingt-deux ans plus tôt, un père, chauffeur de taxi, presse son fils dans les rues pour arriver à l’école, une fusillade éclate, l’enfant est touché mortellement…

Commentaires

Ce roman qui commence si bien avec ces récits de deux époques disjointes qui vont être amenées à se rejoindre et à s’éclaircir l’un l’autre, avec cette ambiance crasseuse et humaine de Naples, ce roman à début réaliste se poursuit sur un changement de registre, de genre, de ton, aussi improbable que mal exécuté. L’entrée dans le fantastique, le mythologique, résolvant le mystère comme un « deus ex macina » incongru, résonne comme une multiplication de fausses notes désarmantes. Le tableau de l’Enfer tient du cliché artistique, contemplation des œuvres de Rodin, de Dante… Le récit se fait peu inspiré, comme un visiteur de musée expert, connaisseur mais sans sensation, multipliant des expressions de pathos tautologiques : l’Enfer est horrible, le personnage est effrayé.
Le projet était sans aucun doute une réécriture du mythe d’Orphée. Projet ambitieux, trop, après la réussite d’Eldorado. L’écriture souvent mystique, profonde, emprunte de symbolisme, de l’auteur aurait pu coller à une telle matière. Mais jamais il ne trouve le ton approprié. Quel dommage que l’auteur n’est pas joué sur l’incertitude du fantastique : a-t-il été aux enfers ou y a-t-il divagué, dans le délire de son chagrin ? ou résolu le mystère de la résurrection par un subterfuge réaliste (enfant trouvé, adoption, réveil de coma…). L’idée d’une proximité des mondes des vivants et des morts, liés par exemple par une caverne s’enfonçant dans la terre comme dans les mythologies primitives, est intéressante mais l’auteur se contente ici de placer l’Enfer, tel qu’il a été décrit dans les imaginaires occidentaux, dans un lieu réel, dans un sous-sol… Il n’y a pas d’interpénétration, pas de mystique, pas de flottement. Le mélange des genres – roman de mafia et de loosers et discours mythologique – ne prend pas. Laurent Gaudé excelle dans une parole sombre, pathétique, lyrique, alors que la bande de joyeux bras cassés qu’il s’est choisis pour personnages tiendrait davantage de Raymond Queneau. Quel potentiel gâché, ces personnages de marginaux non exploités qui pourraient chacun remplir un roman de leur complainte et de leur personnalité torturée : le travesti figure maternelle, le professeur pédophile masochiste (se punit-il continuellement ?), le prêtre des pauvres et des exclus, rebelle au Vatican, passant par la cave pour rejoindre le bar, le barmaid qui réalise des cafés presque magiques… personnages d’une saveur que ne renieraient pas un Davd Lynch, des frères Cohen ou un Jim Jarmusch, personnages qui si on leur avait donné la parole auraient pu faire exister une image de l’Enfer bien plus vivante. Enfin, le père taximan errant dans les rues crasseuses, qu’on pourra comparer à l’innocent De Niro de Taxi Driver (1976, de Martin Scorsese) plongeant dans les affres de l’humain, ou davantage au fantasque Roberto Benigni arpentant Rome dans sa Mini Austin (Night on Earth, 1991, de Jarmusch), aurait pu découvrir un enfer terrestre où il aurait cherché quelque chose de son fils, ou bien sa vengeance, ou bien incarner un anti-Orphée, looser ouvrant par mégarde la porte des Enfers.
Restent évidemment les touchants tableaux de la mère et du père : la mère et sa colère destructrice et blasphématoire (pensons à l’Inconsolable, d’Anne Godard) et le père et son amour si déterminé et dévoué qu’on le croirait capable de rescuciter son fils par l’amour (on pensera au Jack Nicholson de Crossing Guard qui ne vit plus que de sa soif de vengeance, et à ce qui reste sans doute la plus belle figure d’amour paternel, Le Père Goriot). Mais ces tableaux semblent détachés du reste.

Passages retenus

Colère de la mère, p. 55 :
Je maudis ceux qui étaient là, dans la foule, et que je ne connaissais pas. Ils sont venus par une méchante curiosité et je souhaite que ce soit à leur tour de pleurer sur ceux qu’ils aiment. Je maudis aussi les amis et les pleurs sincères. Toute la douleur qui n’est pas mienne, je crache dessus et la foule aux pieds. Il n’y a pas de place, en ce monde, à cet instant, que pour les larmes de la mère. Tout le reste est obscène. Je les maudis tous. Parce que j’ai mal. Je chasse le monde. Je le chasse loin de moi. Que les prêtres qui ne disent que des inepties apaisantes se taisent ou qu’ils parlent vrai et évoquent la révolte de nos cœurs face à la pourriture d’un enfant, la révolte de mon ventre de mère face au regard crevé de celui qui m’a tété le sein. Je suis pliée en deux sur cette dalle de marbre et je bave de rage. Maudite soit-elle, cette pierre que je n’ai pas choisie et qui recouvre désormais mon enfant pour l’éternité. J’embrasse tout cela du regard et je crache par terre. Je ne viendrai plus jamais ici. Je ne déposerai aucune couronne. Je n’arroserai aucune fleur et ne ferai plus jamais aucune prière. Il n’y aura pas de recueillement. Je ne parlerai pas à cette pierre, tête basse, avec l’air résigné des veuves de guerre. Je ne viendrai plus jamais parce qu’il n’y a rien ici. Pippo n’est pas là. Je maudis tous ceux qui ont pleuré autour de moi, croyant que c’est ce qu’il fallait faire en pareille occasion.

Séparation d’un couple par la malchance, p. 102 :
Ils ne pouvaient plus rien l’un pour l’autre, que s’écorcher de leur présence commune, de leurs souvenirs douloureux et de leurs pleurs secrets. […]
Elle fit un geste de la main – comme pour lui caresser la joue -, signe qu’elle ne lui en voulait de rien et qu’au moment de partir, elle ne voulait se souvenir que de la tendresse – mais elle ne put achever son mouvement et sa main resta suspendue, à mi-hauteur, avant de retomber avec la lenteur des vaincus, le long de son corps. Il comprit sûrement cette ultime tentative, car il eut un sourire étrange sur les lèvres – de la reconnaissance plus que de la joie, puis il la laissa passer.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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