
Quand l’amour entre en contradiction avec les valeurs courtoises
Béroul, 1150(~), Le Roman de Tristan [in Tristan et Iseut], Le Livre de Poche, Lettres Gothiques, 1989
Traduit de l’ancien français par Philippe Walter.
Résumé
Tristan est revenu d’Irlande avec Yseult, la femme promise à son oncle le roi Marc. Sur le bateau du retour, ils ont bu par erreur le filtre d’amour qui était destiné aux futurs mariés. Ils vivent à la Cour de Tintagel mais ne peuvent s’empêcher de s’aimer. Ils éveillent des soupçons, suscitent les rumeurs. Certains barons jaloux parlent au roi. Le nain bossu astrologue leur tend des pièges. Marc finit par les condamner mais ils s’échappent et partent vivre dans la forêt.
Commentaires
Dans ce qui nous reste de cette version du Roman de Tristan, Béroul se concentre de manière claire sur la relation adultérine, sur la manière dont les amants vivent leur amour interdit, se cachent, jouent de double discours et d’astuce pour éteindre les doutes de Marc. Mais malgré tout, ils vivent dans le pêché et en souffrent. Pour autant, le récitant ne les juge absolument pas et les prend clairement en pitié, tandis que ceux qui essaient de dire la vérité au roi sont des calomniateurs, des barons félons. Le mal qu’ils symbolisent à vouloir dénoncer leur amour est incarné par la difformité du nain bossu. Ce qui excuse leur situation est le fait qu’ils ont bu le filtre d’amour par erreur et qu’ils se repentent toujours de faire du mal au roi Marc, de vivre un amour interdit, qu’ils seraient prêts à tout pour abandonner leur amour, mais ils ne le peuvent pas, physiquement. Et c’est ainsi qu’ils rompent leurs amours après les trois ans que dure l’effet du filtre qu’ils ont bu, et reprennent une vie de bon chrétien.
Si il n’y a pas de filtre magique, l’amour adultérin serait donc condamnable, ce qui serait ainsi compatible avec les règles de la courtoisie. Une fois que Yseult rejoint son mari, Tristan se conduit en chevalier, rendant service platonique à sa dame, lui permettant de prêter serment non mensonger. Cependant, ce filtre d’amour, relevant de la magie – conférant une attraction physique irrésistible –, n’est-il pas un symbole du coup de foudre ? Si c’est ainsi, alors Béroul va contre les règles de courtoisie et légitimerait la relation « amoureuse » hors mariage si l’amour est trop fort.
Passages retenus
Difficulté de dissimuler un amour, vers 573 :
Ha ! Dex, qui puet amor tenir
Un an o deus sanz descovrir ?
Car amor ne se puet celer :
Sovent cline l’un vers son per,
Sovent vienent a parlement,
Et a celé et voiant gent.
Par tot ne püent aise atendre,
Maint parlement lor estuet prendre.
Piégé par une plaie mal refermée, vers 716 :
Le jor devant, Tristan, el bois,
En la janbe nafrez estoit
D’un grant sengler, molt se doloit
La plaie molt avoit saignié ;
Deslïez ert, par son pechié.
Tristan ne dormoit pas, ce quit ;
Et li rois live a mie nuit,
Fors de la chanbre en est issuz ;
O lui ala le nain boçuz.
Dedans la chanbre n’out clartez,
Cirge ne lanpë alumez.
Tristan se fu sus piez levez.
Dex ! Porqoi fist ? Or escoutez !
Les piez a joinz, esme, si saut,
El lit le roi chaï de haut.
Sa plaie escrive, forment saine ;
Le sanc qui’en ist les dras ensaigne.
La plaie saigne ; ne la sent,
Qar trop a son delit entent.
Le beau couple endormi, vers 1816 :
Oez com il se sont couchiez :
Desoz le col Tristan a mis
Son braz, et l’autre, ce m’est vis,
Li out par dedesus geté ;
Estroitement l’ot acolé,
Et il la rot de ses braz çainte.
Lor amistié ne fu pas fainte.
Les bouches furent pres assises,
Et neporquant si ot devises
Que n’asenbloient pas ensenble.
Vent ne cort ne fuelle ne trenble.
Un rais decent desor la face
Yseut, que plus reluist que glace.
Eisi s’endorment li amant,
Ne pensent mal ne tant ne quant.
Regret d’avoir trahi son lien de vassalité, vers 2161 :
Ha ! Dex, fait il, tant ai traval !
Trois anz a hui, que riens n’i fal,
Onques ne me failli pus paine
Ne a foirié n’en sorsemaine.
Oublïé ai chevalerie,
A seure cort et baronie.
Ge sui essaillié du païs,
Tot m’est failli et vair et gris,
Ne sui a cort a chevaliers.
Dex ! tant m’amast mes oncles chiers,
Se tant ne fuse a lui mesfez !
Ha ! Dex, tant foiblement me vet !
Or deüse estre a cort a roi,
Et cent danzeaus avoques moi,
Qui servisent por armes prendre
Et a moi lor servise rendre.
Aler deüse en autre terre
Soudoier et soudees querre.
Et poise moi de la roïne,
Qui je doins loge por cortine.
En bois est, et si peüst estre
En beles chenbres, o son estre,
Portendues de dras de soie.
Por moi a prise male voie.
A Deu, qui est sire du mont,
Cri ge merci, que il me donst
Itel corage que je lais
A mon oncle sa feme en pais.