Cache ton concept : La condition ouvrière, par Simone Weil

À la recherche de l’humanité perdue dans la modernité

Weil (Simone) 1935-1942, La Condition ouvrière, Gallimard, 1951-2002

Note : 4.5 sur 5.

Résumé

Compilation de lettres, articles, brouillons d’articles et de son journal autour de son expérience en usine en 34-35, et autour des grandes grèves de 36.

Note : la plupart des éditions n’incluent pas le « Journal d’usine » qui n’est pas un essai proposant une réflexion philosophique et politique. Cependant, Simone Weil pose clairement la tenue de ce journal comme étant exclusivement destinée à la constitution de sa réflexion philosophique sur la condition ouvrière. Aucune réflexion intime ne dépasse cette perspective, ce qui empêche de le rattacher au reste de son œuvre de diariste. Ce « Journal d’usine » est ainsi tout à fait à sa place en tant que matériau source de cette compilation.

C’est ça que je sentais, moi, depuis mon enfance. C’est pour ça qu’il a fallu que je finisse par y aller, et ça me faisait de la peine, avant, que tu ne comprennes pas. Mais une fois dedans, comme c’est autre chose ! Maintenant, c’est comme ceci que je sens la question sociale : une usine, cela doit être […] un endroit où on se heurte durement, douloureusement, mais quand même joyeusement à la vraie vie. Pas cet endroit morne où on ne fait qu’obéir, briser sous la contrainte tout ce qu’on a d’humain, se courber, se laisser abaisser au-dessous de la machine.

p. 57 (Lettre à Albertine Thévenon, déc. 1935)
Résumé

Professeure agrégée de philosophie depuis 1931, Simone Weil fait part à ses amis de sa décision de prendre une année de congé pour réaliser une expérience depuis longtemps souhaitée : travailler à l’usine comme simple ouvrière…
De décembre 34 à août 35, elle travaille chez Alsthom, puis aux Forges de Basse-Indre et chez Renault. Durant cette période, elle tient un journal dans lequel elle note les détails de son travail, le déroulement de ses journées, les relations entre les employés et avec la hiérarchie, ses difficultés à répondre à ce qui est demandé, ses douleurs, ses pensées…
En septembre 35, physiquement affaiblie, elle reprend son poste au lycée de Bourges, mais entre en contact avec plusieurs directeurs d’usine dans le but de confronter leur point de vue aux problématiques concrètes de la condition ouvrière, et de leur proposer des essais de réformes. Elle propose à l’un d’ouvrir un espace de libre parole dans le journal de son usine, mais celui-ci refuse catégoriquement.
Les grandes grèves de 36 éclatent et aboutissent à un nouveau rapport de force en faveur du syndicat des ouvriers. Simone Weil participe activement aux débats, s’adressant aux ouvriers directement pour les guider vers des réformes à engager – dans une bonne mesure – pour rendre leur condition plus digne, humaine et compatible avec l’expression du génie de chacun, sans provoquer de chocs économiques qui les remettraient dans une situation précaire.

Commentaires

Dates, heures, minutes, quantités, taux, sommes… informations sèches quant à l’état physique ou moral, voilà le rendu brut de huit mois de condition ouvrière. Les chiffres envahissent, recouvrent les mots, semblent marteler corps et cerveau, l’étourdir comme le bruit incessant, assourdissant et irrégulier des machines. Chacun ainsi tendu vers son objectif de productivité n’a que peu le temps et l’énergie pour la solidarité. L’employé envahi par les chiffres devient pseudo-machine dont l’imperfection manuelle peut signifier une mise hors-service prochaine (débauchage, sous-paye, accidents). Comme si le numérique – déjà introduit dans l’usine comme un ver – amenait irrémédiablement à la déshumanisation. Comme l’explique Günther Anders quelques années plus tard dans L’Obsolescence de l’humanité : dans le monde des machines, tant l’esprit que le corps humains deviennent une gêne… L’ouvrier n’est pourtant pas encore cette mécanique dépourvue d’humanité qu’on pourrait incorporer sous formes de chiffres dans des tableurs, mais bien une humanité empêchée, en suspens, prête à reprendre le dessus dès que possible. C’est ce miracle sans doute que perçoit Simone Weil dans ces quelques moments inattendus, comme des rayons d’humanité perçant au travers des rouages, ces regards et sourires de compassion, ces gestes de fraternité, fondamentalement gratuits, une chaleur intense qui rendrait acceptable et presque digne cette vie d’usine qui se rapproche parfois tant de l’esclavage : l’effort merveilleux d’un Sisyphe qui chaque jour renouvelle sa lutte obstinée contre la déshumanisation.

En entrant à l’usine, Simone Weil veut rompre avec la position de surplomb des intellectuels socialistes et communistes, bourgeois et hommes de livres et d’école venant faire la leçon dans les usines et dire aux hommes de main ce qu’ils doivent penser… qui ainsi les objectivisent tout autant que l’industrie. Il s’agit de renouer avec une philosophie pratique associant corps et esprit. L’enjeu la philosophe est d’éprouver dans le corps souffrant la configuration de l’univers mental de l’ouvrier. Derrière chaque parole vue comme grossière et simpliste, le râle d’une partie du corps douloureuse (on retrouverait ici l’écriture corporelle typique de ces autres Damnés de la Terre que sont les colonisés, telle que la décrit Frantz Fanon). Expérience limite : à un certain seuil de fatigue physique, peut-on encore penser ? Giflé dans son égo, peut-on encore chercher le bien ? Se révolter, quand on est au sous près pour manger ? Expérience existentielle de sortie de soi (et non enquête de sociologie : Weil dénonce cette réticence du penseur à se mettre réellement à la place d’autrui), expérience christique de partage de la douleur, de rabaissement de soi… Le Jésus qui entraîne l’adhésion de Simone Weil n’est pas la figure théologique construite par l’Église mais la figure historique qui inspire les Évangiles, un homme qui rejoint et organise les opprimés, souffre avec eux pour lancer une révolte contre le colon romain et ses relais dans les instances judaïques.

Refusant l’opposition frontale et idéologique, Simone Weil se situe plutôt dans un projet chrétien (ou simplement démocratique) de rapprochement des sensibilités : monde intellectuel, élites et ouvriers. Mais la tentative de dialoguer avec les patrons tourne court lorsque sa modeste proposition d’expérimenter une parole libre dans le journal d’entreprise (sorte d’ergonomie collective : permettre aux corps ouvriers d’extérioriser leurs troubles, de faire émerger des idées concrètes d’arrangement) se heurte à un refus catégorique d’un patron pourtant supposé progressiste : refus de voir discutée son autorité, diminué le pouvoir dû à son statut… C’est que la proposition est déjà profondément anarchiste : valoriser la parole de l’employé, c’est déjà remettre en question la verticalité de l’ordre et préparer la prise de décision collective. Elle semble y perdre ses illusions… L’exploitation des ouvriers n’est pas que le résultat d’un choix de mise en œuvre favorisant des intérêts économiques. Le mythe de l’échec de la construction de la Tour de Babel n’est peut-être pas tant celui de la divergence des langues que de l’impossible entente dans une société hiérarchisée à l’image d’une tour… Dans un article rapportant une discussion lunaire entre patrons au sujet des grèves, Simone Weil se résout à un jugement catégorique : la plupart des dirigeants n’ont en fait aucune réelle envie de voir le monde s’améliorer et sont clairement drogués à la domination (préférant la ruine à la perte de privilèges). On peut là encore comparer la situation des ouvriers à celle des colonisés : dans son Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire met bien en évidence que l’intérêt du colon, de son aveu même, n’est pas seulement économique mais que la colonie permet la satisfaction de penchants sadiques et la valorisation d’une catégorie par l’assujettissement d’une autre. L’infériorisation d’un autre humain, le commandement autoritaire, donnent l’illusion, au colon tant qu’à un patron, d’être un être humain de nature supérieure.

En 42, son article plus tardif « Condition d’un travail non servile » voit l’irruption spectaculaire de la composante Dieu. Cet aspect mystique a trop souvent servi à dévaloriser la pensée de Simone Weil (à la repousser comme femme hystérique illuminée). Quel lien entre Dieu et les machines de l’usine ? « Dieu » en tant que préoccupation proprement humaine devrait être présent pour l’ouvrier, non pas comme une croix suspendue au mur, non pas comme une obligation morale masochiste de se conformer stoïquement et de souffrir en silence, un dieu non pas grand patron surveillant ses employés, Big Brother de chaque instant, mais en tant qu’orientation des pas et du regard, source d’envie de bien faire et objectif du travail collectif. Comme si l’ensemble des travaux humains devaient aboutir à la création de Dieu, plus belle œuvre collective de l’Homme. La cité de Dieu, projet collectif et noble placé en dehors de soi, au delà de la survie et de l’intérêt personnel, servirait d’étalon pour juger du bienfondé d’un ouvrage et de l’éthique de sa réalisation, garantissant ainsi une réelle émancipation du travailleur par son travail.

Passages retenus

L’impossible pensée, p. 60
Il y a deux facteurs, dans cet esclavage : la vitesse et les ordres. La vitesse : pour « y arriver » il faut répéter le mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi, irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la cadence. Et la joie de même. Les ordres : depuis qu’on pointe en entrant jusqu’à ce qu’on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n’importe quel ordre. Et toujours il faut se taire et obéir. L’ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable ; ou bien deux chefs donner des ordres contradictoires ; ça ne fait rien : se taire et plier. Adresser la parole à un chef – même pour une chose indispensable – c’est toujours, même si c’est un brave type (même les braves types ont des moments d’humeur) s’exposer à se faire rabrouer ; et quand ça arrive, il faut encore se taire. Quant à ses propres accès d’énervement et de mauvaise humeur, il faut les ravaler ; ils ne peuvent se traduire ni en paroles ni en gestes, car les gestes sont à chaque instant déterminés par le travail. Cette situation fait que la pensée se recroqueville, se rétracte, comme la chair se rétracte devant un bistouri. On ne peut pas être « conscient ».

Du rapport de domination en amour, p. 69
L’amour est quelque chose de grave où l’on risque souvent d’engager à jamais et sa propre vie et celle d’un autre être humain. On le risque même toujours, à moins que l’un des deux ne fasse de l’autre son jouet ; mais en ce dernier cas, qui est fort fréquent, l’amour est quelque chose d’odieux.

Écrasement de la pensée, p. 103
L’épuisement finit par me faire oublier les raisons véritables de mon séjour en usine, rend presque invincible pour moi la tentation la plus forte que comporte cette vie : celle de ne plus penser, seul et unique moyen de ne pas en souffrir. C’est seulement le samedi après-midi et le dimanche que me reviennent des souvenirs, des lambeaux d’idées, que je me souviens que je suis aussi un être pensant. Effroi qui me saisit en constatant la dépendance où je me trouve à l’égard des circonstances extérieures : il suffirait qu’elles me contraignent un jour à un travail sans repos hebdomadaire – ce qui après tout est toujours possible – et je deviendrais une bête de somme, docile et résignée (au moins pour moi). Seul le sentiment de fraternité, l’indignation devant les injustices infligées à autrui subsistent intacts – mais jusqu’à quel point tout cela résisterait-il à la longue ? – je ne suis pas loin de conclure que le salut de l’âme d’un ouvrier dépend d’abord de sa constitution physique. Je ne vois pas comment ceux qui ne sont pas costauds peuvent éviter de tomber dans une forme quelconque de désespoir – soûlerie, ou vagabondage, ou crime, ou débauche, ou simplement, et bien plus souvent, abrutissement – (et la religion ?).
La révolte est impossible, sauf par éclairs (je veux dire même à titre de sentiment). D’abord contre quoi ? On est seul avec son travail, on ne pourrait se révolter que contre lui – or travailler avec irritation, ce serait mal travailler, donc crever de faim. Cf. l’ouvrière tuberculeuse renvoyée pour avoir loupé une commande. On est comme les chevaux qui se blessent eux-mêmes dès qu’ils tirent sur le mors – et on se courbe. On perd même conscience de cette situation, on la subit, c’est tout. Tout réveil de la pensée est alors douloureux.

Sentir qu’on compte sur nous, p. 129
Question du rythme inexistante, puisque le bon ne compte pas. Je remarque que devant Mouquet je prends sans effort le « rythme ininterrompu ». Lui une fois parti, non… Ce n’est pas parce que c’est le chef : c’est que quelqu’un me regarde et attend après moi.

Semaine d’usine, p. 143
[Dimanche. – Maux de tête, nuit de dimanche à lundi pas dormi.]
Lundi 17. – 2450 (1950 à 8 h 35) – fatiguée en sortant, mais non épuisée.
Mardi 18. – 2300 (2000 à 8 h 3/4) – pas forcé – pas fatiguée en sortant – mal de tête toute la journée.
Mercredi 19 [juin]. – 2400 (2000 à 8h35), très fatiguée. Le petit salaud me dit qu’il en faut plus de 3000.
Jeudi 20 [juin]. – Vais à la boîte avec un sentiment excessivement pénible ; chaque pas me coûte (moralement ; au retour, c’est physiquement). Suis dans cet état de semi-égarement où je suis une victime désignée pour n’importe quel coup dur… De 2 h 1/2 à 3 h 35, 400 pièces. De 3 h 35 à 4 h 1/4, temps perdu par le monteur à casquette – (il me refait mes loups [loupés]) – grosses pièces – lent et très dur à cause de la nouvelle disposition de la manivelle de l’étau. Ai recours au chef – Discussion – Reprends – Me fraise le bout du pouce (le voilà, le coup dur) – Infirmerie – Finis les 500 à 6 h 1/4 – Plus de pièces pour moi ( je suis si fatiguée que j’en suis soulagée !) Mais on m’en promet. En fin de compte, je n’en ai qu’à 7 h 1/2 et seulement 500 (pour finir les 1000). [Le type blond a bien peur que je me plaigne au contremaître.] À 8 h, 245. Fais les 500 gros, en souffrant beaucoup, en 1 h 1/2 – 10 mn pour le montage – C’est une autre partie de la fraise qui fonctionne : ça va ; je fais 240 petits en 1/2 h exactement. Libre à 9 h 40. Mais gagné 16,45 F !!! (non, grosses pièces un peu plus payées). M’en vais fatiguée…
1er repas avec les ouvrières (le casse-croûte).
Le monteur à casquette : « S’il touche à votre machine, envoyez-le promener… Il démolit tout ce qu’il touche… »
Il me donne ordre de transporter une caisse de 2000 pièces. Je lui dis : « Je ne peux pas la bouger seule. » – « Débrouillez-vous. Ça n’est pas mon boulot. »
À propos des pièces qu’on me fait attendre, la commençante : « le contremaître a dit que si on attendait, on devait prendre en compensation sur le salaire de celle qui vous fait attendre. »
[ms. 53]
L’inconvénient d’une situation d’esclave, c’est qu’on est tenté de considérer comme réellement existants des êtres humaines qui sont de pâles ombres dans la caverne. Ex : mon régleur – ce jeune salaud. Réaction nécessaire là dessus. [Ça m’a passé, après des semaines.]

p. 171
On a toujours besoin pour soi-même de signes extérieurs de sa propre valeur.
Ne jamais oublier cette observation : j’ai toujours trouvé, chez ces êtres frustres, la générosité du coeur et l’aptitude aux idées générales en fonction directe l’une de l’autre.

La couleur de l’enchaînement des secondes, p. 187
Ce qui compte dans une vie humaine, ce ne sont pas les événements qui y dominent le cours des années – ou même des mois – ou même des jours. C’est la manière dont s’enchaîne une minute à la suivante, et ce qu’il en coûte à chacun dans son corps, dans son coeur, dans son âme – et par-dessus tout dans l’exercice de sa faculté d’attention – pour effectuer minute par minute cet enchaînement.
Si j’écrivais un roman, je ferais quelque chose d’entièrement nouveau.

Humanité instinctive, p. 199
Quand on a l’occasion d’échanger un regard avec un ouvrier – qu’on le rencontre au passage, qu’on lui demande quelque chose, qu’on le regarde à sa machine – sa première réaction est toujours de sourire. Tout à fait charmant. Ce n’est ainsi que dans une usine.

Solitude du penseur, p. 261
Vous me paraissez bien optimiste quand vous parlez d’écrire pour le public. Nous ne sommes plus au XVIIe ni au XVIIIe siècle. Il n’y a plus de public éclairé, il n’y a – à part un petit nombre d’hommes exceptionnels – que des spécialistes à culture étroitement limitée, et des gens sans culture. Il est facile, en s’y prenant bien, de passionner le public pour une thèse, mais à condition de faire appel à tout autre chose qu’à la réflexion. La terrible formule de Stendhal : « Tout bon raisonnement offense » n’a jamais été plus largement applicable que de nos jours. Dans les conditions de vie accablantes qui pèsent sur tous, les gens ne demandent pas la lucidité, ils demandent un opium quelconque, et cela, plus ou moins, dans tous les milieux sociaux. Si on ne veut pas renoncer à penser, on n’a qu’à accepter la solitude. Pour moi, je n’ai d’autre espérance que de rencontrer çà et là, de temps à autre, un être humain, seul comme moi-même, qui de son côté s’obstine à réfléchir, à qui je puisse apporter et auprès de qui je puisse trouver un peu de compréhension. Jusqu’à nouvel ordre de pareilles rencontres restent possibles – la preuve est que nous nous écrivons – et c’est un bonheur extraordinaire, dont il faut être reconnaissant au destin.

La dépendance des sous, p. 270
Compter sous par sous. Pendant huit heures de travail, on compte sous par sous. Combien de sous rapporteront ces pièces? Qu’est-ce que j’ai gagné cette heure-ci ? Et l’heure suivante ? En sortant de l’usine, on compte encore sous par sous. On a un tel besoin de détente que toutes les boutiques attirent. Est-ce que je peux prendre un café ? Mais ça coûte dix sous. J’en ai pris déjà un hier. Il me reste tant de sous pour la quinzaine. Et ces cerises ? Elles coûtent tant de sous. On fait son marché : combien coûtent les pommes de terre, ici ? Deux cents mètres plus loin, elles coûtent deux sous de moins. Il faut imposer ces deux cents mètres à un corps qui se refuse à marcher. Les sous deviennent une obsession. Jamais, à cause d’eux, on ne peut oublier la contrainte de l’usine. Jamais on ne se détend. Ou, si on fait une folie – une folie à l’échelle de quelques francs – on subira la faim. Il ne faut pas que ça arrive souvent : on finirait par travailler moins vite, et par un cercle impitoyable la faim engendrerait encore plus de faim. Il ne faut pas se faire prendre par ce cercle. Il mène à l’épuisement, à la maladie, à la mort. Car quand on ne peut plus produire assez vite, on n’a plus droit à vivre.

Rôle de l’imagination, p. 384
L’imagination est toujours le tissu de la vie sociale et le moteur de l’histoire. Les vraies nécessités, les vrais besoins, les vraies ressources, les vrais intérêts n’agissent que d’une manière indirecte, parce qu’ils ne parviennent pas à la conscience des foules. Il faut de l’attention pour prendre conscience des réalités même les plus simples, et les foules humaines ne font pas attention. La culture, l’éducation, la place dans la hiérarchie sociale ne font à cet égard qu’une faible différence. Cent ou deux cents chefs d’industrie assemblés dans une salle font un troupeau à peu près aussi inconscients qu’un meeting d’ouvriers ou de petits commerçants. Celui qui inventerait une méthode permettant aux hommes de s’assembler sans que la pensée s’éteigne en chacun d’eux produirait dans l’histoire humaine une révolution comparable à celle apportée par la découverte du feu, de la roue, des premiers outils. En attendant, l’imagination est et restera dans les affaires des hommes un facteur dont l’importance réelle est presque impossible à exagérer.

Passion de la supériorité, p. 395
Pareilles choses n’auraient pas lieu si les hommes n’étaient menés que par l’intérêt ; mais à côté de l’intérêt, il y a l’orgueil. Il est doux d’avoir des inférieurs ; il est pénible de voir des inférieurs acquérir des droits, même limités, qui établissent entre eux et leurs supérieurs, à certains égards, une certaine égalité. On aimerait mieux leur accorder les mêmes avantages, mais à titre de faveur ; on aimerait mieux, surtout, parler de les accorder. S’ils ont enfin acquis des droits, on préfère que la pression économique de l’étranger vienne les miner, non sans dégâts de toutes sortes, plutôt que d’en obtenir l’extension hors des frontières. Le souci le plus pressant de beaucoup d’hommes situés plus ou moins haut sur l’échelle sociale est de maintenir leurs inférieurs « à leur place ». Non sans raison après tout ; car s’ils quittent une fois « leur place », qui sait jusqu’où ils iront ?

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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