Vide ton sac : Vaudou, de Philippe Charlier

Un polythéisme qui murmure dans l’ombre de l’esclavage…

Charlier (Philippe) 2020, Vaudou. L’homme, la nature et les dieux, coll. « Terre Humaine », Plon

Note : 3.5 sur 5.

Résumé

– Sillonnant le Bénin depuis de nombreuses années, Philippe Charlier nous prend à la descente de l’avion et nous emmène à la recherche de la culture Vaudou, présente, à peine dissimulée, partout sur le territoire de l’ancien royaume d’Abomey…
– Présentation du panthéon vaudou, constitué d’une puissance supérieure, inaccessible, surplombante, répartissant et distribuant ses pouvoirs en autant de vodoun plus ou moins importants et aux attributions plus ou moins claires, avec lesquelles traitent les croyants.
– Histoire de la succession des rois de droit divin, les symboles et légendes de leur règne, du temps mythologique au temps historique, des petites guerres de voisinage aux luttes contre le colonisateur, et manière dont le royaume s’est comporté pendant la traite négrière (résistance et participation à la fois).
– Proche depuis des années de personnalités du monde vaudou, l’anthropologue accepte de passer les rites pour devenir un vrai initié…

Commentaires

Au Bénin, le Vaudou peut surgir au beau milieu de la vie quotidienne, caché derrière un vernis chrétien ou laïque (comme le récit surréaliste de cet appel téléphonique d’un grand-père mort dans les premières pages). La culture, les comportements, autant que les lieux, demeurent marqués par les siècles glorieux du royaume d’Abomey, organisé autour de croyances et rites d’une religion ancestrale réduite au silence et au secret par la colonisation – et avec elle la christianisation ou l’islamisation, l’universalisme et le laïcisme scientifique… Religion dont on ne perçoit aujourd’hui que des traces caricaturées : objets symboliques destinés aux touristes ; médiums grossiers pour peuplades émigrées en mal de repères ; décorum à systématiser et à sataniser (catégorie qui renferme toutes les religions étrangères et concurrentes… Baal, Zarathoustra, Judaïsme, Catharisme, Islam…) pour rassurer le christiano-centré sur la supériorité des aprioris culturels qui lui viennent d’une religion avec laquelle il est convaincu d’avoir coupé tout lien…

Le Vaudou fonctionne d’une manière tout à fait comparable aux religions polythéistes égyptiennes, grecques et romaines. Ayant assimilé les divinités, croyances, symboliques et cultes locaux et voisins (principalement les cultures Yoruba – culte des fameux Orishas -, Fon et Ewe), le Vaudou s’organise autour de vieilles divinités provenant de temps ancestraux – plus ou moins inactives – et d’un Dieu dominant mais inaccessible (Mawu) répartissant son pouvoir entre des divinités locales plus familières aux attributions claires, concernant directement les préoccupations humaines concrètes, et auxquelles il est plus aisé de s’adresser. Traduction symbolique et imagée par les mythes, de la puissance divine, diffuse et inconnue, qu’on ne peut saisir sans la décomposer :
– Heviosso, dieu de la foudre et du feu ;
– Zakpata, de la terre – rouge – et de la variole ;
– Gou, dieu de la forge et de la guerre ;
– Dan, le serpent passeur de mondes ;
– Drou, protecteur des récoltes ;
– Aguin, la guide des forêts pour la chasse ;
– Mami Wata, divinité marine du changement ;
– Legba, messager et médiateur entre les humains et les autres dieux, intervenant dans la divination…

Les rites, si étranges qu’ils nous paraissent, sont cette manière d’entrer en contact avec cette force incompréhensible, de l’amadouer, d’en éviter les mauvais effets ou d’en attirer les bons (comme autant de petits rituels pour s’attirer la chance). La bizarrerie des procédés répond à la l’illisibilité du pouvoir divin pour un œil humain : la mise en transe, l’attention particulière donnée à l’anormalité, aux handicapés, aux jumeaux… le musée des horreurs des offrandes et des fétiches activées par arrosage de sang frais (assemblages qui font étrangement penser à la créature du docteur Frankenstein…). Autant de tentatives de regarder au-delà de l’ordinaire et de parler le langage codé de l’extra-ordinaire proprement divin. Si dans la majorité des cas on peut croire à de simples arnaques de prêtres (pour éviter la foudre, ne pas tromper son mari…), dans d’autres, on peut deviner une recommandation pratique – venue de la sagesse populaire ou d’un savoir scientifique méconnu – visant à éviter certains problèmes majeurs (pour apaiser Zakpata, dieu des maladies, il faut accomplir des rites, faire des offrandes, entrer dans la croyance et dans la confiance du prêtre, et ensuite obéir aux recommandations de bon sens qu’on n’aurait peut-être pas acceptées ou suivies à la lettre sans cette aura du prêtre-médecin…). Les rites et offrandes sont la garantie et l’entretien d’un lien de confiance entre le peuple et sa culture, entre le peuple et le savoir de ses élites.

Loin d’être en passe de disparaître, le Vaudou semble se vivifier comme un fétiche arrosé de sang, à mesure que les populations sont déçues et rejetées, maltraitées par une modernité destructrice sous ses habits de grand prêtre : costume-cravate et blouse blanche. Le Vaudou est-il plus grotesque ou irrationnel, ou satanique, qu’une des ces religions impérialistes et universalistes qui ont tant provoqué de tueries ? La procession des Egungun met en scène des hommes masqués en costumes (qui rappelleront aisément les costumes d’indien des processions du Carnaval de la Nouvelle Orléans, clairement d’inspiration Vaudou, faisant le lien entre les cultures ancestrales d’Amérique et d’Afrique, tout autant écrasées et méprisées), hommes possédés par les esprits de revenants et parcourant les villages. Qu’on y voit une danse macabre qui rappelle aux vivants que la barrière entre les mondes n’est pas si épaisse, ou un défilé funèbre d’Halloween, jeu de fête et de plaisir de se faire peur pour éloigner la vraie peur et rappeler d’honorer les morts, cette procession exige comme les rites d’initiation que les populations « jouent le jeu ». Celui qui ne se plie pas au jeu de la peur est symboliquement tué puis ressuscité. Les populations maintiennent en vie leurs religions et leurs dieux non par croyance aux mythes, mais pour leur propre besoin d’équilibre, par volonté de raccorder leur comportement moral à la longue chaîne des ancêtres. Aussi, ces hommes vendus comme esclaves, déracinés, détachés de leur tradition et de leurs parents, sont appelés « zombis ».

Passages retenus

Vision d’un polythéisme par répartition de la puissance divine, p. 53
Ainsi donc, derrière l’appellation de « divinité » (vodoun) pour Heviosso, Zakpata, Dan, Legba, Mami Wata, etc. se cacherait une autre vérité : l’unique dieu réel serait Mahu. Les innombrables vodouns ne constitueraient en réalité que des puissances intermédiaires, sortes d’émanations de Mahu ou de concrétions / cristallisations de son énergie, avec des facettes très différentes d’un vodoun à l’autre, correspondant au total à l’étendue des faces visibles de cette divinité unique. Ce concept se superpose à celui défendu par M. Delafosse dans son Manuel dahoméen (1894), décrivant les divinités vaudoues comme « des êtres ni divins ni humains, plus puissants que l’homme et moins puissants que Dieu [Mahu], des êtres non matériels, des génies, des anges, comme on voudra ». Des saints, aussi, vers lesquels on se tourne pour faciliter un voeu, une bonne action, ou lutter contre un mauvais sort.

Qu’est-ce qu’un fétiche, p. 136
Le fétiche est un dieu-objet. Sa concrétisation obéit à un rituel bien précis, visant à d’abord offrir une base solide, puis à attirer l’entité surnaturelle (divine, en l’occurrence), enfin à l’activer par la nourriture. Toute fabrication d’un fétiche est prescrite par une autorité religieuse (bokonon, fazoumè, etc.) ou suscitée par un événement interprété. Rien n’est laissé au hasard, et un strict protocole doit être suivi, chaque étape faisant l’objet d’une évaluation de son efficacité..

Confection d’un fétiche, p. 138
Posé sur une table, face à une chaise, dans la cour d’un couvent, une statue de bois achetée sur le « marché aux fétiches » avoisine un crâne de singe (sec, ravagé par le temps), des végétaux divers, des huiles parfumées, une carapace de tortue, etc. A distance convenable, un python entravé (une branche de bois est ficelée à sa tête et à une partie de son corps, l’empêchant de se mouvoir correctement) assiste à la scène, comme si le dieu Dan était « convoqué » pour le rituel. Du talc est disposé dans les deux cavités quadrangulaires ménagées préalablement dans la tête (vertex) et dans le dos de la statue, dans le but de purifier ce qui sera le support de la charge magique du fétiche. Réduites en bouillie par les mains du féticheur, les plantes sont ensuite déposées dans les cavités, suivi par du bleu de méthylène, de l’alcool blanc, du parfum (vaporisé), un fagot de végétaux secs associés à un crâne de rongeur, puis quelques lambeaux de textile. On apporte ensuite un poulet, dont l’excitation et l’agitation (battement des ailes, frottement des pattes ligaturées, cris) attirent l’attention du python essayant de se rapprocher. Le féticheur fait alors trois tours avec la tête du poulet, puis arrache la partie inférieure du bec, ce qui provoque une forte hémorragie : tenu par le cou, tête sur le côté (à main gauche), le féticheur dirige l’écoulement du sang frais sur la tête de la statue (à main droite), puis il obture la cavité crânienne avec un morceau de bois. Très rapidement, pendant que le sang coule encore, il arrose la cavité dorsale qu’il obture avec un tissu doublé de plantes « médicinales » (en réalité, les feuilles des arbres sacrés de la divinité à laquelle est relié le fétiche) : l’ensemble ceinture totalement le fétiche au niveau du tronc. c’est donc comme si le fétiche avait été transfusé : le sang vif est contenu dans le volume corporel du fétiche. Les offrandes de sang en surface n’auront pour but que de maintenir la vitalité du fétiche, cette vitalité étant présente à l’intérieur.
Vient ensuite l’étape de la construction de l’autel chargé d’accueillir le fétiche : au sol, dans un endroit choisi par le Fa ou par la connaissance en géomancie du féticheur, ce dernier trace un cercle blanc au talc et verse de l’huile rouge en une croix centrale. Puis il étend un rectangle noir, avec délicatesse et des gestes lents. Dessus, il répartit de nombreuses plantes « médicinales », le crâne de singe, la carapace de tortue, et quelques objets de ferraille purifiée par de nouvelles pulvérisations de parfum et du gin local bu puis craché par le féticheur. Puis deux cigarettes sont allumées par le féticheur, qui sont ensuite disposées sur le fétiche : elles sont « fumées » jusqu’au bout pendant que des incantations sont récitées. On joue du sifflet. La divination Fa tente alors de savoir si l’animation du fétiche est complète ou pas : le résultat est négatif, « des épreuves complémentaires vont lui être imposées ». On sacrifie une chienne, maintenue par deux initiés au-dessus du fétiche, dont le sang s’écoule à flots. Pour savoir si la consécration a été efficace, on ne réinterroge pas le Fa, mais on soupèse le fétiche. En l’occurrence, son poids très lourd indique une réelle vitalité : l’animation a réussi. Le fétiche est vivant.

Ancêtres, malformés et demi-dieux, p. 278
En premier passe une petite fille aux pieds tordus ; plus exactement, ses genoux sont luxés et ses jambes sont grêles (en raison d’une grave malformation congénitale). Paradoxalement, elle semble voler, comme si elle avait transcendé son handicap dans une danse virevoltante. En biais, en l’air, en équilibre, sur une jambe ou la pointe des pieds, ses mouvements sont des prouesses, et elle déclenche l’excitation de la foule qui hurle et scande son nom et celui de Zakpata. Ses vêtements sont des guenilles de tissus rapiécés, il n’y a rien de précieux sur elle, sauf sa danse, miraculeuse. Indéniablement, pour ceux qui la voient et l’admirent, c’est le dieu qui danse en elle et par elle.
La présence d’une danseuse malformée n’a rien du hasard. A l’origine de la famille, ou du clan, il y a toujours un ancêtre mythique, le tohouyio, si ancien et merveilleux qu’il n’est pas humain, mais déjà demi-dieu, né de la rencontre entre une entité surnaturelle et une femme. Il a légué à ses descendants des signes physiques (soit naturels : grains de beauté, etc., soit artificiels : scarifications, amputations, etc.), des lois et des interdits. Certains tohouyio sont atypiques : ce sont les jumeaux et les tohossou (esprits des enfants anormaux séjournant désormais dans le lit des rivières, gardant les portes du royaume des morts). Peut-être leur nom de tohossou (« rois de la rivière ») vient-il du fait qu’ils étaient initialement noyés ou abandonnés dans l’eau ou sur le bord de l’eau, en raison de leurs malformations, impropres à une survie prolongée dans le monde des humains ? De toute façon, les eaux sont le domaine des morts.
Ainsi, quand on salue rituellement le dah (le chef de famille), on salue aussi les ancêtres, devenus des dieux, qui l’ont précédé et qui vivent encore un peu en lui. « Les liens entre les descendants d’un même ancêtre sont censés ne jamais se délier. » (Mercier P., Civilisations du Bénin) Pour des raisons diverses (endogamie, parasites, etc.), chaque roi a eu au moins un enfant malformé, dont l’esprit venait grossir les rangs des tohossou royaux. Comme si chaque souverain avait son double dans ce panthéon tétralogique et merveilleux : pas tout à fait hommes, incomplètement nés, ils sont dès le départ plus proches que n’importe qui du monde des dieux. La légende rapporte que Zomadonou, le tohossou le plus vénéré (et le plus craint), étais un enfant du roi Akaba (1685-1708). Il possède un grand temple près des palais royaux de Ghézo et Glélè. « On raconte que l’annonce de la défaite de Béhanzin devant les français vient de Zomadonou : il refusa d’accepter les offrandes que le roi avait faites pour lui demander son aide ; signe que la colère ne désarmerait pas. » (ibid.)
Sur le plateau d’Abomey, un arbre est planté à faible distance du corps enfoui d’un enfant malformé : ainsi, un culte est rendu, qui permet d’honorer le tohossou (message bénéfique envoyé par les dieux, même si la « créature » ne survit pas à sa naissance), d’en capter la force bénéfique aussi, au bénéfice d’un individu ou d’une communauté, mais sans indiquer précisément le lieu d’enfouissement (car son exhumation serait criminelle, destinée à un usage de sorcellerie, mettant en danger toute la survie du groupe).

Les esclaves-zombis, p. 326
Ce sont un peu des stations de la Passion du Christ, jalonnant un chemin de croix. Il y en a moins que les quatorze traditionnelles (il y en a sept), mais elles représentent, pour ceux qui les suivent et y font déférence, un caractère syncrétique évident. Comme si les esclaves étaient des martyrs d’une civilisation mais aussi d’une religion. Ainsi, tout le long du parcours s’égrènent de petits temples (ou chapelles, sinon oratoires, vu leur petite taille), faits de fétiches en terre agglomérée puis séchée, recouverts d’offrandes : calebasses empilées remplies de nourriture (gruau, pattes de poulet, fruits, amas d’huile). Quelques couvents vaudous, aussi, occupent l’espace, tel ce couvent zangbeto dont la fonction est très clairement indiquée par une peinture figurant sur la facade.
La deuxième « station » est l’arbre de l’oubli, également planté en 1727, par le même roi Agadja. On place à cet endroit un rituel magico-religieux : les esclaves mâles devaient tourner autour de l’arbre neuf fois, les femmes sept fois. Ces tours étant accomplis, les esclaves étaient supposés oublier complètement leur passé, leurs origines et leur identité culturelle, et devenir des êtres sans aucune volonté de réagir ni de se rebeller (des zombi). On voit qu’il n’en fut rien. Chaque esclave voyagea certes les mains vides, mais avec ses dieux. Chargés du christianisme inculqué de force sur le bateau le temps que durait la traversée de l’Atlantique, ils forgèrent que leurs nouveaux territoires de (sur)vie des religions syncrétiques : vaudou haïtien, candomblé/macumba/umbanda brésilienne, santeria cubaine, quimbois antillais, etc. Quant à la rébellion, les évasions des esclaves marrons et l’indépendance de Haïti au tout début du XIXe siècle sont les preuves marquantes de l’inefficacité de l’Arbre de l’Oubli…

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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