
L’homme peut-il continuer à se croire détaché de la nature ?
Vercors 1952, Les Animaux dénaturés, Le Livre de Poche, 2016
Résumé
En Nouvelle-Guinée, une équipe de savants, accompagnée du journaliste Douglas Templemore, cherche le fameux « chaînon manquant » dans l’évolution du singe à l’homme. En fait de fossile, ils trouvent une colonie, bien vivante, de quadrumanes, donc de singes. Mais a-t-on jamais vu des singes troglodytes enterrant leurs morts ? Tandis que les hommes de science s’interrogent sur la nature de leurs » tropis « , un homme d’affaires voit en eux une potentielle main-d’oeuvre à bon marché. La seule parade aux noirs desseins du sieur Vancruysen est de prouver l’humanité des tropis.
Pour ce faire, Doug provoque un procès en invitant la police à son domicile pour y constater son meurtre… celui d’un petit bébé tropi… dont il est lui-même le père…
L’auteur : Jean Bruller (1902-1991) Fait ses classes à l’Ecole alsacienne de Paris, se destine à des études de sciences, passe un diplôme d’ingénieur qui ne lui convient pas. Il se fait illustrateur dans la presse humoristique.
Pendant la guerre, il entre en résistance sous le pseudonyme de Vercors et fonde, avec Pierre de Lescure, les éditions clandestines de Minuit, où il publie sa célèbre nouvelle Le Silence de la mer, symbole de la résistance.
Commentaires
Science-Fiction prétexte à encourager le lecteur à une réflexion anthropologique sur les limites de l’espèce humaine, le sens de la vie humaine, ce roman sacrifie bien vite la petite intrigue amoureuse qu’il prend d’abord soin de mettre en place, comme si celle-ci avait devoir de s’effacer devant la gravité de la question posée. Les traitements dégradants que l’on s’autorise sur les animaux, domestiques (travail intense) et sauvages (chasse), viennent de la séparation fondamentale que l’on croit voir entre ces espèces et l’être humain. Pourtant, la différence est-elle si nette ? La question des anciennes espèces d’êtres humains, australopithèques, paranthropes, homo erectus, Neandertal… Cette invention de l’espèce des tropis (abréviation pour paranthropes ?) pose la question du rapport de l’être humain à sa nature. Quels autres bipèdes considéreraient-il comme ses frères, lesquels pourrait-il domestiquer (comme des cochons), chasser et manger (comme il le fait des singes en terres équatoriales) ?
Vercors a choisi pour titre l’oxymore « animaux dénaturés », aussi bien pour qualifier la situation inconfortable de l’existence humaine (à la fois dans et hors de la nature) que pour qualifier l’horrible comportement de l’homme envers la nature qu’il exploite immoralement. En effet, on retrouve le thème de la malédiction de la conscience de l’homme, qui nous sépare des autres espèces animales, nous rend incapables de vivre seulement par l’instinct, condamnés à nous poser trop de questions, à juger moralement chacun de nos actes. On pourrait ici comprendre la Chute originelle biblique comme une chute depuis l’état parfait et innocent de nature : en descendant des arbres, en se tenant debout, en cherchant à comprendre et à créer, l’homme s’est irrémédiablement coupé de la nature en tant que grand tout. La nostalgie se ressent dès les religions chamaniques anciennes, l’état de transe permettant un retour momentané à l’état de nature, à l’esprit animal, et trouve son aboutissement dans la philosophie de l’absurde (par exemple chez Jean-Paul Sartre dans La Nausée). Mais comment également ne pas voir chez Vercors, au pseudonyme pris du célèbre maquis de résistance, écrivain connu pour son recueil résistant, publié aux éditions de Minuit, une intention de dénoncer les mauvais agissements de l’homme, contre les animaux et contre la nature, cette mauvaise conscience d’après-guerre ? Ce roman prend un écho particulièrement actuel dans notre civilisation de l’urgence écologique : l’homme peut-il continuer à se considérer comme en dehors de la nature ? n’agit-il pas comme un enfant gâté à se plaindre de sa lourde conscience ?
Passages retenus
Qu’est-ce que l’homme ? p. 249-252 :
– En comparant l’intelligence de l’homme et de la bête, reprit Sir Arthur, le professeur Rampole nous a en somme moins parlé de quantité que de qualité. Il a même précisé qu’il en va toujours ainsi dans la nature : une petite différence de quantité peut provoquer une mutation brusque, un changement total de qualité. Par exemple, si l’on chauffe de l’eau, on peut lui ajouter des quantités de calories sans qu’elle change d’état. Et puis, à un certain moment, un seul degré suffit pour qu’elle passe de l’état liquide à l’état gazeux. N’est-ce pas ce qui s’est passé pour l’intelligence de nos ancêtres ? Un petit supplément de quantité dans les liaisons cérébrales – peut-être même insignifiant – lui a fait faire un de ces sauts qui a déterminé un changement total de qualité. De sorte…
– C’est une opinion subversive, dit le gentleman aux manchettes.
– Pardon ?
– J’ai lu des choses pareilles dans… je ne sais plus. Mais enfin, c’est du pur matérialisme bolchevik. C’est une des trois lois de leur dialectique.
– Le professeur Rampole, dit Sir Kenneth, est le neveu de l’évêque de Crewe. Sa femme est la fille du recteur Clayton. La mère du recteur est un excellent chrétien.
Le gentleman tira ses manchettes et considéra les poutres du plafond avec affectation.
« Le professeur Rampole, continuait Sir Arthur, a précisé ce changement de qualité : la différence entre l’intelligence de l’homme de Néandertal et celle d’un grand singe ne devait pas être bien grande en quantité. Mais elle a dû être énorme dans leur rapport avec la nature : l’animal a continué de la subir. L’homme a brusquement commencé de l’interroger. […]
Or, pour l’interroger, il faut être deux : celui qui interroge, celui qu’on interroge. Confondu avec la nature, l’animal ne peut l’interroger. Voilà, il me semble, le point que nous cherchons. L’animal fait un avec la nature. L’homme fait deux. Pour passer de l’inconscience passive à la conscience interrogative, il a fallu ce schisme, ce divorce, il a fallu cet arrachement. N’est-ce pas la frontière justement ? Animal avant l’arrachement, homme après lui ? Des animaux dénaturés, voilà ce que nous sommes. […]
Ça explique, dit Sir Arthur, que l’animal n’ait pas besoin de fables ni d’amulettes : il ignore sa propre ignorance. Tandis que l’esprit de l’homme, arraché, isolé de la nature, comment ne serait-il pas à l’instant plongé dans la nuit et dans l’épouvante ? Il se voit seul, abandonné, mortel, ignorant tout – unique animal sur terre « qui ne sait qu’une chose, c’est qu’il ne sait rien » – pas même ce qu’il est. Comment n’inventerait-il pas aussitôt des mythes : des dieux ou des esprits en réponse à cette ignorance, des fétiches et des gris-gris en réponse à cette impuissance ? N’est-ce pas l’absence même, chez l’animal, de ces inventions aberrantes qui nous prouve aussi l’absence de ces interrogations terrifiantes ? »
On le regarda sans rien dire.
– Mais alors, si ce qui a fait la personne – la personne consciente, et son histoire – est bien cet arrachement, cette indépendance, cette lutte, cette dénature ; si, pour admettre une bête parmi les hommes, il faut qu’elle ait sauté ce pas douloureux ; à quoi, à quel signe enfin reconnaîtra-t-on qu’elle l’a fait ?
On ne répondit pas.
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