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Arrache ta plume : Refonder l’enseignement de l’écriture, Dominique Bucheton

La réécriture comme stratégie fondamentale

Bucheton (Dominique), Refonder l’enseignement de l’écriture, 2014, Retz

Note : 4.5 sur 5.

L’auteure : Dominique Bucheton (194?-)

Institutrice remplaçante, puis titulaire au collège, en région parisienne puis en campagne, anime des équipes de recherche puis exerce des fonctions de formatrice. Professeure en Sciences du langage et de l’éducation à Montpellier 2 à partir de 2001.

Soutient sa thèse en 1992 : Écritures, réécritures, récits d’adolescents. Son travail de conceptualisation des postures et gestes professionnels de l’enseignant (contrôle, accompagnement, apparent lâcher-prise, magicien…) et de l’élève est repris par l’ensemble des formateurs de l’Éducation nationale, et en fait l’une des personnalités les plus influentes de cette branche.

Réécrire un texte, ce n’est pas le corriger. Ce n’est pas l’améliorer. C’est le penser et l’écrire à nouveau en poursuivant la réflexion sur le noyau sémantique de départ. C’est le remettre en mouvement sur tous les plans.

p. 39, l’épaississement du texte par la réécriture
Compte-rendu

L’ouvrage s’appuie sur des comptes-rendus d’activité d’écriture complexe, menées dans divers contextes scolaires (de l’école au lycée) pour élaborer une réflexion sur ce qu’est le processus d’écriture et sur comment accompagner cet apprentissage trop souvent laissé dans l’implicite.

1. La complexité de l’écriture : compte-rendu de visite à la ferme (CM1).
Les travaux des deux élèves montrent comment le but de l’exercice est compris de manière différente selon le patrimoine culturel et scolaire de chacune.

2. L’Épaississement du texte par la réécriture : « La chemise » (CM2)
Les différentes écritures et réécritures d’un élève à partir du tarot des contes (un roi, un homme et une chemise), et avec apports de nouveaux textes et apprentissages entre chaque écriture.

3. Écriture et affects : « votre plus mauvais souvenir » (5e)
Un élève raconte comment il a joué avec des allumettes et a été puni par sa mère d’abord avec grande violence puis avec plus de mesure. La réécriture lui ayant permis de mettre ses émotions à distance.

4. Créativités et bricolages linguistiques : les neuf incipits de Valérie (3e)
Au sein d’un groupe d’écriture (4-5) ayant fixé un synopsis commun pour la réalisation d’une fiche personnage (Alésia, championne d’arts martiaux) sur le thème « rencontre avec le destin », une élève écrit puis réécrit suivant les remarques faites à la lecture de son travail au groupe.

5. Rapport au langage et représentations de l’écriture scolaire : Bruno et Amadou et autres études. (6e)
Ou comment faire émerger les représentations de ce qu’est l’écriture.
– Observation de deux textes d’élèves de milieux sociaux différents (à partir d’un dessin : une maison, un château et un souterrain qui les relie, deux enfants découvrent une carte, et décident d’y aller… Racontez, vous nommerez les personnages).
– Observation d’un questionnaire sur ce qu’est l’écriture pour les 6: « pour moi, écrire c’est… ; j’aime écrire parce que…, je n’aime pas écrire parce que…) et du débat organisé sur la finalité de l’écriture.

6. Ouvrir la variété des postures d’écriture des élèves.
– posture scolaire (aveugle ou stratégique) : répondre aux attentes de forme, nombre de lignes, savoirs à restituer, ce que le professeur veut, aime…
– posture première : jet de pensée et d’imagination, mémoire non analysée, tout ce qui vient (idéal pour le premier jet, difficile à rectifier – c’est le brouillon).
– posture ludique et créative de détournement de la tâche : le sujet cherche à jouer avec la contrainte, avec le langage (attention au hors-sujet)
– posture réflexive ou seconde : avance dans la réflexion, prend du recul, décentrement, mise à distance des émotions…

7. L’écriture, un marqueur social et scolaire : la tirelire, deux classes de 3e.
Autour de La tirelire, de Didier Daeninckx : « vous commenterez ce texte comme lorsque vous sortez d’un match ou d’un film : vous en parlerez librement. Vous écrivez au moins une page. » (p. 109). Une première classe en fait une lecture très scolaire mais ouvrant sur des réflexions plus poussées (idéologiques). La seconde classe de zep se limite à un jugement moral de l’action racontée et à des comparaisons avec la vie.

8. Quatre indicateurs pour évaluer « le travail » de l’écriture.
– la quantité
– les dimensions énonciatives et pragmatiques (choix d’une voix, voix des autres, modalisations, espace-temps, diversification des postures)
– La dimension sémantique et symbolique (de quoi parle le texte, enjeux et valeurs, épaississement de la pensée, tâtonnement, essais de conceptualisation…)
– la construction du rapport aux normes (comment évolue la prise en compte des normes, bases, emprunts au cours ; inventivité linguistique, complexité syntaxique)

9. Écrire pour apprendre en toutes disciplines.
Notion de communauté discursive qui se construit dans chaque discipline, dans chaque lieu, dans chaque classe, afin de faire comprendre qu’il existe différentes pratiques langagières spécialisées : il n’y a pas qu’un seul langage qui serait à maîtriser. Comprendre cette diversité permet à l’élève de mieux accepter de jouer, d’incorporer le vocabulaire et les normes, différentes des pratiques hors-classe.

10. Les enseignants et l’écriture : éléments pour comprendre les raisons d’une crise profonde.
Les activités d’écriture restent principalement des analyses de texte peu propices au développement de la pratique écrite. La priorité de transmission d’un héritage culturelle, de pratiques scolaires et de respect des normes éclipse trop souvent le développement de la parole dans un but de développement personnel, de partage, de créativité…

11. Repères premiers : principaux modèles pour l’enseignement de l’écriture
– rédaction (écriture prétexte à l’évaluation des savoirs et des codes)
– analyse et imitation des types de texte (spécificités d’un type de discours, critères attendus pour une telle production…)
– ateliers d’écriture et production de textes littéraires (mise à distance des normes et du contexte scolaire pour libérer l’expression ; expression des difficultés sociales ou psychologiques… partage au groupe)
– modèle culturel du sujet écrivant (modèle du temps long, de l’imbrication des apprentissages dans un objectif de développement de l’individu)

12. Vers de nouveaux repères : le modèle culturel du sujet écrivant
L’élève est un sujet singulier et un sujet de culture. La participation à des tâches complexes (écriture longue, projet personnel, compte-rendu d’expérience…) permet de mobiliser le sujet écrivant dans son ensemble et donc d’influer sur son développement.

13. Vers de nouveaux repères : écriture communicative, écriture réflexive et créative, deux visées principales pour l’enseignement de l’écriture.
Ou comment il s’agit d’articuler les fonctions communicatives pragmatiques (quel effet je souhaite provoquer ?) et une fonction de travail sur la pensée (poser sa pensée et réutiliser le vocabulaire du monde ; organiser sa pensée à partir de plans ; mise à distance de sa pensée et de son expérience ; jouer et se représenter une pensée étrangère ; jouer avec les normes et formes ; commenter, décrire et raconter sa pensée, son travail).

14. Vers de nouveaux repères : des gestes professionnels et des postures plus ajustées
Ces gestes typiques du professorat, doivent être plus conscients car ils aident grandement les élèves mais peuvent les gêner quand ils ne sont pas maîtrisés :
– gestes didactiques : exprimer clairement le savoir qui est en cours d’acquisition
– de tissage : faire des liens avec le réel, avec les autres cours, donner du sens à l’exercice
– d’atmosphère : pour réguler les relations et le comportement des élèves, leur manière de travailler
– de pilotage : afin d’organiser le temps, l’espace, le déroulé des tâches
– d’étayage : afin d’aider à la réalisation de tâches difficiles

15. L’atelier dirigé d’écriture en CP (école socialement mixte)
Mise en place d’un atelier dirigé d’écriture, rituel dans un espace dédié, par groupe de six (le reste de la classe étant occupé à des activités en autonomie). Il s’agit d’explorer et de s’approprier des notions et des problèmes d’écriture, au moyen d’outils vus en cours ou à découvrir.
– Phase 1 : négociation des enjeux communicationnels, du but de cette tâche, du rôle du brouillon par rapport au travail fini, des règles de travail.
– Phase 2 : accompagnement à la mise en mots (tu écrirais comment ? On a vu en cours… je te montre…)
– Phase 3 : évaluation personnalisée (au regard des enjeux et des normes…)

16. Le lien lectures-écriture : l’intégration de la culture (classe de CM2, ZEP)
À partir du tableau de Miro, chien jappant la Lune, écriture et réécritures d’un conte inspiré du tableau (après lecture chaque jour de contes, et fiches/exercices de vocabulaire), nourri de remarques (vos textes pourraient faire plus peur).

17. Lanceurs multiples et intermédiaires aux cycles 2 et 3
Multiséquence sur Miro dans un cours d’Arts plastiques où il s’agit de travailler sur le pouvoir réflexif et structurant de l’écriture :
– Consigne 1 : choisir un titre pour le tableau, justifiez (15mn), lecture de 1 à 3 lignes
– Consigne 2 : parmi dix titres de l’an dernier, choisir le plus adapté, le moins, justifiez (10mn lecture)
– Consigne 3 : (lendemain) commenter le vrai titre oralement
– Consigne 4 : semaine suivante, après documentaire, 5 mots justifiés qui évoquent Miro
– Consigne 5 : (surlendemain) Présentez Miro pour quelqu’un qui ne le connaît pas – vous écrivez sur votre cahier de travail. (+1/2 h)

18. Une situation problème d’écriture : la désignation des personnages (classes 5e et 3e)
– Phase 1, tâtonnement : « vous allez écrire une histoire. Un perso rencontre un 2e perso, puis ils se séparent. Le 1er rencontre ensuite un groupe. Aucun des persos ne devra être désigné par un nom propre ou par un pseudo ; tous les persos sont du même sexe ; le récit à la première personne n’est pas autorisé. Vous pouvez vous inspirer de n’importe quel film ou livre. Vous avez trois quarts d’heure. » (p. 245)
– Phase 2 : souligner les désignations des personnages dans le texte Le Petit Soldat, de Jack London.
– Phase 3 : décontextualisation, analyse, exercices…
– Phase 4 : réécriture, recontextualisation et développement, à partir des apports.
– Phase 5 : appropriation, intériorisation dans une nouvelle situation d’écriture

19. Ces écritures longues qui effraient les enseignants : du CP à l’Université
En 3e, par groupe de cinq, à partir d’un synopsis commun, rédaction d’une petite nouvelle personnelle, puis négociation sur ce que doit intégrer la nouvelle collective, chacun recompose une partie de la nouvelle, le lit et échange son texte, améliore ceux des autres… Ces projets de longue taille impliquent l’auteur, sa perception d’une œuvre entière et des outils et compétences nécessaires pour sa réalisation, des enjeux de finitude, d’amélioration…

20. Des formes d’écriture collaborative : le récit médiéval
Classe de 5: écrire un roman du moyen-âge, collectif. Trame narrative d’ensemble puis répartition des épisodes par groupes : situation initiale, enlèvement de la dame, combat avec un monstre pour la délivrer, rencontre, noces, oubli de la promesse à sa dame, épreuves – la folie, le pont terrifiant, la charrette – situation finale. Un temps d’écriture, un temps d’épaississement d’après suggestions, et enrichissement en termes de vocabulaire, de faits de langue typiques, de connaissances culturelles… un temps de tissage des épisodes par négociation de construction d’une version, un temps de lissage (normes, cohérence…)

21. L’écriture collaborative : la médiation du blog (classe de 2nde)
Les élèves tiennent un blog participatif à mesure de leur lecture : lancé le 8 novembre (« À quel genre littéraire appartient Aïzan, de Maryline Desbiolles ? quels sont les indices sur lesquels vous vous appuyez pour affirmer cela ?) ; relance le 15 décembre (« je suis d’accord mais y a-t-il d’autres genres, est-ce que ça ressemble à des romans que vous connaissez ? Justifiez, quel registre, quel ton, qu’avez-vous ressenti ? »). Les élèves se répondent et co-construisent une pensée consensuelle sur le roman.

Appréciations

Ne pas se fier aux premières apparences d’une copie maladroite, faire longtemps confiance à l’élève, faire le pari qu’il a encore beaucoup de ressources qui ne sont pas encore mises en œuvre, tout cela relève d’une posture et d’une éthique professionnelle de première importance

p. 130

Dominique Bucheton bénéficie de par son expérience d’une vue d’ensemble du système scolaire, des conditions pratiques d’apprentissage dans les différents niveaux, différents contextes et même dans différentes matières, et également une vision du système de formation des maîtres. C’est assez rare dans un monde où les niveaux sont souvent particulièrement étanches, où l’on reproche aux chercheurs d’ignorer la pratique, aux praticiens de ne pas lire assez de théorie, aux professeurs de français de ne lire que de la littérature, aux universitaires de méconnaître le secondaire, au secondaire de mépriser le primaire, aux enseignants d’être des spécialistes de leur matière et d’avoir une vision autocentrée…

Vous commenterez ce texte comme lorsque vous sortez d’un match ou d’un film : vous en parlerez librement. Vous écrivez au moins une page

p. 109

Pour progresser en écriture, il faut s’entraîner à écrire, non à lire. La lecture développe des compétences en compréhension écrite, pas en expression écrite… Aujourd’hui, l’élève, que ce soit en classe ou à la maison, écrit de moins en moins (photocopies, internet, débats, vidéos, moins de devoirs à la maison)… L’écriture se limite finalement souvent au contrôle de connaissance (les démonstrations en sciences se sont amincies). Or, pour l’auteure, l’écriture devrait être AU CENTRE DE TOUS LES APPRENTISSAGES, en tant que premier outil de participation à la vie intellectuelle : condition d’une démocratie, et donc objectif premier de l’Education nationale, que chaque citoyen puisse « lire, écrire et se faire publier ». L’acquisition d’une culture nationale, le repérage et la formation d’une élite, la préparation à la vie professionnelle doivent redevenir des objectifs secondaires (car fortement idéologiques, normalisateurs, peu motivants et destructeurs).
Dominique Bucheton opère ainsi un premier renversement, l’écriture vient d’abord, la lecture ensuite. Du point de vue cognitif, c’est parce que l’élève sait écrire un mot qu’il le reconnaîtra (au lieu de le déchiffrer, stratégie lente et trop énergivore pour permettre une compréhension simultanée). En cela, elle rejoint les stratégies d’alphabétisation (l’adulte va commencer par reconnaître son nom dans un texte puis s’entraîne à écrire les mots qu’il utilise familièrement, puis les repère…), le français langue étrangère et seconde (où le travail d’expression est préalable à la réception) et même les pédagogies alternatives (c’est dans l’action qu’on apprend, la théorie vient par la suite). L’expression de soi, l’action intellectuelle, la participation au monde de la pensée deviennent les points les plus importants du processus d’apprentissage, et non plus la réception, l’acceptation et l’intégration de codes et savoirs existants. La lecture qui permet l’apport de nouvelles informations, un enrichissement, tout comme un support vidéo, visuel ou audio, l’apport technique (ce qu’on considérait autrefois comme le cours), les exercices, les discussions de classe, s’intègrent à la super-activité ayant un but d’expression, de participation au monde.
Le chapitre 17 (« lanceurs multiples et intermédiaires ») est en cela représentatif des conceptions de l’auteure : si le thème est artistique (cours d’arts plastiques) et l’objectif pédagogique de comprendre un artiste et ses techniques, l’écriture est un outil de travail puissant qui n’a pas seulement pour but la production finale d’un texte (ou écrit oralisé). L’écriture réflexive permet de poser sur le papier des idées et intuitions, donc de les mettre à distance en les objectivant, puis de relativiser, de combiner, d’affiner sa pensée. C’est ainsi toute une série de micro-activités d’écriture qui peuvent émailler une séance et permettent à l’élève de s’exprimer et de structurer ses pensées et son discours par la même occasion. On écrit pour mieux penser.
Bucheton transpose l’attention pédagogique du travail fini (et noté) aux travaux intermédiaires : brouillons, plans, nuages de mots, premier jet, phase de correction, phase de relecture… Le brouillon a longtemps été considéré comme un simple buvard contenant des tâches illisibles, indignes d’intérêt. Et si les professeurs demandaient aux élèves de faire un brouillon, c’était uniquement dans le but d’obtenir moins de ratures dans le travail final à évaluer. L’attention à cette première étape qui est à la fois mise au travail, introspection, combat contre l’auto-censure, essais de formulation, intuitions géniales… rappellera Antoine Albalat (Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains, 1902) qui presque le premier s’intéresse aux brouillons des écrivains pour en tirer des leçons de « travail » de l’écriture. A un autre degré, la publication des Carnets de Zola, réunissant plans, résumés, premiers jets, fiches persos, croquis, études de terrain, entretiens, photos, extraits de journaux, propose presque une activité d’écriture décomposée. Le brouillon est le premier pas de l’écriture, et il est fondamental.
Autre point est l’apport considérable de la méthode des ateliers d’écriture. Cette pratique apparue d’abord comme un outil de thérapie (cf. Et je nageai jusqu’à la page d’Elizabeth Bing, avec des enfants difficiles), et popularisée plus tard dans les quartiers (rap, slam), amène par son aspect « hors-école » les participants à se réconcilier avec la culture de la parole et de l’écriture, à surmonter les troubles et blocages personnels, à cultiver l’imagination et la créativité, mais elle demeure selon Bucheton mal adaptée à un cadre scolaire (nombre d’élèves, tissage à un programme, progression, conceptualisation et théorie qui sont les moyens de l’abstraction intellectuelle, délaissement des activités sérieuses et impersonnelles)… La plupart des activités d’écriture analysées dans l’ouvrage en reprennent certains éléments caractéristiques comme la liberté du premier jet (tout est accepté, fautes et mots familiers), rituels et espaces dédiés, les déclencheurs et astuces d’écriture (qu’on retrouve dans tout livre décrivant les ateliers), le partage au groupe (lecture de son écrit non fini), l’écoute des retours (feedback) et propositions qui vont inviter à une poursuite de l’écriture (continuation, modification, nouvelle écriture). Le recours au mini-groupe d’écriture/lecture (4 ou 5) permet de retrouver les possibilités de publication et feedbacks personnalisés pour tous et de casser le face à face prof/élèves. Le chapitre 15 (« atelier dirigé au CP ») pousse la réflexion pour profiter encore davantage du dispositif atelier en classe : la résolution d’un problème d’écriture sera notamment accompagnée par une discussion de groupe sur les attentes, les solutions et aides possibles, les liens avec les outils et apports du cours… et par une avancée synchrone dans les diverses étapes, permettant des zooms et attentions particulières sur les gestes concrets adaptés.
Mais plus que tout, Dominique Bucheton insiste dans ses analyses d’activités de classe sur la question des « écritures longues » : totale réécriture du texte (le professeur par exemple ne rend pas le premier travail, et impose une nouvelle contrainte) et lente maturation du travail (un jour, une semaine parfois entre deux versions). C’est bien dans cette étape, celle qui paraîtra la plus inutile aux élèves et peut-être même aux professeurs (à quoi bon refaire un travail déjà à peu près abouti ?), que l’auteure place le plus grand potentiel de progression. Parce que, comme elle le remarque au chapitre 3 (« votre plus mauvais souvenir »), la seconde écriture, en plus de se faire plus facilement (allègement de la charge cognitive : le scripteur sait ce qu’il a à faire) et de consolider des outils en cours d’acquisition (apports vus pendant le cours), permet de mettre à distance les affects, donc de censurer les excès, de réordonner de manière logique, d’éliminer le futile, de renoncer aux positions de principe (provocation, identitaire), aux expressions faciles et séductrices (jeu de clins d’oeil aux autres élèves). Or, c’est bien là le point fondamental de l’écriture scolaire, clef de l’entrée dans la littératie : être capable de produire un discours froid et distancié (l’efficacité psychiatrique de l’atelier d’écriture se situe dans cette projection, objectivation de soi ou d’un trauma par l’écriture), discours calculé pour répondre à des contraintes et des objectifs donnés. C’est le discours de l’intellectuel, de la communication scientifique, à distinguer de l’oral spontané dirigé par l’affect (cf. Le Parler ordinaire, de Labov), et de l’écrit demeurant trop souvent pour les élèves un simple enregistrement de la parole orale (Dans les niveaux avancés, on observe le surgissement de marqueurs d’oralité sans signification comme « Bas » pour « baaah (euh) » en début de phrase, témoignant de la persistance de l’usage de l’écrit comme encodage).

Passages retenus

Le talent de raconter, p. 43 :
La mimésis du temps, c’est l’art même du récit : celui de faire vivre au lecteur le temps de la fiction, lui en faire ressentir la durée, les accélérations, les ellipses, retours en arrière ou projections en avant ; ou l’art de conduire plusieurs récits en parallèle. Un art et des compétences inscrits dans la culture de la parole. Conteurs ordinaires ou jeunes enfants y parviennent.

L’hétérogénéité discursive comme objectif, p. 43 :
C’est à partir du moment où les élèves entrent dans l’hétérogénéité discursive qu’ils entrent véritablement dans l’écriture, une écriture qui est utilisée comme mode de pensée sur des registres différents : raconter, mais aussi expliquer, commenter. […]
L’hétérogénéité discursive est la capacité à circuler dans divers modes de dire – raconter, expliquer, décrire, commenter, etc. – pour exprimer une pensée plus complexe. Elle est une marque du développement des compétences de pensée et d’écriture. Elle est peu enseignée.

La réécriture comme mise à distance, p.46 :
La réécriture favorise le redéploiement de la pensée, la mise à distance des affects, la mise en oeuvre de compétences scripturales cachées. […] L’émotion s’éduque, se gère. Elle peut, en devenant plus consciente, être mieux maîtrisée et élargir notre pouvoir de pensée, de comprendre et d’être au monde.

Importance du feedback et de la publication, p. 57 :
Les interactions avec les pairs, leur écoute et leur retour sur le récit, comme l’écoute attentive de l’enseignante jouent un rôle de miroir tout aussi déterminant. Par les réactions des camarades, l’élève peut « entendre son propre récit » et l’évaluer. Il peut alors le remettre en travail et en modifier l’orientation. Toute écriture est dialogue avec le lecteur absent. Les retours, dès lors qu’ils ne portent pas exclusivement sur des questions de forme, permettent de remettre en route la pensée.

La fiction comme rapport personnel au réel, p. 111 :
La fiction n’est pas pensée comme une œuvre mais comme une simulation du réel (du vécu par procuration). La quête de sens se fait en rapport direct avec l’expérience qu’elle valide et nourrit.

L’importance du sens, p. 123 :
Considérer la dimension symbolique de l’écriture est à l’opposé de la traditionnelle séparation entre forme et contenus ; c’est chercher à considérer le jeu des interactions entre pensée, langage et sujet. Dans le codéveloppement de ces différentes dimensions, les contenus et les enjeux sont au premier plan et sont le moteur de l’engagement de l’élève dans son travail d’écriture. L’élève apprend à écrire parce qu’il a quelque chose à écrire, quelque chose qui ne se révèle à lui que dans le travail de l’écriture. Ce foyer central du sens, issu de tous les arrière-plans de son histoire, de ses savoirs, de ses désirs ou non de grandir, nourrit son écriture mais aussi lui échappe en partie, comme il échappe en partie à ses lecteurs. C’est cela précisément que l’on appelle la dimension symbolique de l’écriture.

Dépasser la culture orale, p. 125 :
Dès lors qu’il n’est plus dans de l’oral transcrit ou du brut de pensée, le scripteur puise dans les schémas narratifs ou textuels conventionnels (sa culture de l’écrit) pour nommer, comparer, hiérarchiser, catégoriser, etc.

De la fonction pédagogique de l’erreur, p. 134 :
Chacun fait continuellement l’expérience de l’inadéquation entre la pensée et les mots qui la disent, tantôt affaiblie ou inversement valorisée, difficulté constante certes, mais aussi ambivalente et créatrice, « la pensée ne s’exprime pas mais se réalise dans le mot » (Vygotski) […]
Les interactions continuelles entre le réel, la pensée et le langage sont source de tâtonnements, d’erreurs, d’ajustements, d’inadéquations, d’approximations, et sont donc non seulement inévitables mais nécessaires. C’est pourquoi les ratures, retouches, suppressions, expansions sont de précieux témoins de ce que l’élève est en train de construire, et des points d’observation pour le professeur soucieux d’ajuster son aide de façon personnalisée.

p. 137 :
Rendre visible la communauté discursive scolaire, en poser officiellement les règles du jeu, afin que les élèves l’investissent et s’y sentent responsabilisés, s’avère facilitateur.

L’apport du travail collectif, p. 138 :
Ce sont donc les pairs supervisés par l’enseignant qui régulent les tâtonnements, approximations, erreurs. Concrètement, cela se traduit par des travaux en binômes ou en petits groupes pour démultiplier les échanges, la circulation des écrits, voire la forme d’écriture collaborative qui peuvent être artisanales mais sont considérablement facilitées par l’Internet – comme le montrent les résultats spectaculaires obtenus grâce aux blogs scolaires (voir chapitre 20) ; la forme de l’atelier (voir chapitre 15) étant un autre dispositif qui permet un accompagnement de proximité pour des élèves nécessitant un suivi rapproché.

Lien entre genres oraux et écrits, p. 143 :
Plus complexe est la dialectique qui unit genres premiers, spontanés et quotidiens, souvent oraux, aux genres scolaires écrits. Bakhtine explique que les genres premiers nourrissent les genres seconds et s’y transforment. C’est dans le langage écrit que s’opère cette transformation, lente et complexe.

p. 145 :
Le travail d’entraide entre élèves s’avère alors très utile, non seulement pour limiter les risques de surcharge de travail pour l’enseignant, mais surtout parce que le langage est une pratique sociale, que rendre visible un lecteur destinataire, est facilitateur et qu’habituer la communauté des élèves de la classe à l’exigence de justesse syntaxique et orthographique est de nature à installer un geste d’étude efficace. […]
Si la notion d’écrits de travail, états provisoires dans lesquels on se centre sur le processus d’élaboration et d’épaississement de la pensée, suppose qu’on laisse mûrir sans « corriger », la communication publique de ces écrits (affichages, publications…) implique que les codes et normes sociaux soient respectés.

Les micro-tâches d’écriture, p. 146 :
L’occasion de « penser par écrit » au sein de chaque cours : ne serait-ce que 5mn, par exemple au début pour mobiliser les acquis, le déjà-là, les représentations ; ou à n’importe quel moment pour faire le point (qu’avez-vous appris ?). Pour reformuler ce qu’on a appris ou retenu du cours ; pour aider à la compréhension d’un document en le résumant ou en le commentant en quelques lignes ; pour conceptualiser (faire des listes, des tableaux, pour classer, ordonner, hiérarchiser, mettre en lien) ; pour réfléchir sur ce qu’on a fait, ou comment on a fait (narration de recherche)…

Perpétuation d’un système dysfonctionnel, p. 152 :
Las ! L’élève continue de « passer dans la classe supérieure », voire de redoubler ou, parfois, de sauter une classe. Si des évolutions ont bien eu lieu avec des conseils de cycle, les projets d’établissements obligatoires, ils n’ont pas changé la représentation de la classe unité annuelle dûment évaluée par le « passage dans la classe supérieure ». Il faut savoir lire en fin de CP ! Il faut avoir 10 de moyenne dans le secondaire pour passer en classe supérieure sans être inquiété (éternels conseils de classe chronophages, épuisants pour tous, parents, élèves, professeurs, chefs d’établissement…).

Des espaces-temps spécifiques, p. 180 :
L’écriture, activité anxiogène et très fatigante, a besoin d’espaces spécifiques, stables, ritualisés. Ce sont des espaces matériels bien identifiables : cahier d’écrivain, cahier de mes pensées, cahier d’expérience, carnet de lecture, journal de bord, porte-folio, correspondances, blogs, affichages, correspondances internes ou externes à la classe. Ce sont des dispositifs ritualisés : ateliers d’écriture, lecture partagée de ce qui a été écrit, passage à l’ordinateur, travail d’écriture collective, etc.
Le temps, instrument pédagogique essentiel, joue un rôle majeur.
L’activité d’écriture, intense, a besoin d’arrêts, de reprises, de retours-modifications. Sa dynamique n’est ni linéaire ni facilement gouvernable. C’est aussi le temps de l’exploration, de l’ajustement, des problèmes de langue, de la digestion-appropriation de leçons ou d’exercices permettant de les résoudre. Gérer ces diverses temporalités de l’écriture est un geste professionnel difficile.

L’empathie comme compétence, p. 183 :
Quels effets je cherche à obtenir : convaincre, polémiquer, séduire, étonner, donner envie de poursuivre la lecture ? Se mettre à la place de l’autre, faire preuve d’empathie, est une des compétences premières de toute communication.

L’écriture réflexive, p. 184 :
Le langage ne constitue pas seulement un moyen d’enregistrer et de communiquer les résultats du travail de la pensée ; une de ses fonctions essentielles est de rendre possible cette activité même, de lui permettre de se développer, de s’intensifier et de s’organiser. Les anglo-saxons utilisent l’expression : « critical thinking through writing » (Bizzel 1999). Faire parler, faire écrire dans la classe, c’est avant tout mettre les élèves en activité de manière particulièrement intense, leur permettre de réfléchir mais aussi d’apprendre plus efficacement et, parallèlement, de se construire comme sujets scolaires.

p. 190 :
Une compétence ne se développe que si elle s’exerce. Autrement dit, le temps passé à la pratique de l’écriture (non aux exercices et copies diverses) devrait de loin être très supérieur aux activités de conceptualisation, à quelque niveau d’enseignement où on se trouve.

Les Gestes d’étude, p. 204 :
Gérer son brouillon, avoir recours à un dictionnaire, à un correcteur orthographique, savoir et pouvoir se relire à haute voix, emprunter des idées, des citations, des mots, à des auteurs, etc. – demander conseil à un camarade, à l’enseignant, à ses parents, lire et évaluer le texte d’un pair, inventer un synopsis, interagir sur un blog, etc.
Ces gestes d’étude s’enseignent. Ils doivent devenir conscients chez les élèves et l’enseignant (« Dis-moi comment tu t’y prends pour relire ton texte »).

Le rituel de l’atelier d’écriture, p. 223 :
La mise en place de l’atelier d’écriture s’inscrit dans un rituel de la classe. Tous les élèves, sur deux semaines, vont à l’atelier d’écriture par groupes hétérogènes de six élèves. Cet atelier a souvent lieu en fin de matinée, dans un coin de la classe réservée à cet usage. L’enseignante, assise au milieu des élèves et à leur niveau, fait face au reste des élèves de la classe répartis en divers groupes autonomes pratiquant eux aussi diverses tâches d’écriture.

« Ecoutés par l’enseignant, par les pairs, il leur est difficile d’occuper la place d’outsider qui refuse. Sous la protection du regard et de l’autorité de l’enseignant, ils échappent aussi aux divers jeux de pouvoir et d’intimidation de certains de leurs pairs et trouvent parfois dans l’atelier le seul espace où ils peuvent parler et travailler en confiance, où ils sont « reconnus ». » (228)

« L’atelier est un moment déclencheur car il donne du sens et un motif aux situations d’enseignement plus objectivées qui peuvent suivre. En terme de « complétude », l’atelier est trop court pour pouvoir y parvenir. » (228)

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Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

3 commentaires sur « Arrache ta plume : Refonder l’enseignement de l’écriture, Dominique Bucheton »

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