
Exploration par l’écriture des couches archéologiques du conte
dir. Jourde (Pierre) 2005, Petits Chaperons dans le rouge, L’Archange Minotaure, 2006
Résumé
Sur le modèle des Exercices de style de Raymond Queneau, Pierre Jourde, professeur de lettres à l’Université de Grenoble a mené avec l’une de ses classes un atelier de réécriture du conte Le Petit Chaperon rouge, de Charles Perrault. Les réécritures reprennent également certaines contraintes oulipiennes comme le fameux lipogramme de Georges Perec (dans La Disparition).
Commentaires
Les Exercices de style de Raymond Queneau sont utilisés en atelier d’écriture et à l’école depuis bien longtemps (réécrire un passage en changeant de personne, de registre ou de point de vue). Mais ces activités d’écriture sont toujours négligées au profit d’une obsession idéologique morbide pour la lecture et l’analyse de textes du patrimoine… Pour Dominique Bucheton, la pratique de la réécriture en général serait une des activités les plus efficaces pour la maîtrise de l’écrit (cf. Refonder l’enseignement de l’écriture), car elle permet de prendre du recul sur sa pratique, de se libérer de la charge cognitive de première écriture (imaginer, respecter les consignes, sélectionner ce qui est à dire, choisir le point de vue, tourner correctement la phrase, trouver du vocabulaire, orthographier…), et de motiver le passage à un travail de précision sur la forme (un recopiage en corrigeant les fautes d’orthographe s’apparente à de la punition…), et sur la juste mesure des mots et de l’acte de parole (le maître d’atelier va ainsi relancer l’écriture après lecture du premier travail par une proposition de réécriture : ton texte n’est pas assez visuel, peux-tu faire une variante visuelle ?).
Utiliser les différents types de discours, c’est chercher à identifier leur fonctionnement, c’est devenir moins naïf devant les procédés rhétoriques, publicitaires ou jouant sur le pathos. La variante « maladroit » (directement repris de Queneau et de son célèbre « C’est en écrivant qu’on devient écriveron. ») est fondamentale, tout comme par exemple la « Copie de CE2 » (aux volontaires fautes d’orthographe), car elle permet de se rendre compte de ce qui est lourd ou futile. De manière générale, chaque version peut être considérée comme un outrage de procédé, une exagération maladroite à éviter. Réécrire était également un des conseils principaux proposés par Antoine Albalat, que ce soit par la pratique oubliée du pastiche – technique d’apprentissage d’un certain Marcel Proust – (cf. L’Art l’écrire) qu’on retrouve ici entre autres dans les styles « Sportif », « Rock n’roll », « Médical » ou « Mathématique » (où l’auteur a importé un style) ou celle de l’élagage – Le Travail du style d’après les brouillons des grands écrivains – que l’on retrouve dans les « Succinct », « Haïku », « Lapidaire ». L’exercice permet de se rendre compte par son écriture à soi, sous sa plume en action, de l’effet d’une figure de style, d’un mot, du rythme des phrases, d’un placement particulier de virgule… Cela entraîne ainsi une écriture, et par ricochet, une lecture plus attentive au détail, moins naïve, ce qui est le propre d’une littératie réelle (passage du déchiffrement des phrases et de l’encodage – alphabétisation illettrée -, à une compréhension en détail d’un acte de langage, dans ses finesses et nuances).
L’écriture de variantes, par exemple « Paysan », « Chaperon sanglant » ou même « Harlequin audace », permet de mieux comprendre le texte original, l’arrière-plan mental, le symbole sexuel, la valeur des actions et les décisions des personnages (aussi dans « point de vue du loup », « de la mère »). « Sitcom » rapproche le conte d’un genre contemporain et permet d’observer les différences de codes de valeur (naïveté, matérialisme). En maniant et en réécrivant l’œuvre de Perrault, on se l’approprie, on en approche la couche de signification intime, on connaît si bien le conte qu’on en est l’auteur. Et c’est bien là toute la symbolique de l’exercice, réécrire un conte n’est pas un crime de lèse-majesté mais au contraire la démarche normale de la littérature et du conte par excellence : on nous raconte une histoire attrayante, on le reraconte à notre tour. L’exactitude des mots et des péripéties est un obstacle à ce libre passage des histoires, on raconte comme cela nous touche et comme on croit que cela va toucher (de même qu’on doit lire en déformant, en jouant). On active, on éteint certaines significations… on fait des clins d’oeil à l’auditeur, des références à ce qu’il connaît, on provoque sa réaction, on joue sur ses attentes et on les déjoue… Reprendre un conte, s’entraîner à le faire, c’est apprendre l’un des actes humains les plus primitifs et les plus socialement valorisés.
Ajoutons enfin que l’atelier d’écriture, proposé comme cours dans le cursus de l’Université de Grenoble (d’après Pierre Jourde, l’une des seules à proposer ce type d’activité), paraît être une activité à forte plus-value collective et ludique. Pierre Jourde réalisant même le point d’aboutissement de la pédagogie par activité : la publication (le travail scolaire dépasse les limites de ce cadre pour entrer dans le monde quotidien, le domaine public de l’interaction).
Sommaire
Préface : Présentation de Pierre Jourde du conte de Perrault, du contexte historique, du projet de son auteur, des variantes et symboliques existantes, du travail de l’atelier…
1. Le Petit Chaperon rouge, de Charles Perrault (version originale du XVIIe siècle)
2. Ménilmuche (argot)
3. Grandiloquent
4. Litote
5. Paysan
6. Vulgaire
7. Lipogramme en a et o – 8. Lipogrammes en e
9. Homéotéleute en -ette – 10. Homéotéleute en -ine – 11. Homéotéleute en -an
12. Contraire
13. Visuel – 14. Olfactif – 15. Sonore – 16. Gustatif
17. Recette
18. Sportif
19. Zoologique
20. Érotique – 21. Space opera – 22. Horreur – 23. Fantastique
24. Autofiction
25. Rock n’roll
26. Médical
27. Alcoolique
28. Sitcom
29. Arlequin audace
30. Mathématique
31. Bureaucratique
32. Franglais
33. Psychanalyse
34. Onomatopée
35. Variété française
36. Spot publicitaire
37. Point de vue du loup – 38. Point de vue de la mère
39. Maladroit
40. Haïku – 41. Précisions – 42. Succinct – 43. Lapidaire
44. Géométrique
45. Copie de CE2
46. Tragédie
Passages retenus
Paysan, p. 27 :
Je m’en vas te conter une histoire ben triste. Tu te souviens-t-y donc pas de la fille à la Berthe ? Mais si, tu sais ben, la Berthe de la Ferté, que son père était le neveu du Gustave des Fouchasses ? Une petiote ben mignonnette, cré nom de diou !
La Berthe, l’avait commandé de la laine à Daxon, et l’avait tricoté un ben joli chaperon, tout rouge qu’il était, aussi rouge qu’la figure au Dédé ! Le P’tit Chaperon Rouge qu’on l’appelait, la pauvre.
Voilà ti pas qu’un beau jour, la brave Berthe, l’envoie sa petiote chez sa mémé Yvonne, pour lui porter de la tête de veau et trois litres e’de pinard. Faut ce qu’y faut, vu que l’Yvonne, l’était guère gaillarde, la pauvre. Fallait la requinquer un bon coup, nom de dlà, d’autant que la Yvonne, elle aime bien son petit coup de tents en temps, hein. Mais la brave femme, l’habitait pas tout près. Tout le monde connaît la forêt de Saou, et sait qu’y fait pas bon s’y attarder. Je dois ben y avoir une parcelle, de l’héritage du tonton René, je saurais seulement pas te dire où que ça se trouve. Pour ce que ça rapporte, quiens, avec tout ce qu’on doit payer dessus.
Bref, voilà ti pas que ma gamine tombe sur un genre de bestiau pas commode, comme qui dirait un loup. Vindiou la carogne ! ça nous bouffe tout le bétail, à nous, povs paysans !