Surveille tes images : Lettre d’un singe… par Restif de la Bretonne

La civilisation est une dystopie inventée par un singe jouant au savant

Restif de la Bretonne (Nicolas-Edme) 1781, Lettre d’un singe aux êtres de son espèce, Fayard, coll. « Mille et une Nuits », 2014

Publié pour la première fois dans le troisième tome de La Découverte australe par un homme volant, ou le Dédale français, en 1781.

Note : 3.5 sur 5.

Résumé

César de Malaca est un trois-quart singe, un quart humain, éduqué par un écrivain français du nom de Salocin-Emde-Fitér qui l’a offert en cadeau à une comtesse de ses amis. Ainsi amené à la raison, au langage et témoin des contradictions de la civilisation humaine, César décide d’adresser ses réflexions à l’ensemble de ses congénères singes.
Les singes des forêts ne doivent aucunement envier les conditions de vie des humains, une espèce qui retire bien plus de souffrances que de bienfaits de son intelligence, de l’élaboration extrême de sa culture et de sa faculté à dominer.

Le luxe est un monstre qui dévore sourdement le genre humain, en paraissant le caresser.

p. 83

Commentaires

Originalement édité en tant que troisième partie de La Découverte australe par un homme volant ou le Dédale français qui contient des aventures dans des contrées imaginaires rappelant Les États et empires de la Lune ou Les Voyages de Gulliver, cette fiction proposant le point de vue inhabituel d’un animal sur la civilisation humaine fait penser aux contes philosophiques de Voltaire comme Micromégas, ou, plus encore par la forme choisie, lettre d’un singe établi parmi les hommes adressée à ceux restés dans leur forêt, aux Les Lettres persanes. Dommage que l’auteur n’en profite pas comme Montesquieu pour développer la réflexion dans les deux sens (sur la société française et sur la condition animale) et pour vraiment développer le jeu de la fiction : une veille des connaissances du temps sur les primates, collectées par les voyageurs, riche et surprenante, est repoussée dans les notes de fin d’ouvrage… alors qu’elle aurait pu être si amusante intégrée dans la bouche du singe défendant sa culture ou s’en plaignant.

Pourquoi un singe ? La naïveté simulée du singe permet de reconstruire une réflexion depuis zéro sur des thèmes sensibles (comme l’esclavage, la propriété privée ou la liberté sexuelle…), évitant ainsi les pensées préconçues et positions de principe, permettant de se libérer de l’ethnocentrisme, et même ici de l’anthropocentrisme. Plus encore, il fallait à Restif le point de vue d’une autre espèce – des espèces animales qu’on regarde toujours comme homogènes, où chaque individu vit dans des conditions à peu près similaires – pour mettre en évidence l’intolérable des inégalités au sein même de l’espèce la plus civilisée… – le noir esclavagisé puis le pauvre qui est le noir de l’intérieur. Le singe est une figure de l’homme qui n’aurait pas « chuté » de l’état de nature en croquant la pomme de la civilisation (les hommes seraient ainsi ce que Vercors a appelé des Animaux dénaturés). Que ce « sous-homme » constate avec pitié ou avec mépris la condition humaine est un comble pour les évidences de progrès. Les singes ne sont-ils pas plus heureux, harmonieux, innocents et équilibrés dans l’ignorance ? de bons sauvages ? Comme pour Rousseau dans le Discours sur l’origine des inégalités, les éléments de la civilisation, connaissances, lois, culture, etc. amènent paradoxalement l’Homme à se faire souffrir, à être frustré, envieux, jaloux, possessif, imbu de soi, sadique, hypocrite, mal-nourri, mal-soigné…

À la manière de La Lettre à l’éléphant de Romain Gary, derrière l’amusante fiction animalière se cache un pamphlet radical contre la civilisation européenne. Restif n’est pas qu’un penseur libertin (connu pour des textes pornographiques comme L’Anti-Justine, s’opposant à la cruauté immorale et misogyne de Sade) qui s’insurgerait contre le système féodal (critiques des inégalités sociales et économiques), ses critiques sont plus radicales : remise en cause du droit de propriété des terres, refus de tout esclavage, servage ou exploitation par le travail, possession physique par le mariage, dénonciation de la justice de classe, des abus de pouvoir de l’Église, de la condition animale, du luxe… éloge de la communauté de biens, de la liberté de déplacement, de l’amour libre… (presque l’un des seuls moments ou Restif évoque les mœurs des singes… de manière surprenante car César présenterait presque la manière des singes comme un viol… alors qu’il s’est révolté peu avant contre les abus sexuels infligés à une jeune noire par des négriers – Restif s’oppose clairement dans ses textes érotiques à la violence sexuelle de l’homme sur la femme). Cette critique radicale de la civilisation, contre-intuitive et souvent vue comme anti-moderne et réactionnaire – mais qu’on retrouvera dans l’anarchisme -, trouverait, d’après l’anarchiste David Graeber (cf. Au commencement était…), ses sources premières ou déclencheurs dans les récits de voyages des explorateurs, comme les célèbres Dialogues du baron de Lahontan et d’un Sauvage (qui serait le socrate indien Kandiaronk) qui confrontent l’Européen avec l’altérité. Le singe n’est-il pas ce sauvage indien ou noir, telle que les fiers européens se les représentent ? Or ceux-là lui renvoient une triste vérité : la civilisation est un habit qui recouvre une sauvagerie tout aussi méprisante voire pire.

Biologiquement, l’homme fait partie de la grande famille des singes. Et le singe qui s’exprime est l’auteur même, qui en s’éduquant, a fait naître un singe savant ou plutôt un singe qui joue au singe savant, se dispute avec d’autres singes savants, se moque des autres singes non-savants… L’Homme civilisé est une fiction inventée par des singes imaginatifs, un grand théâtre (on pensera aux peintures de La Grande Singerie de Chantilly du peintre Christophe Huet en début de XVIIIe siècle).

Passages retenus

Contre la propriété privée, p. 32 :
Que je hais les hommes ! Ces monstres ont des lois qui mettent à mort leur frère manquant de tout, qui a pris chez celui qui en avait trop, et qui s’est ainsi conservé la vie ! Comment trouvez-vous cette loi ? Il est bienheureux que vous ne soyez pas homme car elle serait l’arrêt de mort des trois quarts d’entre vous !… Mais ils s’appuient ici sur d’admirables raisonnements, qui m’ont autrefois étonné et qui ne m’étonnent plus depuis que je me suis aperçu que l’Homme, en général, est un être méchant et cruel envers lui-même, qui se tend des pièges et tâche de se faire du mal pour le plaisir d’en faire. En effet, avec un peu de sens, ne serait-il pas plus court, pour le bonheur général, que tout fût commun ? Si vous voyez, chers Frères, ce que la propriété coûte au genre humain de peines d’esprit et de corps, de cruauté et de sang, vous en seriez épouvantés ! Ils se tuent de travail ; les inquiétudes les rongent et les dévorent ; ils se guettent et s’assassinent ; d’autres hommes guettent ces assassins, et les amènent garrottés dans les villes, où on leur rompt les bras et les jambes ; ils se font la guerre, massacrent, brûlent, violent ; ils plaident et perdent chacun en plaidant plus qu’ils ne se disputent. Enfin la loi de la propriété, loi folle, barbare, sotte, méchante, contraire à leur religion réformée par Jésus même, et à cette religion telle qu’elle avait été auparavant donnée par Moïse, est la source de toute la misère de l’Homme. C’est elle qui met ce roi de la Nature le plus souvent au dessous de nous. L’Homme, moins éclairé que moi, qui l’ai été cependant par lui, mais qui n’ai et ne saurais avoir de préjugés, l’Homme a eu la stupidité de porter une loi qui doit, constamment et dans tous les temps, faire le malheur et la dégradation du grand nombre, sans rendre les Grands et les riches plus heureux. Au lieu qu’avec l’égalité de rang, de fortune, de communauté de biens, l’amitié fraternelle que leur prescrit leur religion, ils jouiraient tous d’une félicité, dont, hélas ! les animaux n’ont plus idée que dans les pays où l’Homme n’a pas pénétré. Mais où ? Je n’en sais plus rien, depuis qu’ils vont au pôle austral.

Le pauvre doit rompre le contrat social, p. 42-43 :
Depuis que ma raison est développée, je n’ai encore pu m’accoutumer à voir des pauvres parmi les hommes. Qu’est-ce qu’un pauvre ? C’est un être dénué, infiniment au-dessous des insectes et des oiseaux, des souris et des rats. C’est un être isolé qui n’a droit à rien sur la terre ; qui, privé de richesses sociales, n’a plus celles de la Nature qu’il a sacrifiées originairement pour posséder les premières. Voilà donc cet être dominateur, doué de raison ! Le voilà donc, ce fier animal qui, devenu plus vil que le dernier des animaux, n’a pas la liberté de pêcher sa nourriture dans la rivière qui abonde en poisson, de la chercher dans les forêts et les campagnes ! Le voilà, au milieu des biens dont regorgent ses pareils, qui languit de faim et de misère ! Il ne peut, il n’ose porter la main aux fruits des vignes ou des vergers, pour donner un peu de rafraîchissement à sa bouche altérée, à sa poitrine haletante ! Ce monstre cruel et vorace, le voilà qui languit ! Ce roi de la Nature, le voilà subordonné aux lièvres, aux lapins, aux perdrix, aux faisans. Qu’il y touche ! les verges, les fers chauds, les rames sont prêtes pour venger les innocents animaux… Et croyez-vous, mes Frères, qu’il n’y ait que quelques hommes ainsi réduits ? Ah ! Désabusez-vous ! c’est le grand nombre, c’est l’espèce qui est ainsi avilie, qui l’a toujours été ! L’Homme est lâche par sa nature, autant qu’insolent, car c’est par ses semblables, ses égaux, qu’il est ainsi dégradé. Ce n’est pas tout : il a des lois pour séquestrer et priver de l’air et de la liberté ce malheureux qui n’a rien ; on lui ôte même ce qui lui reste, la liberté ! J’avouerai qu’ici ma raison cultivée a été en défaut. J’ai cru, lorsque j’ai vu les pauvres, qui ne profitaient pas du régime social, qu’on allait leur rendre leur liberté naturelle, que le souverain et le magistrat n’allaient plus se mêler de leur conduite, que le contrat social, qui cessait d’être avantageux pour une des parties, allait être rompu. Je l’ai pensé parce que cela était juste. Puisque tous les riches ont tous les biens, qu’ils se tiennent en société. Mais moi, qui ne fais que perdre à l’association, j’y renonce, je l’abjure… Je croyais que le pauvre allait tenir ce langage et que tout le genre humain n’aurait pu rien y répliquer. Mais que je me suis trompé ! Les hommes ont une raison que je n’ai pas encore sans doute. Ils veulent, par elle, que le pauvre se maintienne dans l’association qui le prive de tout, même du poisson des rivières, des fruits de la terre, de l’herbe des champs ; ils veulent qu’il aime, qu’il la chérisse, qu’il y vive péniblement dans des travaux insupportables. Et s’il ne le fait pas, ils l’enferment, ils lui brûlent les épaules, ils le font rouer ! Ô comble de l’abomination et de l’injustice !… Pauvres ! ô fous qui méritez votre sort, levez, levez la main sur vos tyrans ! Assemblez-vous, soutenez-vous, prenez le poisson des rivières, le fruit des vergers, l’herbe des champs et mangez votre suffisance. Mais ne massacrez pas le riche, humiliez-le seulement et l’empêchez de vous affamer !… Je crois, mes Frères, que cela ne manquera pas d’arriver quelque jour, car les abus que je vois me paraissent si peu tolérables, qu’il est impossible que des êtres doués de raison les supportent à jamais.

p. 57
Voilà donc l’Homme, chers Frères ! Voilà cet être dont vous enviez le sort, que vous croyez le roi du monde ! Ah ! Vous seriez cent fois plus heureux que lui s’il n’existait pas pour troubler le repos de toute la Nature ! Il est esclave, avili, contrarié, tremblant gêné, tourmenté, persécuté, risquant à tout moment de finir sa vie par la corde, le fer ou le feu, et ayant ce malheur de prévoir tous ces maux, de les sentir des millions de fois, avant qu’ils n’arrivent. S’il les évite, il est en proie à ceux de la Nature. Une mort tranquille et accidentelle, est pressentie par lui dès l’enfance et abreuve de fiel tous ses plaisirs. Sa religion augmente ses terreurs, car le nombre de ceux qu’elle console est si petit qu’il ne mérite pas d’entrer en ligne de compte. Ses lois sont si mal faites qu’elles causent dix fois plus de mal qu’elles n’en préviennent. Enfin, son esprit est si faux que, s’il lisait cette lettre qui ne contient que la pure et simple vérité, il dirait avec dédain : « On voit bien que c’est un singe qui écrit !… » Mais si c’était un de ses pareils qui eût écrit ces vérités, il crierait haro sur lui et l’accuserait de renverser toutes les notions. Heureusement je suis singe, et partant non soumis à ses lois impertinentes, à ses préjugés ridicules ; je peux déraisonner, selon lui, sans craindre ni la corde, ni la roue, ni le fagot…

p. 83 :
Le but de la Lettre va plus loin encore : il inculque aux riches, qui seuls la liront, que la possession de leurs biens est injuste s’ils en abusent ; qu’ils n’y ont qu’un droit précaire et de convention, mais non foncier et naturel – ce qui ne peut que les rendre humains et justes.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

Laisser un commentaire

Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer