Surveille tes images : Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil, de Cyrano de Bergerac

Voyage dans la liberté de penser

Cyrano de Bergerac (Savinien) 1650-1655(1657-1662), Les États et Empires de la Lune et du Soleil (L’Autre Monde), Gallimard, coll. Folio, 2004

L’Autre Monde est le titre donné à l’édition compilant les deux parties publiées d’abord séparément après la mort de l’auteur : Histoire comique des États et Empires de la Lune publié en 1657 connu également sous le titre de Voyage dans la Lune et l’Histoire comique des États et Empires du Soleil publié en 1662.

Note : 4 sur 5.

Résumé

Partie 1 : Histoire comique des États et Empires de la Lune

Notre conteur le sieur Dyrcona regarde la Lune et est convaincu contre ses amis qu’elle est habitée et que ses habitants regardent la Terre comme une Lune. Rentré chez lui, expérimentant des substances volatiles, il fait une expérience d’élévation et découvre en retombant que la terre a tourné sous ses pieds. Il réutilise cette technique en enfermant ces gaz dans des jarres pour s’envoler jusqu’à la Lune.
Il se retrouve d’abord dans le paradis perdu d’où sont tombés Adam et Eve. Lui aussi pêche par soif de connaissance et mange d’un mauvais fruit. Il est banni et se retrouve alors prisonnier d’un peuple aux valeurs inversées, au langage corporel et marchant à quatre pattes, qui le considère comme un animal amoindri. Il rencontre aussi le démon de Socrate, esprit provenant du soleil qui va de corps en corps depuis l’éveil de l’homme et a fréquenté tous les grands hommes des deux mondes, leur inspirant leur philosophie.

Partie 2 : Histoire comique des États et Empires du Soleil

Revenu de son voyage sur la Lune, poussé par l’enthousiasme de son ami M. de Colignac, Dyrcona écrit le récit de son voyage. Mais l’auteur passe vite pour un sorcier et se retrouve dans une prison insalubre. Grâce à un peu d’or, il soudoie un rustaud chargé du pain du roi qui l’aide à s’échapper en habits de gueux. Apprenant à se comporter en mendiant, il erre un temps avant de se refaire pincer. Avec l’appui de ses amis, il obtient une cellule confortable avec un balcon et ses livres. Il construit une caisse pour voler en captant la lumière solaire. Arrivé sur le soleil, son corps percé de lumière n’est plus opaque, il rencontre les curieux habitants multiformes, est condamné par les oiseaux assemblés qui haïssent les hommes, sauvé par l’un qu’il a connu dans son enfance, discute avec les arbres de la forêt et entend l’histoire des pommiers amoureux poussés là où Pylade et Oreste étaient morts. Enfin, il rencontre le philosophe Campanella, dont l’esprit est venu au soleil après sa mort terrestre, et visite avec lui le lac du sommeil et les mirabilia du Soleil. Celui-ci attend l’esprit de Descartes qui devrait arriver.

Commentaires

Considérées parfois comme relevant du genre de la science-fiction, ces « Histoires comiques » s’inscrivent plutôt dans la lignée du roman parodique baroque, initiée par Don Quichotte en 1605 et continuée en France par Sorel (Le Berger extravagant) ou Scarron (Le Roman comique). Quant au contenu, Cyrano reprend directement l’idée de L’Homme dans la Lune de Francis Godwin publié en 1638. Comme lui, ce voyage fantaisiste est l’occasion d’un décalage dans la fiction permettant de débattre librement des questions de physique et de philosophie qui pourraient être condamnées par l’Église (Galilée est condamné en 1633). Outre l’explication et la légitimation par la logique des thèses scientifiques de ses contemporains concernant l’astrologie (les mouvements des planètes, l’infini de l’espace, le vide…), la biologie et la physique (la nature des corps, les particules, les cinq éléments…), l’œuvre de Cyrano est avant tout de nature satirique et non réaliste, avec pour commencer cette parodie du Jardin d’Éden. En cela, Cyrano est clairement l’héritier des Histoires Vraies de Lucien de Samosate (IIe siècle) dont les voyages dans l’estomac d’une baleine, sur des îles merveilleuses ou dans l’espace, influencèrent Rabelais, Swift, Voltaire, Collodi (Pinocchio) ou encore Eiichiro Oda (One Piece). La rencontre avec des Séléniens civilisés habitant la Lune, vivant à quatre pattes et ayant des mœurs totalement contraires à celles des hommes, propose au lecteur un miroir inversé, changement de point de vue sur la civilisation, décentrement, relativisation des normes et des valeurs morales considérées alors comme universelles : l’autorité du père, la virginité et l’abstinence, la supériorité de l’homme sur l’animal, l’immortalité de l’âme… En luttant contre le dogmatisme de l’Église qui empêche les avancées de la connaissance et la recherche du bonheur, Cyrano se place dans la perspective épicurienne ou libertine de son maître Pierre Gassendi, et fait circuler des idées qui pouvaient paraître tout à fait extravagantes ou choquantes à ses contemporains alors qu’elles sont devenues l’objet de luttes sociales et idéologiques : les libertins du XVIIIe comme Sade ont milité pour la liberté sexuelle, les anarchistes remettent en question la domination masculine et paternelle, les anthropologues la domination d’une culture sur une autre, les décroissants de l’homme sur la nature…

L’authenticité du voyage dans le Soleil a parfois été contestée. C’est pourtant la suite logique. Après avoir mis à mal les repères de la raison dans Les États et Empires de la Lune, Cyrano développe en tout sens l’horizon de la connaissance humaine dont on pourrait disposer en osant libérer la parole scientifique et philosophique, et donc le potentiel de penser. La persécution dont son personnage Dyrcona est victime et qui l’oblige à fuir jusque dans le Soleil, rappelle les parcours de Giordano Bruno (brûlé par l’Église en 1600) et de Campanella (qui passe vingt-sept ans en prison et y écrit son utopie La Cité du Soleil). Le royaume des oiseaux où se déroule un nouveau procès s’inspire-t-il en quelque chose de La Conférence des Oiseaux du poète soufi Farid al-Din Attar ? Ces oiseaux qui jugent et condamnent le voyageur au nom de la civilisation à laquelle il appartient parce que celle-ci les persécute, et aussi en raison de son mode de vie, représenteraient aisément une culture voisine comme celle du monde musulman. Son sauvetage par un oiseau qu’il a aidé un jour fait penser à l’univers des contes mais montre aussi comme l’amitié et la tolérance devraient surpasser la communauté de croyance. En même temps, ces oiseaux revanchards symbolisent et dénoncent de manière totalement avant-gardiste le mauvais traitement que les hommes font subir aux animaux (Bruno s’était fait végétarien après Pythagore et Plutarque…) et cette nature qui pourrait bien être tentée de se venger… Le Soleil, élément divin représentant l’absolu, l’ultime élévation, le lieu d’un idéal comme chez Campanella, pourrait bien être interdit d’accès à des humains intolérants, fermés d’esprit, guerriers, avides…

Passages retenus

p.116
Comment ! parce que votre père fut si paillard qu’il ne put résister aux beaux yeux de je ne sais quelle créature, qu’il en fit le marché pour assouvir sa passion et que de leur patrouillis vous fûtes le maçonnage, vous révérez ce voluptueux comme un des sept sages de Grèce !

p.117
Votre père consulta-t-il votre volonté lorsqu’il embrassa votre mère ? vous demanda-t-il si vous trouveriez bon de voir ce siècle-là, ou d’en attendre un autre ? si vous vous contenteriez d’être le fils d’un sot, ou si vous auriez l’ambition de sortir d’un brave homme ? Hélas ! vous que l’affaire concernait tout seul, vous étiez le seul dont on ne prenait point l’avis !

p.118
Je sais bien que j’ai penché du côté des enfants plus que la justice ne demande, et que j’ai parlé en leur faveur un peu contre ma conscience ; mais, voulant corriger cet insolent orgueil dont les pères bravent la faiblesse de leurs petits, j’ai été obligé de faire comme ceux qui veulent redresser un arbre tortu, ils le retortuent de l’autre côté, afin qu’il revienne également droit entre les deux contorsions.

p.120-121
Vous avez tort, interrompit alors mon démon, de vouloir régenter la sagesse de Dieu. Il est vrai qu’il nous a défendu l’excès de ce plaisir ; mais que savez-vous s’il ne l’a point ainsi voulu afin que les difficultés que nous trouverions à combattre cette passion nous fissent mériter la gloire qu’il nous prépare ? Mais que savez-vous si ça n’a point été pour aiguiser l’appétit par la défense ? Mais que savez-vous s’il ne prévoyait point qu’abandonnant la jeunesse aux impétuosités de la chair, le coït trop fréquent énerverait leur semence et marquerait la fin du monde aux arrières-neveux du premier homme ? Mais que savez-vous s’il ne voulut point empêcher que la fertilité de la terre ne manquât au besoin de tant d’affamés ? Enfin que savez-vous s’il ne l’a point voulu contre toute apparence de raison, afin de récompenser justement ceux qui, contre toute apparence de raison, se seront fiés en sa parole ?

p.148
Que les grands de votre monde sont enragés de faire parade d’un instrument qui désigne un bourreau, qui n’est forgé que pour nous détruire, enfin l’ennemi juré de tout ce qui vit ; et de cacher, au contraire, un membre sans qui nous serions au rang de ce qui n’est pas, le Prométhée de chaque animal, et le réparateur infatigable des faiblesses de la nature ! Malheureuse contrée, où les marques de génération sont ignominieuses, et où celles d’anéantissement sont honorables. Cependant vous appelez ce membre-là les parties honteuses, comme s’il y avait quelque chose de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus infâme que de l’ôter !

Partie 2

p.165 :
La superstition travestie en remords, de qui les dents sont bien aiguës sous la chemise d’un sot, leur rongea tant le cœur, qu’ils aimèrent mieux renoncer à la réputation de philosophe (laquelle aussi bien leur était un habit mal fait), que d’en répondre au jour du Jugement.
Voilà donc la médaille renversée, c’est à qui chantera la palinodie. L’ouvrage dont ils avaient fait tant de cas n’est plus qu’un pot-pourri de contes ridicules, un amas de lambeaux décousus, un répertoire de Peau-d’Âne à bercer les enfants ; et tel n’en connaît pas seulement la syntaxe, qui condamne l’auteur à porter une bougie à saint Mathurin.
Ce contraste d’opinions entre les habiles et les idiots augmenta son crédit.

p.177 :
Si vous me donnez, lui dis-je, ce vêtement de pierre pour un habit, il est trop large ; mais si c’est un tombeau, il est trop étroit. On ne peut ici compter les jours que par nuits ; des cinq sens il ne me reste l’usage que de deux, l’odorat et le toucher : l’un pour me faire sentir les puanteurs de ma prison ; l’autre, pour me la rendre palpable.

p.189 :
Déjà la douleur d’une amère tristesse commençait à me serrer le cœur, et désordonner ce juste accord qui fait la vie.

p.235 :
L’homme qui soutient qu’on ne raisonne que par le rapport des sens, et qui cependant a les sens les plus faibles, les plus tardifs et les plus faux d’entre toutes les créatures.

Ethnocentrisme, p. 240 :
C’est une imagination de vous autres hommes qui, à cause que vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement cru, jugeant de toutes choses par vous, que l’aigle nous devait commander. Mais notre politique est bien autre ; car nous ne choisissons pour nos rois que les plus faibles, les plus doux, et les plus pacifiques ; encore les changeons-nous tous les six mois, et nous les prenons faibles, afin que le moindre à qui ils auraient fait quelque tort, se pût venger de lui.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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