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Ramasse tes lettres : Les Désarrois de l’élève Törless, de Robert Musil

L’âme comme pont de la pensée au dessus du néant

Musil (Robert) 1906, Les Désarrois de l’élève Törless, Seuil, coll. Points, 1960

Traduit de l’Allemand (Autriche) par Philippe Jaccottet (Die Verwirrungen des Zöglings Törless)

Note : 4 sur 5.

Résumé

Törless, jeune garçon de bonne famille est envoyé dans une école privée militaire autrichienne. Après y avoir fréquenté un prince sans accepter sa supériorité et s’être dépucelé avec une prostituée, il se lie avec deux élèves dominateurs, Beineberg et Reiting. Mettant à distance toute morale et questionnant la réalité, remettant en cause l’autorité, il assiste en spectateur à leurs jeux sadiques sur l’élève Basini qui est faible et efféminé. Törless en fait un sujet d’observation, tantôt suscitant en lui un profond dégoût, tantôt une pointe d’attirance charnelle…

Commentaires

Le premier roman de Musil est logiquement un roman d’apprentissage. Törless incarne un jeune homme intelligent mais perdu au milieu de toutes les connaissances ou manières de se comporter qu’on lui propose : comment considérer la vie ? est-on dans la vie tant qu’on n’a aucune conviction ferme qui serve de moteur ? Törless vit une crise de type existentielle – l’impression de néant derrière les représentations mentales – qu’on retrouvera de manière semblable chez Sartre (La Nausée) ou Camus (L’Étranger). La crise se manifeste également par une incertitude sexuelle, dont le rejet violent et le tabou peuvent aussi faire penser à L’Enfance d’un chef de Sartre, en tant que constituant essentiel de l’identité virile et nationaliste des élites. Le récit et le style tiennent encore clairement de la nouvelle réaliste, bien que déjà entrecoupés de séquences analytiques et philosophiques typiques de L’Homme sans qualité. Musil, à mi-chemin entre Schopenhauer et Proust, décortique l’humain, attaquant de front le sadisme et l’érotisme des adolescents. Ce livre a paru scandaleux. Ce qui a sûrement perturbé particulièrement, c’est que cet univers de perversion dévoilé soit celui des jeunes des classes aisées et non des pauvres dont on s’explique traditionnellement les mauvaises mœurs par mauvaise éducation, déséquilibre, proximité avec les marges (ou pourrait faire le parallèle avec Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… qui a choqué parce que le phénomène touchait aussi bien les pauvres que les classes moyennes ou supérieures). Perturbant parce que cette perversion leur serait naturelle et non le fruit de mauvaises fréquentations, niant ainsi la fable réconfortante du conditionnement, ou alors justement que cette perversion serait une propriété constitutive des classes supérieures (et les jeunes s’initient à écraser le faible pour renier tout questionnement existentiel en eux ; comme les mafieux qui n’appartiennent au groupe qu’après leur premier assassinat qui les mouille et les insensibilise)… En réponse à cet inconfort, à ce trouble de la nature humaine, au vide, l’âme ne constitue pas un mensonge pour les naïfs mais une architecture magnifique de la pensée qui permet de continuer son chemin en terre incertaine.

Passages retenus

L’âme comme mère protectrice de la pensée, p. 194
Toi-même, alors, avait trouvé dans les mathématiques cette petite anomalie qui témoignait que notre pensée ne s’avance pas sur un terrain toujours également solide, qu’elle a des trous à franchir. On dirait alors qu’elle ferme les yeux, qu’elle se suspend un instant, et néanmoins elle est portée en toute sécurité de l’autre côté. Au fond, il y a longtemps que nous devrions avoir sombré dans le désespoir, puisque notre savoir, dans tous les domaines, est perforé d’abîmes semblables, qu’il se réduit à des fragments épars sur un insondable océan. Mais loin de désespérer, en fait, nous nous sentons aussi sûrs qu’en terrain solide. Si nous n’avions pas ce sentiment évident de sécurité, nous nous suiciderions, accablés par l’indigence de notre esprit. Ce sentiment nous accompagne partout, assure notre cohésion interne, protège à tout instant notre intelligence comme une mère son enfant. Dès que nous en avons pris conscience, nous ne pouvons plus nier l’existence de l’âme.

p. 196
L’homme, l’histoire nous l’apprend, ne peut parvenir à posséder son âme que d’une seule manière : en s’abîmant en soi.

Le néant entre les pensées, p. 202
Si tu es très attentif, tu peux même saisir, entre deux pensées, l’instant du noir absolu. Cet instant est pour nous, une fois saisi, tout simplement, la mort. Notre vie ne consiste en effet qu’à poser des jalons et à sauter de l’un à l’autre, franchissant ainsi chaque jour mille et mille secondes mortelles. Dans une certaine mesure, nous ne vivons que dans ces pauses entre deux bonds. Voilà pourquoi nous éprouvons un effroi si grotesque devant la dernière mort qui est ce que l’on ne peut jalonner, l’abîme insondable où nous sombrons. Pour cette manière-là de vivre, elle est vraiment la négation absolu.

p. 209
Les choses arrivent, voilà l’unique sagesse.

Une pensée se fane, p. 231
C’est une chose bien étrange que les pensées. Elles ne sont souvent rien de plus que des accidents qui disparaissent sans laisser de traces, elles ont leurs temps morts et leurs saisons florissantes. On peut faire une découverte géniale et la voir néanmoins se faner lentement dans vos mains, telle une fleur. La forme en demeure, mais elle n’a plus ni couleur, ni parfum. C’est-à-dire que l’on a beau s’en souvenir mot pour mot, que sa valeur logique peut bien être intacte, elle ne rôde plus qu’à la surface de notre être, au hasard, et sans nous enrichir.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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