
Le jugement ne devrait jamais être une condamnation
Aristophane, Les Guêpes, [in Théâtre complet, t. 1], GF,
Résumé
Bdélycléon, avec l’aide de ses domestiques, retient son père Philocléon enfermé dans leur maison… C’est qu’il cherche à le guérir d’une manie très puissante : tous les jours, le vieil homme se rend à l’Héliée, le tribunal populaire, pour juger, contre trois oboles. Lorsqu’au petit matin la troupe des juges vient le chercher, une dispute éclate et aboutit à un débat entre père et fils pour savoir si Philocléon et les autres juges ont une utilité sociale et profitent vraiment d’un statut privilégié, ou bien si ils sont le jouet des démagogues…
Sommaire
Tome 1 :
– Les Acharniens *** *
– Les Cavaliers ****
– Les Nuées *** *
– Les Guêpes ****
– La Paix
Tome 2 :
– Les Oiseaux
– Lysistrata
– Les Thesmophories
– Les Grenouilles
– L’Assemblée des femmes
– Ploutos
Commentaires
Manie du jugement mais surtout manie de la condamnation, Philocléon (Cléon, le politicien détesté d’Aristophane) et les guêpes qui la symbolisent n’ont qu’une fonction : celle de piquer, ici graver profondément la condamnation. Pas de miel de réconciliation, pas de transcendance ni de vertu éducative… Condamner moralement, punir sévèrement, semble avoir un but égoïste : se prouver sa force, jouir de celle-ci, et renouveler la virginité de son âme. Plus on condamne fort, plus on se gorge de l’illusion de sa propre innocence (même mécanique mise en évidence par Albert Londres dans Au bagne). Être celui qui juge n’est-il pas le meilleur moyen d’échapper au jugement ? La faculté de juger n’est-elle jamais qu’incarnation d’un sadisme, défoulement, sommet de la faculté critique, sentiment de supériorité ? La manie du vieux, une fois sortie du contexte sérieux d’un cas judiciaire, est montrée comme l’addiction qu’ont les hommes à vouloir exercer un pouvoir de domination sur les autres, à posséder le destin d’inférieurs dans ses mains. Et Aristophane ridiculise cette passion en montrant comme elle se réalise dans la manière dont on peut traiter les chiens (dans un procès parodique qui fait penser aux absurdes procès d’animaux qui auront lieu au Moyen-Âge).
Ces juges populaires, non spécialistes, ne sont en rien différents des citoyens-spectateurs qui critiquent âprement les pièces d’Aristophane (et s’indignent d’une critique de personnalités populaires comme Cléon ou comme Socrate dans Les Nuées). Ne sont-ce pas pareillement des jugements à la va-vite mettant en danger l’art ambitieux comme les juges improvisés mettent en danger la démocratie ? Ils se laissent aller au mouvement le plus facile, applaudir ce qui est populaire, condamner ce qui ne l’est pas, condamner ce que la voix dominante propose de condamner. Critiquer et se moquer même des gens les plus populaires, n’est-ce pas entretenir la liberté d’expression et le débat, se prémunir de l’emprise de la démagogie ? Ces juges rapides sont l’incarnation de cette classe intéressée qui rend possible le pouvoir du tyran, comme le décrit La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire. Dans l’exagération satirique, Aristophane fait d’eux des esclaves du pouvoir, donnant de l’autorité à la parole dominante, celle de Cléon, en échange d’une paye indigente : bien peu de choses mais qui suffisent à dévoyer le juste, à faire pencher la balance intérieure… Mais privilège quand même de partager avec le pouvoir la jouissance perverse d’avoir droit de vie et de mort sur ses semblables.
Citations
Soupçon de tyrannie, p. 245
On sait que vous ne voyez partout que complots pour la tyrannie, et cela dans les plus petits riens comme dans les plus grandes affaires ; la tyrannie dont, en cinquante ans, je n’ai pas entendu une seule fois le nom. À l’heure actuelle, c’est une marchandise encore plus commune que le poisson salé : on la crie dans tous les coins du marché. Si l’on refuse des sardines parce que l’on désire acheter des mulets de roche, aussitôt le marchand de sardines à côté se met à hurler : « Voilà un client qui fait son tour de marché ; c’est pour la tyrannie. »
Épreuve d’influence d’un juge, p. 248
J’entre ensuite au tribunal. Ces prières ont calmé mon indignation. Mais une fois à l’intérieur, j’oublie toutes mes promesses ; je laisse passer le flot de paroles que débitent les accusés pour leur défense. Sais-tu bien à quelles flatteries l’oreille d’un juge n’est pas exposée ? Les uns pleurent, et donnent leur pauvreté comme excuse, en se faisant plus pauvres qu’ils ne sont ; ceux-ci nous dégoisent des fables ; ceux-là des facéties renouvelées d’Ésope ; d’autres tâchent de me désarmer en me faisant rire à l’aide de bons mots, et si, après cela, je reste inébranlable, ils font monter la marmaille, filles et garçons, qu’ils tiennent par la main, et moi j’écoute. Tous baissent la tête, en bêlant comme un troupeau de moutons. Alors, le père, avec un tremblement, comme si j’étais un dieu, me conjure sur leurs têtes de lui pardonner ses malversations : « Si la voix de l’agneau peut t’émouvoir, dit-il, sois sensible à celle d’un petit garçon. » Et s’il imagine que je suis sensible aux petits chats, alors il veut que j’écoute sa petite fille. En faveur de cette enfant nous relâchons d’un cran notre colère. Ne détenons-nous pas ainsi une grande puissance, et qui peut faire fi des richesses ?