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Attache tes papillons : Solitude de la pitié, de Jean Giono

Est-il encore possible de retourner à l’école de la nature ?

Giono (Jean) 1925-1932, Solitude de la pitié, Gallimard, Le Livre de poche, 1932 (1970)

Note : 4 sur 5.
Présentation du recueil

Recueil de vingt nouvelles de taille et de sujets variés, publiées d’abord dans des journaux de 1925 à 1932, puis rassemblées par Gallimard en 1932.

Sommaire

  • Solitude de la pitié ****. Deux hommes frappent à la porte de l’église, l’un d’eux est en mauvaise santé, l’autre est prêt au plus dur labeur pour assurer un petit quelque chose.
  • Prélude de Pan (novembre 1929) **** *. Un jour de fête votive, un inconnu entra à l’auberge et prit la défense d’un petit oiseau contre le chef des bûcherons. Après cela, ce fut le trouble le plus complet dans le village.
  • Champs (1928) ****. Dans les collines, Jean rencontre un homme installé loin de tout, qui vivait autrefois dans les Alpes heureux avec sa femme et sa jolie petite fille, jusqu’à ce qu’il prenne un locataire pour avoir un petit complément.
  • Ivan Ivanovitch Kossiakoff (1925) *** *. Pendant la guerre, Jean est envoyé aux communications avec les Russes, travaillant avec un homme dont il ne comprend pas un mot, mais l’amitié n’a pas besoin des mots.
  • La main *** *. Fidélin l’aveugle affirme qu’il voit avec la main, en touchant, et qu’il y a là parfois de grands plaisirs.
  • Annette ou une affaire de famille *** *. Une pauvre nièce qu’on avait dû placer à l’orphelinat parce qu’on n’avait su qu’en faire, vient de sortir et a trouvé un emploi au village.
  • Au bord des routes ***. L’auberge de Baptiste Gaudemar, dit Gonzalès, qui a voyagé au Mexique et ressasse ses succès avec les femmes et son truc de regarder le monde au travers d’un foulard rouge.
  • Jofroi de la Maussan **** *. Le bon Fonse a racheté le verger du vieux Jaufroi. Mais celui-ci est venu le menacer au fusil quand il a commencé à arracher les arbres pour y faire un potager.
  • Philémon ***, qui saigne les cochons, reprend du service après le dernier raté lors des noces de la jolie Blanchette.
  • Joselet ****, le mystique qui lit les étoiles et mange le soleil, et comprend les rouages du monde.
  • Sylvie ***, belle jeune fille dont Jean était amoureux, et qui revint un jour de la ville, plus une demoiselle.
  • Babeau ***, la jeune bergère qui était là quand Fabre s’est noyé dans le réservoir.
  • Le mouton *** *. Félippe qui pense que les arbres ont bien du caractère, veut montrer le mouton du paysage au Jean.
  • Au pays des coupeurs d’arbres *** *. Sur cette terre où l’on a tout coupé à ras, il reste un dernier cyprès à côté des ruines de fermes.
  • La grande barrière ****. Dans les champs, le conteur découvre une hase ayant mis à bas, mourante…
  • Destruction de Paris *** *. Voyant un homme pressé fuir avec son journal, le conteur lui adresse cette complainte sur la médiocrité de la ville.
  • Magnétisme *** *. Ces hommes qui travaillent la terre et portent en eux une véritable énergie magnétique.
  • Peur de la terre *** *. L’habitant du pays est parfois gagné par l’angoisse, parce qu’il voit trop derrière l’apparente beauté de la nature, cette force souterraine qui travaille à sa perte.
  • Radeaux perdus ***. L’isolement de la terre fait des naufragés, et certains tuent, comme si le reste du monde était trop loin.
  • Le chant du monde (juin 1932) ***. Plans pour la construction d’un roman où la nature, les forêts et les montagnes tiendraient la place dominante qu’ils tiennent dans la réalité.

Commentaires

Ce recueil de nouvelles constitue quelque part un roman d’auto-apprentissage pour l’écrivain-narrateur lequel apparaît dans la plupart des récits sous les traits d’un jeune homme à l’écoute de ceux qu’il rencontre, à l’école du pays et de ses paysans, premières expériences qui l’ont amené à ses premières écritures. Nombre de pièces peuvent être considérées comme des travaux préparatoires sur des thèmes qui se déploieront dans ses romans à venir (« Le chant du monde » est clairement l’esquisse du roman du même nom qui sera publié en 1934 ; « Le Prélude de Pan » annonce bien-sûr les trois premiers romans de Giono, dite trilogie de Pan ; « Ivan Kossiakoff » annonce Le Grand Troupeau publié en 1931…). Les premières nouvelles plus longues semblent porter tout un manifeste littéraire, constituant les codes et lignes de force de sa sensibilité d’écrivain. Placée en entrée avec son titre magnifique, la « Solitude de la pitié » exprime à partir d’un récit sec, dénué de toute fonction laudative de l’auteur, toute l’injustice qui est faite aux hommes du peuple, ces travailleurs volontaires, humains, simples, qui tombent malades et meurent dans le mépris. Une injustice telle que c’est précisément par le silence, par un récit réaliste, sec, par la description objective, que Giono renforce l’inacceptabilité des faits racontés. Ce recours important au non-dit (Giono laisse le lecteur deviner les pensées et sentiments qui motivent les mouvements décrits, et ceux qui motivent le récit) se retrouve dans de nombreux récits, comme « Babeau » où une jeune fille rapporte sur un ton enjoué les dernières paroles d’un suicidé… Cela rappelle clairement la manière de Maupassant, où l’on sent derrière le silence du narrateur, derrière l’humour cruel même, une colère sourde et une pitié profonde. L’injustice faite aux faibles se retrouve dans presque toutes les nouvelles, l’oiseau martyrisé du « Prélude de Pan », les arbres menacés de « Jaufroi de la Maussan », l’orpheline d’« Annette », ou même dans « Ivan Ivanovitch Kossiakoff » où la guerre et sa bêtise détruisent l’amitié et presque punissent la générosité humaine du personnage. Le mari trompé de « Champs » ne prête pas à rire… c’est un homme volontaire, généreux, aimant, mais qui n’est aucunement récompensé. Il est broyé non seulement par l’humain, sa femme et l’homme qu’il a hébergé, mais également par la nature qui semble lutter contre lui et défait chaque jour son travail.

L’amour de Giono pour la forêt, la montagne et les paysans, n’a rien de la naïveté du roman pastoral, ni du lyrisme romantique ou de l’idéalisation régionaliste : la nature a quelque chose d’inquiétant, de résistant, qui s’exprime de manière quasi mystique dans « Peur de la terre ». C’est comme si l’homme du pays était piégé entre une humanité vicieuse, malveillante (la civilisation corruptrice de Rousseau), et une nature réticente et presque inaccessible, à l’image de cet animal mourant dans « La Grande Barrière », que le narrateur ne peut consoler. Comme si la culture (l’esprit d’abstraction) avait rendu les hommes incompatibles avec la nature, des hommes déchus comme Les Animaux dénaturés de Vercors. Ainsi l’homme des « Radeaux perdus », dont on ne sait plus trop s’il commet un crime parce qu’il est isolé dans la nature ou parce que la civilisation de l’égoïsme et de l’enrichissement le regagnent, même là en pleine nature… Ce qui fait la modernité de Giono, c’est que ses paysans sont en fait déjà des déracinés, des rejetés de la civilisation comme l’aubergiste de « Au bord des routes », des néo-ruraux avant l’âge, qui tentent de revenir vers la terre alors que toute l’humanité semble s’en détourner, dérivant dans un mouvement irrépressible d’éloignement (cette séparation artificielle entre culture et nature, typique de la civilisation occidentale, décrite et critiquée par Philippe Descola).

C’est pourquoi le choix de Giono de défendre le pays, de faire l’éloge des paysans, de rechercher poétiquement à exprimer la nature, et de dénoncer les méfaits de la civilisation, relève de l’engagement politique et existentiel, à l’instar des décroissants (engagement nettement exprimé dans la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, en 1938)… Défense de la nature (écologie donc), ne va pas sans le déboulonnement de la civilisation. Ainsi Giono adresse ainsi une diatribe terrible contre le parisien pressé, son urbanité et son journal – symbole du faux progrès de l’intelligence humaine – dans « Destruction de Paris » : son humanité civilisée est d’une fragilité et d’une faiblesse totales. Paris n’aura de sens que lorsque les cochons prendront le métro ! retrouvant une place de co-existant à l’homme (on pense là aux espèces compagnes Donna Haraway). En conséquence, l’harmonie perdue avec la nature ne semble pouvoir se trouver que par delà la raison et la logique, tel ce « Magnétisme » mystique qui semble se dégager du travail manuel de l’artisan et du paysan (il est amusant de voir ici Giono rejoindre l’anarchiste Jules Vallès, s’exprimant pareillement dans L’Enfant…). Attention à ne pas confondre cependant, cette sorte de conversation sensuelle avec la nature, cet émerveillement simple « Le mouton », avec l’illumination de « Joselet » qui continue de voir le monde comme une machine dont il pourrait comprendre les rouages et les actionner (vision de la nature mécanisée venant de Descartes mais se retrouvant tout autant dans l’alchimie… il y a peut-être déjà un danger, une hybris, à trop vouloir démystifier le monde par la science, prévenait Épicure).

La réconciliation semble se faire par le corps, par les sens, dans l’abandon de la conscience, dans la transe chamanique décrite dans le « Prélude de Pan », lors de la fête votive du village (en l’honneur de la divinité protectrice du village), espèce d’orgie carnavalesque où toutes les normes sont oubliés, les rôles sociaux, où s’opère un grand nettoyage des certitudes et des égos… Le personnage mystérieux, humble sortant de la forêt et se réfugiant quelques temps auprès des hommes. Qui est-il ? Son dénuement et sa défense ferme de l’animal persécuté font de lui une espèce de Jésus de la nature. Il s’agit de Pan, divinité mi-animal / mi-homme des populations ancestrales à croyances chamaniques, jouant le médiateur entre une tribu et son environnement, entre l’homme, les animaux, les plantes, les éléments… Puis il disparaît. A-t-on rêvé ? Est-ce un mensonge de paysan malicieux pour expliquer ce qu’il n’a pas envie ou pas moyen d’expliquer ? Une légende que l’on raconte aux enfants pour emplir leur imaginaire de merveilles ? N’est-ce pas là simplement le rôle de l’écrivain, comme un chamane, de rétablir par la fiction le lien entre l’intellect humain et les autres formes d’existence, monde des sens, monde des morts, monde du possible… ?

Passages retenus

La contre-nature de l’homme, p. 31 :
D’abord, il faut le dire : toute cette équipe de gros hommes, les bûcherons de la taille 72, là-haut près du Garnezier arrivaient tout droit des haut bois après plus de cent jours de campement solitaires. Ils venaient de vivre cent jours, je vous dis, avec comme compagnons le ciel et les pierres. La forêt, ça n’était pas leur compagne : ils l’assassinaient. Ce qu’il faut faire pour vivre quand même ! Cette amitié qu’ils étaient forcés d’avoir pour le grand ciel tout en acier, pour l’air dur, pour cette terre froide comme de la chair de mort, ça leur mettait au coeur le désir d’embrasser les arbres comme des hommes et voilà qu’ils étaient là, au contraire pour les tuer. Je vous explique mal, que voulez-vous ?… C’est un peu, sauf votre respect, comme si vous qui aimez Berthe, je le sais, et elle le mérite, on vous obligeait pour vivre, à la tuer elle, et à faire des boudins avec son sang. Excusez-moi, c’est pour dire, mais comprenez maintenant.

Pulsion carnavalesque, p. 39 :
Ça virait, ça tournait.
On avait de la poussière jusqu’au ventre, et la sueur coulait de nous comme de la pluie, et c’était sur le parterre de bois un tonnerre de de pieds, et on entendait les han, han, du gros Boniface, et les tables qui se cassaient, et les chaises qu’on écrasait, et le verre des verres et des bouteilles qu’on broyait sous les gros souliers avec le bruit que font les porcs en mangeant les pois chiches et il y avait une épaisse odeur d’absinthe et de sirop qui nous serrait la tête comme dans des tenailles.
À dire vrai, dans tout ça, l’Antoine n’était pas pour grand-chose. Au milieu de tout ce vacarme, on n’entendait plus sa musique. Elle était perdue, dans tout ça. On le voyait, seulement, au hasard des virevoltes qui brassait son instrument avec la rage qu’on mettait, nous autres à danser. Ça n’était donc pas la musique qui nous ensorcelait mais une chose terrible qui était entrée dans notre cœur en même temps que les regards tristes de l’homme. C’était plus fort que nous. On avait l’air de se souvenir d’anciens gestes, de vieux gestes qu’au bout de la chaîne des hommes, les premiers hommes avaient faits.
Ça avait ouvert dans notre poitrine comme une trappe de cave et il en était sorti toutes les forces noires de la création. Et alors, comme maintenant on était trop petit pour ça, ça agitait notre sac de peau comme des chats enfermés dans un sac de toile. C’est raconté à ma manière, mais, je n’en sais pas plus ; et puis, c’est déjà bien beau de pouvoir vous le dire comme ça, tiré du mitan de cette chamade.

Fuite des cerveaux de campagne, p. 109 :
Moulières-Longue c’est une ferme toute isolée, perdue dans une espèce de cratère de collines et tout y prend beaucoup d’importance en raison de ce que la vue d’alentour n’est pas belle mais renfrognée. Ça, c’est la première chose. La seconde, c’est qu’aux Moulières-Longue on avait beaucoup de sous. Le père Sube était renommé. Alors, au lieu de garder sa fille pour la terre il s’était laissé monter le coup et il l’avait mise à Aix, à l’école. Blanchette Sube, grande et pliante comme du jonc, jolie figure, mais, depuis, elle me tenait un peu loin. Là-bas, elle s’était trouvé un fils de professeur ou d’huissier, ou… enfin, blond et comme elle : assortis. Deux pailles. Un coup de vent et plus personne.

Joselet, mangeur de soleil, p. 113 :
Joselet s’est assis en face du soleil.
L’autre est en train de descendre en plein feu. Il a allumé tous les nuages ; il fait saigner le ciel sur le bois. Il vendange tout ce maquis d’arbres, il le piétine, il en fait sortir un jus doré et tout chaud qui coule dans les chemins. Quand un oiseau passe dans le ciel il laisse un long trait noir tout enlacé comme les tortillons de la vigne. On entend sonner des cloches dans les clochers des villages, là-bas derrière les collines. On entend rentrer les troupeaux et ceux qui olivaient les dernières olivettes des hautes-terres s’appellent de verger en verger avec des voix qui font comme quand on tape sur des verres. […]
Le soleil est maintenant en train de se battre avec un gros nuage tout en ventre. Il le déchire à grands coups de couteau. Joselet a du soleil plein la barbe comme du jus de pêche. Ça lui barbouille tout l’alentour de la barbe. Il en a plein les yeux et plein les joues. On a envie de lui dire : « Essuie-toi. »

Le cyprès compagnie, p. 133 :
Au général, voilà : de mon temps on plantait le cyprès, vous savez pourquoi ? Parce que c’est un arbre beau chanteur. Voilà la raison. On n’allait pas chercher bien loin. On aimait cette musique de cyprès. C’est profond, c’est un peu comme une fontaine, tenez. Vous savez, l’eau des fontaines, près des fermes, ça coule, ça coule, ça fait son bruit, ça fait son chemin, ça vit, ça tient compagnie plus que dix hommes et dix femmes n’en parlons pas. Ici, on ne pouvait pas se payer le luxe de faire couler l’eau tant et plus ; ici, on mesurait l’eau à la burette. Et pourtant on avait besoin de cette compagnie des choses qui ne sont pas l’homme. Entre parenthèses, je vous dis ça mais, moi, je l’ai bien tout réfléchi dans mon temps de pâture : celui qui ne sent pas ce besoin, faites une croix dessus et allez-vous-en ; c’en est un qui est mal fini ; sa mère a fait l’avare ; il est mauvais pour la fréquentation. Donc, pour nous remplacer la fontaine on plantait un cyprès au bord de la ferme, et comme ça, à la place de la fontaine de l’eau, on avait la fontaine de l’air avec autant de compagnie, autant de plaisir. Le cyprès, c’était comme cette canette qu’on enfonce dans le talus humide pour avoir un fil d’eau. On enfonce le cyprès dans l’air et on avait un fil d’air. On venait s’asseoir là-dessous, fumer, écouter. Ce bruit sur les soucis dans la tête, ah ! Que c’est bon.

La bonne nouvelle de l’avènement du royaume de la nature, p. 142 :
Suis-moi. Il n’y aura de bonheur pour toi, homme, que le jour où tu seras dans le soleil debout à côté de moi. Viens, dis la bonne nouvelle autour de toi. Viens, venez tous ; il n’y aura de bonheur pour vous que le jour où les grands arbres crèveront les rues, où le poids des lianes fera crouler l’obélisque et courber la tour Eiffel ; où devant les guichets du Louvre on n’entendra plus que le léger bruit des cosses mûres qui s’ouvrent et des graines sauvages qui tombent ; le jour où, des cavernes du métro, des sangliers éblouis sortiront en tremblant de la queue.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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