
Renoncer à la gravité de la vie, refuser sa simplicité
Kundera (Milan) 1979, L’Insoutenable légèreté de l’être, éd. Gallimard, coll. Folio, 1984
traduit du tchèque par François Kérel (Nesnesitelná lehkost bytí).
Résumé
Tomas s’est attaché à Tereza, une serveuse un peu introvertie qu’il a rencontrée par hasard lors d’une consultation en province et qui est venue s’installer à Prague. Mais Tomas ne cesse pas ses aventures physiques – notamment avec Sabina, artiste peintre libérale. Lors de l’invasion russe, Tereza devenue photographe shoote les filles dansant moqueuses autour des chars. Ils s’exilent en Suisse, tout comme Sabina, mais Tereza ne peut supporter sa dépendance à Tomas quand il reprend ses aventures. Elle rentre à Prague et Tomas la rejoint, et sont désormais contraints à des emplois plus manuels. Sabina reste en Suisse et vit une aventure avec Franz, un professeur marié, mais décide de partir lorsqu’il quitte sa femme pour elle.
Pour [le chien], l’instant du réveil était pur bonheur : il s’étonnait naïvement et bêtement d’être encore de ce monde et s’en réjouissait sincèrement.
p. 189
Commentaires
L’intrigue digne d’un mélodrame ne doit pas tromper sur les objectifs de l’auteur. L’Insoutenable légèreté de l’être est un roman philosophique qui s’appuie sur des mouvements ordinaires de la vie (installation, séparation, perturbation, revirement, trahison…), tout à fait présents dans le mélodrame, pour réfléchir et faire réfléchir sur des concepts, un peu comme si l’on cherchait à mettre en trame narrative les aphorismes de Friedrich Nietzsche. Il réalise ainsi une illustration de l’opérabilité de certains concepts, comme le réclamait Gilles Deleuze : les concepts inventés par le philosophe ne sont et ne doivent pas être déconnectés de la vie, de l’action de la vie, ils sont des problèmes de l’existence. Ainsi, si Kundera se place dans la lignée des romanciers philosophiques comme Marcel Proust ou Robert Musil, il se place moins dans la haute sphère de la pensée et de la vie élitiste. Bien qu’il choisisse des personnages d’artistes, ils ont simplement moins de chaînes à leurs pieds (de limites par l’argent et par l’instruction), ont un plus grand panel de choix, mais sont pris dans les mêmes questionnements, incertitudes, mouvements irrationnels et contradictoires que n’importe qui. Ainsi, Kundera résout cette contradiction inhérente à l’action politique des élites de gauche, au lieu de dire ce que sont et ce que devraient faire les pauvres, les ouvriers, il rabaisse les élites au rang d’hommes ordinaires.
Malgré ce caractère philosophique, le roman reste facile à lire, bien que certaines pertes de réalisme puissent faire penser au style kafkaïen. Kundera parvient à faire saisir des subtilités littéraires qui échapperaient à nombre de lecteurs dans un strict récit, à faire entrer dans la réflexion critique philosophique des lecteurs de roman qui n’y seraient jamais entrés. La thèse essentielle du roman est la difficulté de l’homme de se résoudre à la légèreté de la vie. C’est-à-dire que les choses – ces choses que nous considérons volontiers comme fondamentales pour nous – sont ce qu’elles sont mais pourraient tout aussi bien être autres. Les personnes avec qui l’on partage sa vie, nos réalisations artistiques, notre importance sociale, nos engagements, notre côté du mur, notre religion… ces éléments censés ancrer nos existences (être au monde pleinement), ne sont en fait qu’un décor carton-pâte substituable, contingences. Accorder trop d’importance à ces choses, c’est cultiver le « kitch » : transformer la beauté de l’amour, éphémère comme la vie, en mélodrame risible ; pousser l’intensité d’être au monde par l’engagement politique jusqu’à l’entêtement obtus et fétichiste ; passer d’une spiritualité riche de sensibilité et d’émerveillement à la rigidité d’idolâtrie ; d’une compréhension et d’une défense de ses origines et de sa culture à un patriotisme caricatural… Avec leur culte du prince, leurs uniformes, leurs gestes et slogans, les régimes autoritaires sont typiquement dans une culture du kitsch. On est dans un recouvrement factice d’une peur de l’insignifiance de la vie : l’homme se donne de grands airs. Mais il ne s’agit pas non plus de tomber dans l’opposé (qui caractérise les sociétés capitalistes) : le relativisme lâche des girouettes, l’hédonisme inconséquent ; l’insouciance naïve qui ferme les yeux ; le cynisme immoral… L’excès de légèreté y rejoint le kitsch car les actions, amours et engagements y deviennent futiles, factices.
Kundera cherche à faire ressentir par ses lecteurs cette impression d’étrangeté du monde, comme avant lui Musil (dans Les Désarrois de l’élève Törless), Camus (L’Étranger) ou Sartre (La Nausée) et bien-sûr son concitoyen praguois Franz Kafka (dans l’ensemble de son œuvre). Il y a bien-sûr quelque chose de fondamentalement inquiétant à constater ainsi la fragilité de l’édifice humain, de sa culture, de sa connaissance. De quoi en revenir à ces premiers hommes terrorisés à la tombée de la nuit et émerveillés à chaque lever du jour… Cependant pour Kundera, ce monde enfin dénudé de ses vêtements de fête et de guerre n’a rien de repoussant, ni même d’inquiétant. Il invite ainsi à une acceptation intellectuelle de cette étrangeté du monde, de l’incertitude, de la complexité et de la contradiction. Contrairement à Nietzsche dans Par delà le bien et le mal, qui évoque ce même courage intellectuel de sortir de la caverne, il n’est pas question de renoncer aux valeurs humaines, à tout questionnement moral, mais de refuser toute dualité simplificatrice.
[A propos des vaches.] Paisibles, sans malice, parfois d’une gaieté puérile : on croirait de grosses dames dans la cinquantaine qui feraient semblant d’avoir quatorze ans.
p. 418
Passages retenus
p. 57 :
Nous croyons tous qu’il est impensable que l’amour de notre vie puisse être quelque chose de léger, quelque chose qui ne pèse rien ; nous nous figurons que notre amour est ce qu’il devait être ; que sans lui notre vie ne serait pas notre vie. Nous nous persuadons que Beethoven en personne, morose et la crinière terrifiante, joue son « Es muss sein ! » pour notre grand amour.
Ivresse de chute, p. 118 :
C’était le vertige. Un étourdissant, un insurmontable désir de tomber.
Je pourrais dire qu’avoir le vertige c’est être ivre de sa propre faiblesse. On a conscience de sa faiblesse et on ne veut pas lui résister, mais s’y abandonner. On se soûle de sa propre faiblesse, on veut être plus faible encore, on veut s’écrouler en pleine rue aux yeux de tous, on veut être à terre, encore plus bas que terre.
p. 148 :
Qui cherche l’infini n’a qu’à fermer les yeux.
p. 153 :
On croirait que les morts donnent un bal enfantin. Oui, un bal enfantin, car les morts sont innocents comme les enfants.
Violence dans l’amour, p. 163 :
Franz est fort, mais sa force est uniquement tournée vers l’extérieur. Avec les gens avec qui il vit, avec ceux qu’il aime, il est faible. La faiblesse de Franz s’appelle la bonté. Franz ne donnerait jamais d’ordres à Sabina. Il ne lui commanderait jamais, comme Tomas autrefois, de poser le miroir et d’aller et venir dessus toute nue. Non qu’il manque de sensualité, mais il n’a pas la force de commander. Il est des choses qu’on ne peut accomplir que par la violence. L’amour physique est impensable sans violence.
Drame de la légèreté, p. 178 :
Elle avait quitté un homme parce qu’elle voulait le quitter. L’avait-il poursuivie après cela ? Avait-il chercher à se venger ? Non. Son drame n’était pas le drame de la pesanteur, mais de la légèreté. Ce qui s’était abattu sur elle, ce n’était pas un fardeau, mais l’insoutenable légèreté de l’être.
p. 182 :
Elle regrette d’avoir été impatiente. S’ils étaient restés ensemble plus longtemps, peut-être auraient-ils commencé à comprendre peu à peu les mots qu’ils prononçaient. Leurs vocabulaires se seraient pudiquement et lentement rapprochés comme des amants très timides.
p. 206 :
Qu’est-ce que la coquetterie ? On pourrait dire que c’est un comportement qui doit suggérer que le rapprochement sexuel est possible, sans que cette éventualité puisse être perçue comme une certitude. Autrement dit : la coquetterie est une promesse non garantie de coït.
Qu’est-ce qu’un roman ? p.318-319 :
Les personnages ne naissent pas d’un corps maternel comme naissent les êtres vivants, mais d’une situation, d’une phrase, d’une métaphore qui contient en germe une possibilité humaine fondamentale […].
Les personnages de mon roman sont mes propres possibilités qui ne se sont pas réalisées. C’est ce qui fait que je les aime tous et que tous m’effraient pareillement. Ils ont, les uns et les autres, franchi une frontière que je n’ai fait que contourner. C’est cette frontière franchie (la frontière au-delà de laquelle finit mon moi) qui m’attire. Et c’est de l’autre côté seulement que commence le mystère qu’interroge le roman. Le roman n’est pas une confession de l’auteur, mais une exploration de ce qu’est la vie humaine dans le piège qu’est devenu le monde.
p.361 :
Lorsque le cœur a parlé, il n’est pas convenable que la raison élève des objections.
p.434 :
Le temps humain ne tourne pas en cercle mais avance en ligne droite. C’est pourquoi l’homme ne peut pas être heureux puisque le bonheur est désir de répétition.