
L’art comme miroir de l’âme (ou créateur d’une âme)
Wilde (Oscar) 1890-1891, The Picture of Dorian Gray (Le Portrait de Dorian Gray), Ward Lock and co., London, 1891
La toute première édition du livre date de 1890, mais fut largement censurée par l’éditeur, sans le consentement de l’auteur. L’édition de 1891 (même éditeur) sera rallongée de plusieurs chapitres (passant de 13 à 20).
Résumé
Le peintre Basil Hallward présente à Lord Henry son jeune ami et modèle Dorian Gray, dont la beauté innocente lui a permis d’atteindre une certaine perfection artistique. Lord Henry félicite Dorian pour sa jeunesse et sa beauté et lui affirme que ce sont les seules choses importantes de l’existence. Lorsque Basil leur dévoile le majestueux portrait qu’il a fait du jeune homme, Dorian Gray, effrayé à l’idée de devenir très vite bien moins beau que l’image, fait le vœu secret que ce soit le portrait qui reçoive les marques du temps à sa place…
Quelques temps plus tard, Dorian invite Basil et lord Henry au théâtre pour qu’ils découvrent la jeune actrice avec laquelle il s’est fiancé. Celle-ci manque complètement son interprétation. Pris de honte devant ses amis, Dorian l’abandonne. En rentrant chez lui, il trouve son portrait sensiblement changé…
Youth smiles without any reason. It is one of its chiefest charms.
p. 148 (Le jeune sourit sans aucune raison. C’est l’un de ses charmes capitaux)
Commentaires
You are thoroughly ashamed of your own virtues. You are an extraordinary fellow. You never say a moral thing, and you never do a wrong thing. Your cynicism is simply a pose.
p. 7 (Tu es complètement honteux de tes propres vertus. Tu es un type hors de l’ordinaire. Tu ne dis jamais une chose morale, et tu ne fais jamais une mauvaise chose. Ton cynisme est simplement une pose.)
Le seul roman d’Oscar Wilde est sans aucun doute le roman le plus célèbre du symbolisme/décadentisme (précisons que les acteurs du mouvement refusaient a priori le genre, tout comme leurs héritiers Surréalistes). On y retrouve les principales caractéristiques de ce mouvement littéraire telles que définies par exemple par Remy de Gourmont (dans L’Idéalisme) : goût pour une langue complexe, ancienne et riche, reflétant la personnalité et le flux de pensée de l’auteur, négligeant volontiers les règles académiques pour favoriser une torsion expressive de la phrase ou des mots ; goût pour la métaphysique et dégoût pour la description réaliste, goût pour le rêve, les obsessions et les folies… traitement de sujets spécifiques au monde intellectuel : l’art, la pensée, la spiritualité, sans concession pour le grand public. Mais ces tours prennent ici moins ce côté maniéré et aristocratique de la plupart des œuvres symbolistes, peut-être parce que Wilde laisse une grande place aux dialogues : Basil et Dorian ayant des voix plus faciles, proches du lecteur moyen, et Henry ayant le droit de par son titre et par son humour à une parole volontiers énigmatique, hautement cynique et méprisante pour le peuple. La voix narrative peut ainsi se laisser aller à la prose poétique sans gêner la compréhension globale.
Si le style se veut loin du réalisme, la manière dont le roman mêle considérations sur l’art, criminalité, excentricité et fantastique fera penser à Balzac : bien-sûr Le Chef-d’œuvre inconnu où la recherche d’art aboutit à la folie, mais le parallèle sera encore plus pertinent avec La Peau de chagrin, dans lequel un jeune homme use sa vie en plaisirs grâce à un objet magique. De plus, Dorian fréquente des milieux plus populaires et ses sorties, ses hésitations, ses crimes, permettent de satisfaire des attentes plus conventionnelles du lecteur (genre policier, peintures sociales…). Mais c’est bien la parole jouissive de Lord Henry qui fait vivre le texte, le rend à la fois profond par ses contre-pieds et paradoxes, et en même temps plus léger par ses bons mots et paroles désarmantes, moins précieux que les narrateurs de Sixtine de Remy de Gourmont et d’À rebours de Huysmans auquel il fait référence comme livre de chevet du héros. Et c’est également Henry qui, tel un Socrate hédoniste ou cynique, par la menée de véritables dialogues platoniciens, par son sens de la répartie, sa rhétorique sophiste (capable d’argumenter une chose aussi bien que son contraire), traque la faiblesse des pensées communes, fait progresser la dialectique et transforme l’anecdote racontée, les propos sur l’art, l’amour… en véritable quête philosophique d’un art de vivre.
Le portrait exécuté par Basil « immortalise » la beauté du jeune homme (l’auteur prend la métaphore au pied de la lettre) et rend possible l’un des fantasmes les plus répandus de l’humanité : la jeunesse éternelle. Cela n’implique pas seulement la beauté et la santé du corps, mais aussi l’insouciance, la candeur, l’impertinence qui vont avec : le jeune a la licence d’agir sans se soucier du qu’en-dira-t-on, il peut expérimenter, faire des erreurs, car on ne lui demande pas la sagesse, il peut agir en égoïste. Nulle conséquence, on pardonne tout à un visage d’ange ! Dorian Gray est libre de se consacrer à la pleine satisfaction de ses plaisirs, expérimentant ainsi l’hédonisme d’Aristippe de Cyrène (le disciple infidèle de Socrate). Cependant, les modifications progressives du portrait manifestent par l’accentuation d’un trait, la fixation d’un rictus, d’un je-ne-sais-quoi dans le regard, la vie morale de Dorian Gray (on se rapprocherait presque des théories de la physiognomonie chères à Balzac)… Agissant ainsi comme un miroir magique révélant l’âme, le portrait met Dorian Gray face à l’évidence : son comportement détruit son corps de l’intérieur ; son ego le juge et le blesse bien davantage que ne l’aurait fait le jugement extérieur (On pourra ici faire le parallèle avec Crime et Châtiment, de Dostoïevski, où Raskolnikov en vient à rechercher la punition publique pour échapper à sa persécution intérieure).
Oscar Wilde, un peu à la manière de Flaubert (« madame Bovary, c’est moi »), aurait déclaré dans une lettre en 1894 que Basil Hallward représentait sa personne telle qu’il croyait être – un artiste qui met toute sa passion dans son art quitte à devenir ennuyeux –, Lord Henry sa personne telle que le monde le voyait – un aristocrate cynique ne faisant rien, incapable de prendre quoi que ce soit au sérieux –, et Dorian Gray la personne qu’il aurait souhaité être dans sa jeunesse – un beau jeune homme qui vit sa vie pleinement, comme une suite d’expériences au monde, sans peur des conséquences, sans honte, sans crainte des jugements moraux. Le déroulement du roman désavoue la poursuite de ce mode de vie hédoniste, Dorian devenant finalement un être pitoyable (le crime étant l’art vulgaire des médiocres suivant Henry), qui vit intensément parce qu’il ignore les conséquences de ses méfaits (qui d’autre le pourrait sinon un vulgaire ou un idiot ?). Il n’est finalement admirable qu’en tant qu’objet esthétique (de tableau ou de roman). D’autre part, si Lord Henry représente la force du discours, Basil remarque qu’il n’est qu’une enveloppe de discours vide, son cynisme n’est pas un mode de vie mais une carapace sociale qui lui permet de dissimuler et d’égayer une médiocrité sociale ou vitale qui n’est pas différente de celle de l’artiste qui selon Henry réserve et transfert toute son énergie et ses émotions à son art. Quoique ennuyeux, c’est bien Basil Hallward qui, par son art qu’il a poussé à son sommet, par l’admiration-amour, la romance artistique qu’il a vécue avec Dorian, devient le seul personnage positif, celui qui vit et meurt pleinement, sans la moindre considération pour ce que le monde et Lord Henry peuvent penser de son côté ennuyeux. L’art de vivre, en tant qu’épaisseur de vie recherchée par une élite, ne se trouverait pas dans une quête de plaisirs, de jouissance ou de réussite sociale, mais finalement dans la création artistique, une sorte de pierre philosophale qui transfigure le réel, comme le fait le portrait de Basil (et donc le roman de Wilde), matérialisant l’impossible, développant l’épaisseur poétique au monde, lui conférant une âme.
The serious study of the great aristocratic art of doing nothing.
p. 29 (La sérieuse étude du grand art aristocratique de ne rien faire)
Passages retenus
La souffrance qui accompagne les dons, p. 5 :
There is a fatality about all physical and intellectual distinction, the sort of fatality that seems to dog through history the faltering steps of kings. It is better not to be different from one’s fellows. The ugly and the stupid have the best of it in this world. They can sit at their ease and gape at the play. If they know nothing of victory, they are at least spared the knowledge of defeat. They live as we all should live – undisturbed, indifferent, and without disquiet. They never bring ruin upon others, nor ever receive it from alien hands. Your rank and wealth, Harry; my brains, such as they are – my art, whatever it may be worth ; Dorian Gray’s good looks – we shall suffer for what the gods have given us, suffer terribly.
Garder le secret des belles choses, p. 6 :
When I like people immensely, I never tell their names to any one. It is like surrendering a part of them. I have grown to love secrecy. It seems to be the one thing that can make modern life mysterious or marvellous to us. The commonest thing is delightful if one only hides it. When I leave town now I never tell my people where I am going. If I did, I would lose all my pleasure. It is a silly habit, I dare say, but somehow it seems to bring a great deal of romance into one’s life.
Ce qu’on expose de soi dans sa peinture, p. 7 :
Every portrait that is painted with feeling is a portrait of the artist, not of the sitter. The sitter is merely the accident, the occasion. It is not he who is revealed by the painter ; it is rather the painter who, on the coloured canvas, reveals himself. The reason I will not exhibit this picture is that I am afraid that I have shown in it the secret of my own soul.
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Tout portrait peint avec le ressenti est un portrait de l’artiste, non du poseur. Le poseur est juste un accident, une occasion. Ce n’est pas lui qui est révélé par le peintre ; c’est plutôt le peintre qui, sur le canevas coloré, se dévoile lui-même. La raison pour laquelle je ne vais pas exposer ce tableau est que je suis effrayé d’avoir montrer dans celle-ci le secret même de mon âme.
On surestime la valeur de ce qui nous plaît sur le moment, p. 17-18 :
It is a sad thing to think of, but there is no doubt that genius lasts longer than beauty. That accounts for the fact that we all take such pains to over-educate ourselves. In the wild struggle for existence, we want to have something that endures, and so we fill our minds with rubbish and facts, in the silly hope of keeping our place. The thoroughly well-informed man – that is the modern ideal. And the mind of the thoroughly well-informed man is a dreadful thing. It is like a bric-a-brac shop, all monsters and dust, with everything priced above its proper value. I think you will tire first, all the same. Some day you will look at your friend, and he will seem to you to be a little out of drawing, or you won’t like his tone of colour, or something. You will bitterly reproach him in your own heart, and seriously think that he has behaved very badly to you. The next time he calls, you will be perfectly cold and indifferent. It will be a great pity, for it will alter you. What you have told me is quite a romance, a romance of art one might call it, and the worst of having a romance of any kind is that it leaves one so unromantic.
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C’est une chose triste à penser, mais il n’y a pas de doute que le génie dure plus longtemps que la beauté. Cela participe au fait que nous nous servons tous de telles souffrances pour nous sur-éduquer. Dans la lutte sauvage pour l’existence, nous voulons avoir quelque chose qui perdure, et ainsi nous remplissons nos esprits avec des déchets et des événements, dans l’espoir dingue de garder notre place. L’homme consciencieux et bien informé – ce qui est l’idéal moderne. Et l’esprit de l’homme consciencieux et bien informé est une chose effroyable. C’est comme un bric-à-brac, de monstres et de poussière, avec tout à un prix supérieur à sa valeur réelle. Je pense que tu te lasseras le premier, tout de même. Un jour viendra où tu regarderas ton ami, et il te semblera assez peu attirant, ou tu n’aimeras pas le ton de ses couleurs, ou quelque chose. Tu lui reprocheras amèrement dans ton coeur, et tu penseras sérieusement qu’il a vraiment mal agi envers toi. La fois suivante où il appelle, tu seras parfaitement froid et indifférent. Ce sera une grande pitié, parce que cela t’altérera. Ce dont tu m’as parlé, est une espèce de romance, une romance d’art on pourrait l’appeler, et le pire dans le fait d’avoir une romance de toute sorte, c’est que ça vous laisse tellement a-romantique.
La vieillesse est hantée par les passions de jeunesse qu’elle a échouées à cultiver, p. 34 :
For there is such a little time that your youth will last – such a little time. The common hill-flowers wither, but they blossom again. The laburnum will be as yellow next June as it is now. In a month there will be purple stars on the clematis, and year after year the green night of its leaves will hold its purple stars. But we never get back our youth. The pulse of joy that beats in us at twenty becomes sluggish. Our limbs fail, our senses rot. We degenerate into hideous puppets, haunted by the memory of the passions of which we were too much afraid, and the exquisite temptations that we had not the courage to yield to. Youth ! Youth ! There is absolutely nothing in the world but youth !
La ponctualité est un voleur de temps, p. 65 :
Lord Henry had not yet come in. He was always late on principle, his principle being that punctuality is the thief of time.
Le sacrifice de la vie pour son art, p. 82-83 :
Basil, my dear boy, puts everything that is charming in him into his work. The consequence is that he has nothing left for life but his prejudices, his principles, and his common sense. The only artists I have ever known who are personally delightful are bad artists. Good artists exist simply in what they make, and consequently are perfectly uninteresting in what they are. A great poet, is the most unpoetical of all creatures. But inferior poets are absolutely fascinating. The worse their rhymes are, the more picturesque they look. The mere fact of having published a book of second-rate sonnets makes a man quite irresistible. He lives the poetry that he cannot write. The others write the poetry that they dare not to realize.
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Basile, mon garçon, met tout ce qui est charmant chez lui dans son travail. La conséquence est qu’il n’a plus rien pour la vie hormi ses préjugés, ses principes et son sens commun. Les seuls artistes que j’ai connus qui étaient plaisants de personnalité étaient de mauvais artistes. Les bons artistes existent simplement dans ce qu’ils font, et en conséquence sont parfaitement inintéressants dans ce qu’ils sont. Un grand poète est la plus apoétique de toutes les créatures. Mais les poètes inférieurs sont absolument fascinants. Pires sont leurs rimes, plus ils semblent pittoresques. Le simple fait d’avoir publié un livre de sonnets de seconde zone rend un homme tout à fait irrésistible. Il vit la poésie qu’il ne peut pas écrire. Les autres écrivent la poésie qu’ils n’osent pas réaliser.
L’âme et le corps, p. 85 :
There was animalism in the soul, and the body had its moments of spirituality. The senses could refine, and the intellect could degrade. Who could say where the fleshly impulse ceased, or the physical impulse began ? How shallow were the arbitrary definitions of ordinary psychologists ! And yet how difficult to decide between the claims of the various schools ! Was the soul a shadow seated in the house of sin ? Or was the body really in the soul, as Giordano Bruno thought ? The separation of spirit from matter was a mystery, and the union of spirit with matter was a mystery also.
Les femmes et le goût du chagrin, p. 135 :
Besides, women were better suited to bear sorrow than men. They lives on their emotions. They only thought of their emotions. When they took lovers, it was merely to have some one with whom they could have scenes.
Se confesser pour se pardonner, p. 141 :
Finally, he went over to the table and wrote a passionate letter to the girl he had loved, imploring her forgiveness and accusing himself of madness. He covered page after page with wild words of sorrow and wilder words of pain. There is a luxury in self-reproach. When we blame ourselves, we feel that no one else has a right to blame us. It is the confession, not the priest, that gives us absolution. When Dorian had finished the letter, he felt that he had been forgiven.
Spectateur de sa propre vie, p. 164 :
To become the spectator of one’s own life is to escape the suffering of life.
Les manières, la beauté et la richesse valent mieux que les vertus, p. 211 :
Yet these whispered scandals only increased in the eyes of many his strange and dangerous charm. His great wealth was a certain element of security. Society – civilised society, at least – is never very ready to believe anything to the detriment of those who are both rich and fascinating. It feels instinctively that manners are of more importance than morals, and, in its opinion, the highest respectability is of much less value than the possession of a good chef. And, after all, it is a very poor consolation to be told that the man who has given one a bad dinner, or poor wine, is irreproachable in his private life.
La laideur est une force de réalité, p. 276 :
From cell to cell of his brain crept the one thought ; and the wild desire to live, most terrible of all man’s appetites, quickened into force each trembling nerve and fibre. Ugliness that had once been hateful to him because it made things real, became dear to him now for that very reason. Ugliness was the one reality. The coarse brawl, the loathsome den, the crude violence of discordered life, the very vileness of thief and outcast, were more vivid, in their intense actuality of impression, than all the gracious shapes of art, the dreamy shadows of song.
Le crime est un art pour pauvres, p. 317 :
All crime is vulgar, just as all vulgarity is crime. […] Crime belongs exclusively to the lower orders. I don’t blame them in the smallest degree. I should fancy that crime was to them what art is to us, simply a method of procuring extraordinary sensations. […] Oh ! Anything becomes a pleasure if one does it too often […]. That is one of the most important secrets of life. I should fancy, however, that murder is always a mistake. One should never do anything that one cannot talk about after dinner.
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Tout crime est vulgaire, aussi bien que toute vulgarité est un crime. […] Le crime appartient aux basses classes. Je ne les en blâme pas du moindre degré. J’ai la fantaisie de croire que le crime est pour eux ce que l’art est pour nous, simplement une méthode pour se procurer des sensations extraordinaires. […] Oh ! Tout chose devient un plaisir si on le répète trop souvent […]. C’est le plus important secret de la vie. Je me figure, cependant, que tuer est toujours une erreur. On ne devrait jamais rien faire dont on ne pourra pas parler après dîner.
La moralité des récemment convertis, p. 325 :
My dear boy, you are really beginning to moralise. You will soon be going about like the converted, and the revivalist, warning people against all the sins of which you have grown tired.