
Lire du théâtre, c’est vivre une expérience de metteur en scène
Barrault (Jean-Louis), Mise en scène de Phèdre de Racine (1946), Seuil, coll. Points Essais
Résumé
Jean-Louis Barrault détaille la manière dont il s’attaque à cette pièce classique. Il détaille la préparation : documentation, théories sur l’œuvre de Racine, sur la déclamation des alexandrins classiques, sur le décor possible, sur les personnages, la répétition et la représentation.
Après avoir discuté de quelques problèmes particuliers autour de la diction de cette pièce classique (les alexandrins raciniens, la prononciation du e et des liaisons, la marque du rythme aux accents de phrase), l’auteur précise à chaque page du texte de la pièce, comment il verrait le jeu d’acteurs, les mouvements, les intonations de voix…
Enfin, il discute des points importants que sont l’émotion suscitée par une représentation, et surtout sa conception des mouvements symphoniques de Phèdre : la comparaison des grands monologues raciniens à de grands solos d’opéra, avec une préparation, un palier et une envolée, une reprise par une autre voix…
L’auteur : Jean-Louis Barrault (1910-1994)
Fils d’un pharmacien. Élève au lycée Chaptal (8e) puis à l’École du Louvre. Il est l’élève de Charles Dullin puis acteur dans sa troupe de 33 à 35. Il rencontre Étienne Decroux qui l’amène à s’intéresser au mime. En 35-36, il anime le Grenier des Augustins (au n°7 de la rue des Grands Augustins, Saint Germain des Prés), salle de théâtre expérimental dans un bâtiment devenu atelier et squat d’artisans et artistes (là où Balzac situait son Chef-d’Oeuvre inconnu, Picasso y peint Guernica en 37).
En 40, il entre à la Comédie-Française, il y met en scène Le Soulier de satin de Paul Claudel et Phèdre de Racine. Il démissionne en 46 puis fonde la compagnie Renaud-Barrault au théâtre Marigny. En 59, Malraux lui confie la direction du théâtre de l’Odéon, qu’il ouvre en 68 aux étudiants. Contraint à la démission, il installe sa compagnie dans de nouveaux théâtres comme l’Élysée Montmartre (salle de catch), la gare d’Orsay, ou le Rond-Point.
Commentaires
Si la lecture de pièces de théâtre est souvent décriée, sorte de parent pauvre en comparaison d’une mise en scène, cet ouvrage d’un metteur en scène s’avère une expérience unique, plongée au cœur de la connexion entre le texte littéraire et l’action dramatique, regard artistique sur une pièce classique parmi les classiques du répertoire français mais cherchant sans cesse à en réactiver les subtilités et la beauté. Invitation à lire les textes dramatiques avec un autre œil, celui du metteur en scène. Lire un texte de théâtre n’est plus seulement une vision incomplète de ce qu’est le théâtre, une étude du « texte », des dialogues, mais une interrogation sur ce qui dans un texte présente du dramatique, porter un regard de metteur en scène sur un texte, l’animer à la lecture. C’est ainsi redécouvrir le cœur de l’art dramatique, car le regard sur un spectacle ne sera que plus aiguisé par la confrontation avec une mise en scène intérieure. C’est également renouer avec les pratiques culturelles classiques et même antiques du théâtre, de l’opéra ou du ballet, dans lesquelles les thèmes et l’intrigue sont tout à fait connues à l’avance, ce qui permet de se concentrer pleinement sur les subtilités esthétiques, dramatiques ou idéologiques d’une mise en scène et d’une réinterprétation d’un mythe connu.
Il est également question de redécouvrir la diction classique trop souvent malmenée et déformée par l’apprentissage scolaire. Car la diction que préconise l’auteur est assez lointaine de celle habituelle, trop monotone ou trop parlée, prononciation affectée de toute liaison et systématique du e muet suivi de consonne. Contrairement à ce qui est enseigné, les liaisons doivent selon le metteur en scène, mais peut-être uniquement pour le théâtre classique et pour Racine, être faites au minimum, surtout pas avant une pause, et elles ne doivent pas rompre les accents de phrase. Cette nouvelle manière de lire met l’accent sur ces accents de phrase qui, associés à une bonne compréhension du contexte de l’action dramatique et de la psychologie des personnages, permettent de réellement ressentir le mouvement et la vie derrière ces alexandrins classiques trop réguliers.
La comparaison avec les chants d’opéra – rythme et reprises de mêmes mouvements par différentes voix, leaders (Hippolyte et Phèdre) puis seconds (les suivants comme dans une opérette, une comédie… reprennent et rejouent la scène de leurs maîtres), ou seconds puis principaux (tragédie : les voix secondaires annoncent et les voix plus puissantes reprennent et font éclater leur puissance)… – est très pertinente mais difficile à suivre pour qui ne connaît que peu l’opéra. L’opéra était un art et une culture majeure à cette époque, et même dominante, bien moins de nos jours. On ne peut que se douter de l’influence de celui-ci sur le théâtre et la composition dramatique et poétique des vers à l’époque de Racine. Cette comparaison tout juste ébauchée donne autant de pistes pour une meilleure compréhension de l’art classique.
Passages retenus
Racine devait être, en effet, un homme de théâtre extraordinaire. Ne composait-il pas Mithridate à haute voix ? On connaît l’anecdote qui décrit Racine arpentant les jardins des Tuileries tout en composant à haute voix, tournant autour des bassins, se tordant les mains, se lamentant si bien que les jardiniers attirés par tant de détresse apparente, crurent qu’ils avaient devant eux un désespéré qui voulait se jeter dans le bassin. Voilà une bien attrayante image du « doux et tendre Racine » !
p. 20, prononciation des vers classiques, réaliste ou maniérée ?
Que s’était-il passé ?
« Forcé de s’accommoder à l’habitude de chanter que les comédiens avaient contractée, il prenait la peine de noter les rôles en étudiant les tons qui se rapprochaient le plus des sentiments qu’il avait voulut peindre », ajoute le commentateur. […]
Il devait noter les sons qui se rapprochaient le plus de la nature ; il écoutait parler les gens de la rue ; notait leurs inflexions de voix ; marquait les notes qui correspondaient à ces inflexions et s’en inspirait au moment de la création. C’est pour se rapprocher de la nature que Racine notait musicalement les intonations. […]
Toujours est-il que la révolution de Racine dans l’art de la déclamation était orientée vers le naturel parce que la diction d’alors ne l’était pas. Il voulait libérer l’âme des rigueurs fausses de la mélopée.
Mais que ferait-il de nos jours, où le jeu est devenu si « naturel », parfois même si vulgaire, qu’il supprime toute grandeur ; où les alexandrins ont parfois 13 pieds, plus souvent 11, et rarement 12 ? Ne se remettrait-il pas à noter musicalement ses vers, mais cette fois pour s’écarter de ce naturalisme vulgaire, pour s’éloigner de la prose et pour se rapprocher du chant ?
L’alexandrin est un vers de douze syllabes. Parmi ces syllabes, certaines sont dites accentuées ; certaines, atones, selon qu’elles obéissent ou non, soit à l’accent d’insistance, soit à l’accent tonique.
p. 42, sur le rythme des vers classiques
Ce sont les rebondissements subtils de ces syllabes atones se heurtant et s’accordant avec les syllabes accentuées qui constituent le rythme de l’alexandrin.
Outre ses douze syllabes, l’alexandrin se divise en un certain nombre d’éléments rythmiques. On appelle élément rythmique, un groupe de mots qui expriment une idée simple et unique. En général, un accent tonique et rythmique a lieu sur la dernière syllabe de tout élément rythmique. […]
Aucun élément rythmique ne doit chevaucher la pause. Puisque tout élément rythmique se termine par une syllabe accentuée et que la sixième syllabe d’un alexandrin doit terminer un élément rythmique, il en résulte que la sixième syllabe de l’alexandrin sera obligatoirement une syllabe accentuée.
En abusant des liaisons : 1. on fausse l’harmonie et la musicalité du vers. 2. En liant les éléments rythmiques les uns aux autres en une longue guirlande incompréhensible, on brouille le sens de la phrase. 3. Les voyelles, ne rencontrant plus de difficultés pour se former, se ramollissent, se ternissent et tendent toutes vers la prononciation d’un e mou. La diction devient uniforme et grise. Elle perd son fruité et sa couleur. 4. On ne respecte plus les accentuées. La diction devient uniformément atone. 5. Le sens de la phrase peut enfin changer.
La diction est d’autant plus dense que les liaisons sont utilisées avec économie.
En versification, il n’existe pratiquement pas de règles sur les liaisons.
Mais ces règles existent en prose. […]
Règle principale. – On lie dans l’intérieur d’un groupe rythmique ; on ne lie pas d’un groupe rythmique au suivant. On lie d’une syllabe atone sur la suivante, on ne lie pas d’une syllabe accentuée. […]
Ronsard ne conseillait-il pas, dans certains cas, de cultiver la rencontre de 2 voyelles « et particulièrement à la pause », « car cela fait », disait-il, « un effet merveilleusement rude » ?pp. 46 et 49, sur la question de la prononciation des liaisons
Rappelons encore que les liaisons doivent être faites « au minimum ».
Pendant sa réplique, Hippolyte a été séduisant de sincérité. Phèdre est retournée. Sa passion lui fouaille les entrailles. Sa voix est dans la gorge. Tout son sang, véritablement, s’est retiré sous le charme de la voix d’Hippolyte. C’est un cri de souffrance qu’elle pousse avec le « Ah ! ». Elle s’adosse de plus en plus contre Oenone qui est là, plantée, comme un poteau d’exécution.
p. 115, commentaire de la scène V, Acte II
Ce qu’a dégagé cette période, c’est une sensualité extrême. La féminité de Phèdre s’épanouit jusqu’aux limites de la décence. Par un subterfuge habile et perfide, on ne sait plus si elle parle pour elle-même en se mettant à la place d’Ariane ; ou si elle se joue d’Hippolyte, si elle est sincère. On sait du moins qu’elle déploie tout son charme, qu’elle tente sensuellement de l’envoûter. Pour être la plus troublante, elle vient de tout troubler. L’air est humide de ses images, de ses pensées, de sa démarche souple et ondulée, de sa voix roucoulante et ouatée. Sa peau brille de chaleur, la paume de ses mains est moite. L’air est embaumé de son odeur ; on perçoit presque le goût qu’elle a. Elle vient de « sécréter » toute sa réserve de séduction.
p. 119, commentaire de la scène V de l’Acte II