Balance ta science : Morphologie du conte, Vladimir Propp

Analyse du squelette des contes merveilleux : une piste pour des traditions orales disparues ou transformées

Propp (Vladimir) 1928-1969, Morphologie du conte, Seuil, coll. Points, 1970

Note : 3.5 sur 5.

Publié en 1928, revu et corrigé par l’auteur en 1969.
Traduit du russe par Marguerite Derrida, Tzvetan Todorov et Claude Kahn (Морфология сказки). Cette édition contient également les articles :
– « Les transformations du conte merveilleux » (1928) (Трансформасии-волщевних сказок), de Vladimir Propp
– « L’étude structurale et typologique du conte » (1969) (Структурно топологическое изучене сказки), de Éléazar Mélétinski

Présentation

Cet essai présente une classification des contes merveilleux, en s’appuyant sur le concept de « fonctions » qui sont les différentes étapes typiques du conte (éloignement, interdiction, enlèvement, épreuve…). Cette classification est un outil pratique qui permet d’étudier le fonctionnement narratif des contes, le système de valorisation éducatif et culturel.

Pour illustrer au mieux ces « fonctions » du conte, je vous propose mon Essai de reconstitution des rites de passages à l’âge adulte tels qu’on peut les imaginer à travers les contes, écrit en suivant les descriptions de Propp et d’après son idée que les contes merveilleux prennent source dans les rites et croyances des peuples ancestraux.

Commentaires

Propp établit un parallèle entre le fonctionnement d’un conte merveilleux et celui de la phrase. Certains éléments ont des « fonctions » nécessaires (comme sujet-verbe-objets du verbe) et d’autres facultatives (compléments). Par leur nature, ces éléments nécessitent le recours à d’autres fonctions spécifiques (comme certains verbes nécessitent un objet direct, indirect ou deux objets… comme le déterminent appelle un nom) : l’interdiction souvent énoncée par les parents appelle l’acte de transgression, le méfait commis par un agresseur (enlèvement, vol…) appelle la quête du héros, un combat et la réparation du méfait… Le point de fin de phrase pourrait être la transfiguration du personnage principal en héros, c’est-à-dire le passage de l’enfant à l’adulte. Ainsi considéré, l’essai a des airs d’ouvrage de grammaire rébarbatif dans lequel seraient listés des fonctions et les différentes natures d’objets qui peuvent les remplir…

Maladroitement caché derrière sa posture de scientifique du littéraire, à la manière de ses collègues formalistes russes, Propp propose un outil descriptif efficace mais suggère mal le potentiel d’interprétation que permet son analyse. Si les fonctions ont une importance spécifique dans les contes, c’est que la structure répétitive et donc attendue soutient la portée éducative des contes. C’est-à-dire qu’une fonction appelle une fonction réponse (interdiction-transgression-conséquence ; épreuve-échec-nouvelle épreuve… méfait-quête-réparation…) et les lecteurs ou auditeurs du conte prêtent particulièrement attention à la nature d’une fonction qu’ils reconnaissent comme telle dans la mesure où ils savent que viendra une fonction qui lui fera réponse est dont ils attendent la nature. C’est par cette interdépendance forte qu’apparaît une lecture morale (qui sera l’objet du travail de Bettelheim dans Psychanalyse des contes de fées).

La description de certaines fonctions est intéressante en soi (éloignement, transgression, fonction du donateur, marque…), mais surtout peut à merveille servir de ressource pédagogique pour l’écriture de conte : l’apprenti conteur fait son choix comme dans un catalogue, est entraîné par ses choix dans son récit comme dans un livre dont vous êtes le héros. Mais c’est à la toute fin de son essai et plus explicitement dans l’article « Les Transformations du conte merveilleux », publié la même année donc comme une sorte de complément, que Propp évoque la lecture anthropologique qu’on peut avoir de son travail, suggérant très prudemment que les contes trouveraient leurs origines dans les cultures ancestrales d’avant l’antiquité… Il pense là aux peuples à croyances animistes (nombreux dans le nord et l’est de la Russie). Certains sujets (dragons, fées) et objets magiques peuvent être considérés comme des réminiscences de ces anciennes cultures où les peuples s’attiraient les bienfaits ou méfaits des esprits par leurs actions, préservés dans les contes car ils possédaient un potentiel symbolique fort. D’autres se sont transformés, s’adaptant aux contextes locaux et culturels. Mais ce qui ressort de ce rapprochement, c’est le parallèle évident qu’on pourrait faire entre le conte et le rite de passage à l’âge adulte de ces peuples anciens. Le conte ainsi proposé aux enfants serait une vision déformée de la transformation qu’on attend d’eux (responsabilité, autonomie, justice, entraide…).

Compte rendu brut

Propp constate l’échec des recherches jusqu’à son époque pour donner une classification pertinente des contes merveilleux suivant les sujets : personnages (princes, dragons, paysans, sorcière, fées…) ou objets (vêtement magique, pouvoir, potion, animal magique…). Il propose à la place de s’intéresser aux actions mêmes qu’il appelle fonctions. Il en liste une trentaine qui reviennent très fréquemment telles que : l’éloignement d’un personnage, l’interdit, la transgression, l’interrogation ou tromperie de l’agresseur, le héros se laisse tromper, le méfait initial, le départ, l’épreuve, réception d’un objet magique, combat, marque du héros, réparation, retour, poursuite, secours, nouvelle quête, prétention d’un faux héros, arrivée incognito, tâche difficile, reconnaissance du héros, transfiguration du héros, punition du faux héros, mariage… La difficulté est de bien distinguer les fonctions entre elles, car une même action peut prendre une fonction différente suivant sa place dans l’ensemble (le méfait initial diffère d’une punition suite à un échec à une épreuve…), et de les distinguer d’actions secondaires ou de circonstances (concernant le passé d’un personnage).

Ces fonctions se répartissent sur six (ou sept) sphères d’action des personnages : l’agresseur (dragon, roi méchant, sorcière…), le donateur (une fée), l’auxiliaire (l’objet magique, l’animal compagnon…), personnages dont on attend la reconnaissance de la réussite de la quête (la princesse enlevée, le père, le mandateur de la quête qui chez Propp est à part…), le héros, le faux-héros (un proche, un demi-frère, un imposteur, un traître, l’ennemi déguisé…). Certains personnages peuvent s’occuper de fonctions sur plusieurs sphères d’action, comme certaines sphères d’action peuvent être prises en charge par plusieurs personnages (l’auxiliaire peut être son propre donateur ; l’agresseur peut être l’imposteur final…). Si les fonctions permettent de décrire et de décomposer les contes en repérant des similitudes, ce sont bien les variables, les attributs des personnages (noms, aspect physique, qualités, manière d’entrée en scène, habitat…) ou des objets (propriété magique) qui font toute la richesse et la beauté du conte (ce qu’on en retient).

Le schéma de succession des fonctions est particulièrement similaire pour tous les contes merveilleux (certaines fonctions sont absentes mais jamais déplacées). Cette structure figée caractérise selon Propp la nature du conte merveilleux et permet d’étudier la valeur de tel ou tel attribut d’un personnage (si le dragon d’agresseur devient donateur…), et la motivation des transformations qui ont pu avoir lieu entre un conte originel et ses dérivés. L’art de conter est ainsi limité par un respect de l’ordre des fonctions (puisqu’elles s’impliquent les unes les autres), par certaines attributions relatives à ces fonctions, mais le conteur est tout à fait libre d’omettre des fonctions, de choisir la manière dont s’effectuent ces fonctions, et d’attribuer différentes qualités à ses personnages. Il peut aussi superposer des contes, les coordonner ou subordonner (avec un second héros qui fait une autre quête)…

Article « Les transformations du conte merveilleux »
Reprenant les conclusions de sa Morphologie du conte, à savoir que les contes merveilleux ont une structure similaire qui semble attester d’une origine commune qui remonterait à des temps très anciens de l’humanité et de ses croyances, Propp compare les variations des contes à la théorie de l’évolution des espèces de Darwin. C’est-à-dire que les contes ne se créent pas ex nihilo mais dérivent, sont transportés, répétés et adaptés par chaque nouveau conteur. Ils subissent donc des transformations selon le contexte de propagation, la culture, les croyances, les préoccupations locales… Les interprétations merveilleuses, héroïques, logiques et internationales sont a priori les plus anciennes.

Passages retenus

Les variables des contes, p. 106-108
L’étude des personnages selon leurs fonctions, leur division en catégories et l’étude des formes de leur entrée en scène nous amènent inévitablement au problème général des personnages du conte. Nous avons montré plus haut qu’il fallait distinguer très nettement deux objets d’étude : les auteurs des actions et ces actions elles-mêmes. La nomenclature et les attributs des personnages sont des valeurs variables. Par attribut, nous entendons l’ensemble des qualités externes des personnages : leur âge, sexe, situation, leur apparence extérieure avec ses particularités, etc. Ces attributs donnent au conte ses couleurs, sa beauté et son charme. Lorsqu’on parle d’un conte, on se rappelle d’abord Baba Yaga et sa maisonnette, le dragon à plusieurs têtes, le prince Ivan et la belle princesse, les chevaux magiques qui volent, et bien d’autres choses encore. Mais comme nous l’avons vu, un personnage en remplace facilement un autre. Ces remplacements ont leurs causes, parfois très complexes. La vie réelle elle-même crée des figures nouvelles et colorées qui supplantent les personnages imaginaires ; le conte subit l’influence de la réalité historique contemporaine, de la poésie épique des peuples voisins, de la littérature aussi [aussi bien que], et de la religion, qu’il s’agisse des dogmes chrétiens ou des croyances populaires locales. Le conte conserve les traces du paganisme le plus ancien, des coutumes et rites de l’antiquité. Il se transforme peu à peu, et ces métamorphoses sont également soumises à des lois. […]
L’étude des attributs des personnages ne comprend que les trois rubriques fondamentales suivantes : aspect et nomenclature, particularités de l’entrée en scène, habitat […] Bien que ces éléments soient des valeurs variables, on peut observer ici aussi de très nombreuses répétitions. Les formes les plus brillantes, celles qui se répètent le plus souvent, représentent un certain canon. Ce canon peut être isolé. […] Il existe un canon international, des formes nationales, en particulier indiennes, arabes, russes, allemandes, et des formes provinciales : du Nord, de la région de Novgorod, de celle de Perm, de Sibérie, etc. Il y a enfin des formes qui correspondent à certaines catégories sociales, comme les formes semi-urbaines, celles des soldats, celles des ouvriers agricoles.

p. 110
L’analyse des attributs permet une interprétation scientifique du conte. Du point de vue historique, cela signifie que le conte merveilleux, dans sa base morphologique, est un mythe.

p. 122
Le conte merveilleux est un récit construit selon la succession régulière des fonctions citées dans leurs différentes formes, avec absence de certaines d’entre elles dans tel récit, et répétitions de certaines dans tel autre.

À l’origine des contes, p. 131
Si tous les contes merveilleux sont aussi uniformes, cela ne signifie-t-il pas qu’ils proviennent tous de la même source ? […] il semble en effet qu’il en soit ainsi. Cependant, le problème des sources ne doit pas être posé de façon étroitement géographique. Dire « une source unique » ne signifie pas forcément que les contes ont pour origine, par exemple, l’Inde, et qu’à partir de là ils se sont répandus dans le monde entier, prenant au cours de leurs voyages des formes différentes, – selon ce que certains admettent. La source unique peut-être, aussi bien, psychologique, sous un aspect historico-social. […] Enfin, la source unique peut se trouver dans la réalité. Entre la réalité et le conte, il existe certains points de passage : la réalité se reflète indirectement dans les contes. Un de ces points de passage est constitué par les croyances qui se sont développées à un certain niveau de l’évolution culturelle ; il est très possible qu’il y ait un lien, régi par des lois, entre les formes archaïques de la culture et la religion d’une part, et entre la religion et les contes d’autre part. Une culture meurt, une religion meurt, et leur contenu se transforme en conte. Les traces des représentations religieuses archaïques que conservent les contes sont si évidentes qu’on peut les isoler avant toute étude historique, comme nous l’avons déjà indiqué plus haut. Mais étant donné qu’il est lus facile d’expliquer une telle hypothèse historiquement, nous établirons, en guise d’exemple, un bref parallèle entre contes et croyances. Les contes présentent les transporteurs aériens d’Ivan sous trois formes fondamentales : le cheval volant, les oiseaux, le bateau volant. Ces formes représentent justement les porteurs de l’âme des morts, le cheval dominant chez les peuples pasteurs et agriculteurs, l’aigle chez les peuples chasseurs, et le bateau chez ceux qui vivent au bord de la mer. On peut donc penser qu’un des principaux fondements structurels des contes, le voyage, est le reflet de certaines représentations sur les voyages de l’âme dans l’autre monde.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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