
Le paradis perdu du bébé premier
Nothomb (Amélie) 2000, Métaphysique des tubes, Albin Michel, Le Livre de Poche
Résumé
Pendant les deux premières années de sa vie, Amélie s’était contentée d’une vie végétative, sans émotion, sans réaction, sans mouvement, les yeux ouverts mais sans regard. Puis, elle se mit à hurler, à brailler, à taper. Ses parents désemparés, invitent la grand-mère à les rejoindre au Japon pour observer ce bouleversement. La grand-mère amadoue l’enfant sauvage avec un bâton de chocolat blanc. Le goût éveille alors la sensibilité de l’enfant. La petite rattrape son retard et expérimente la vie avec sa nourrice japonaise qui l’adore comme une petite princesse. Elle perd peu à peu sa conviction d’être un Dieu, qu’elle avait gardée toute sa jeunesse de tube à nourriture et à vie, plein de suffisance.
Commentaires
L’impression d’être au centre du monde quand on est bébé est amenée par la comparaison du bébé-dieu (prolongement ou plutôt origine de l’enfant-roi). Très prolixe, la comparaison permet un filet allégorique : de la chute de l’Homme depuis le paradis ; des retournements étonnants : la première enfance, vie sans conscience ni sensibilité de « tube » est en fait un état de mort – ou mort de l’être humain – ; une interprétation de l’égocentrisme incorrigible de l’Homme. De même, l’image du tube permet de considérer l’absurdité de la vie : Dieu n’est Dieu que s’il est indifférent, l’Homme n’est satisfait qu’inconscient. Le tube est ainsi le stade de la vie où l’Homme est encore en adéquation avec la nature ou avec l’Un (la conscience serait ce qui décolle l’Homme de la nature, comme dans Les Animaux dénaturés, de Vercors). Cependant, Amélie Nothomb trouve dans cette vision épicurienne du Dieu indifférent une légèreté de la vie, une jouissance des sens et des instants.
Enfin, sa période anormalement prolongée à l’état de bébé suffisant lui permet un festival de commentaires humoristiques sur la situation, ainsi que des réflexions intéressantes sur la première jeunesse et l’éveil. En revanche, tout comme Sartre dans Les Mots, Amélie Nothomb a une fâcheuse tendance à vouloir prouver rétrospectivement et très artificiellement sa vocation d’écrivain. On pensera tout de même que le bébé a une vie sensuelle et psychologique probablement plus élaborée… avec des douleurs inexplicables, des frustrations inacceptables, une envie insatiable de faire comme les autres humains, saisir, marcher, parler… En cela, le développement stoppé de la petite Amélie, son apathie, est significatif d’une illusion rétrospective d’un temps idéal fantasmé, par opposition au mal-être de l’âge adulte conscient.
Passages retenus
p. 5-7
Dieu était l’absolue satisfaction. Il ne voulait rien, n’attendait rien, ne percevait rien, ne refusait rien et ne s’intéressait à rien. La vie était à ce point plénitude qu’elle n’était pas la vie. Dieu ne vivait pas, il existait. […] Il était impossible de remarquer le moment où Dieu avait commencé à exister. C’était comme s’il avait existé depuis toujours.
Dieu n’avait pas de langage et il n’avait donc pas de pensée. Il était satiété et éternité. Et tout ceci prouvait au plus au point que Dieu était Dieu. Et cette évidence n’avait aucune importance, car Dieu se fichait éperdument d’être Dieu. […] Les seules occupations de Dieu étaient la déglutition, la digestion et, conséquence directe, l’excrétion. […] Dieu ouvrait tous les orifices nécessaires pour que les aliments solides et liquides le traversent.
C’est pourquoi, à ce stade de son développement, nous appellerons Dieu le tube. […] Les tubes sont de singuliers mélanges de plein et de vide, de la matière creuse, une membrane d’existence protégeant un faisceau d’inexistence. […] Dieu avait la souplesse du tuyau mais demeurait rigide et inerte, confirmant ainsi sa nature de tube. Il connaissait la sérénité absolue du cylindre. Il filtrait l’univers et ne retenait rien.
p. 46-47
Qu’avaient-ils donc pensé que je faisais, dans mon berceau, pendant si longtemps, sinon mourir ma vie, mourir le temps, mourir la peur, mourir le néant, mourir la torpeur ?
La mort, j’avais examiné la question de près : la mort, c’est le plafond. Quand on connaît le plafond mieux que soi-même, cela s’appelle la mort. Le plafond est ce qui empêche les yeux de monter et la pensée de s’élever. Qui dit plafond dit caveau : le plafond est le couvercle du cerveau. Quand vient la mort, un couvercle géant se pose sur votre boîte crânienne. Il m’était arrivé une chose peu commune : j’avais vécu ça dans l’autre sens, à un âge où ma mémoire pouvait sinon s’en souvenir, au moins en conserver une vague impression.
Quand le métro sort de terre, quand les rideaux noirs s’ouvrent, quand l’asphyxie est finie, quand les seuls yeux nécessaires nous regardent à nouveau, c’est le couvercle de la mort qui se soulève, c’est notre caveau crânien qui devient un cerveau à ciel ouvert.
Ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont connu la mort de trop près et en sont revenus contiennent leur propre Eurydice : ils savent qu’il y a en eux quelque chose qui se rappelle trop bien la mort et qu’il vaut mieux ne pas la regarder en face. C’est que la mort, comme un terrier, comme une chambre aux rideaux fermés, comme la solitude, est à la fois horrible et tentante : on sent qu’on pourrait y être bien. Il suffirait qu’on se laisse aller pour rejoindre cette hibernation intérieure. Eurydice est si séduisante qu’on a tendance à oublier pourquoi il faut lui résister.