
Mangez donc vos pauvres puisque vous n’en voulez pas !
Swift (Jonathan) 1729, Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public, Mille et une Nuits, 1995
Traduit de l’anglais (1995) par Lili Sztajn (titre original : A modest proposal for preventing the children of poor people from being burthen to their parents or country, and for making them beneficial to the public).
Disponible sur wikisource (autre traduction)
version anglaise et epub
Résumé
Voici une solution radicale, avantageuse sur tous les plans, pour régler le problème de la pauvreté galopante, du nombre croissant d’enfants mendiants et délinquants dans les rues d’Irlande : dévorons-les !
Après un an d’allaitement, ils seront bien dodus et rapporteront pour un met de choix un revenu confortable à leurs génitrices, et une nouvelle source de richesse et de culture culinaire à leur pays.
Commentaires
Satire ironique à ne pas prendre à la blague. Dans la même veine rabelaisienne que ses Voyages de Gulliver, publiés trois ans auparavant, Swift prend réellement part aux débats politiques de son temps, ici à un débat sur les remédiations possibles à la pauvreté et notamment à la multiplication des enfants mendiants et délinquants (débat qui aboutira au Royaume-Uni à l’adoption de la New Poor Law en 1834, enfermement et mise au travail forcé des mendiants et des enfants des rues, loi inspirée par les pensées de Malthus, Bentham ou Ricardo – traite infâme des enfants dénoncée notamment par Charles Dickens dans Oliver Twist en 1837-1839). On peut rapprocher ce pamphlet tout en ironie dénonçant l’immoralité des élites, au court texte De l’esclavage des nègres, de Montesquieu, paru en 1748. Tout comme ce dernier, Swift utilise les arguments de ses adversaires : le discours sérieux à l’apparence scientifique, calculs, rhétorique faisant croire que tout le monde va y gagner (pensons au fameux et fumeux « gagnant-gagnant » des pragmatiques…), utilisé par ceux qui durcissent la condition des pauvres, pour justifier et maintenir un traitement inhumain qui ne s’explique que par l’intérêt économique qu’ils ont à cette situation. À la manière d’un Socrate, l’ironie développe les discours, imite la pensée de ses adversaires, développe et enfle l’idée, jusqu’à ce qu’ils explosent de ridicule.
Pour l’auteur, la bonne société se plaint continuellement des pauvres mais n’accepte aucune des mesures logiques qui pourraient améliorer la situation (car elles rogneraient certains de leurs privilèges). Des mesures évidentes que tout le monde connaît très bien, comme par exemple augmenter les bas salaires, car il n’y a pas que des sans-emploi, il y a aussi quantité de travailleurs pauvres, qui basculent dans la mendicité ou criminalité au moindre accident de la vie, période de crise… particulièrement dans les campagnes (situation de nombre des travailleurs « journaliers » et paysans non propriétaires, tout à fait attesté dans les études historiques sur la vie des paysans à cette époque), poussant ainsi ces bras inutiles, affamés et désespérés sur les routes des villes.
Au lieu d’améliorer la situation en donnant aux pauvres une chance de s’en sortir honnêtement, les élites les voient uniquement comme une mauvaise herbe à éliminer, des fainéants à réprimer, une population quasiment sauvage à éduquer et contrôler par la force. Pour Swift, les riches sont responsables de la pauvreté puisqu’ils exploitent les travailleurs pauvres pour accumuler des richesses. En plus de cela, ils les haïssent au point de vouloir les traiter des manières les plus inhumaines qui soient. Il ne leur reste donc qu’à les manger ! D’une manière métaphorique, les élites mangent déjà les enfants des pauvres puisqu’ils prennent l’argent de leurs parents. Cette métaphore d’une société dévorant ses pauvres est particulièrement populaire dans la culture anglophone (pensons par exemple au titre d’un célèbre album du groupe américain Funkadelic, America eats its young, en 1972). On peut dire qu’elle illustrerait bien la thèse principale des travaux de Karl Marx (le capital se constitue par confiscation de la valeur du travail).
Passages retenus
Argument économique, p. 13-14 :
Je reconnais que ce comestible se révélera quelque peu onéreux, en quoi il conviendra parfaitement aux propriétaires terriens qui, ayant déjà sucé la moelle des pères, semblent être les mieux qualifiés pour manger la chair des enfants.
On trouvera de la chair de nourrisson toute l’année, mais elle sera plus abondante en mars, ainsi qu’un peu avant et après, car un auteur sérieux, un éminent médecin français, nous assure que grâce aux effets prolifiques du régime à base de poisson, il naît, neuf mois environ après le Carême, plus d’enfants dans les pays catholiques qu’en toute autre saison ; c’est donc à compter d’un an après le Carême que les marchés seront le mieux fournis, étant donné que la proportion de nourrissons papistes dans le royaume est au moins de trois pour un ; par conséquent, mon projet aura l’avantage supplémentaire de réduire le nombre de papistes parmi nous.
Ainsi que je l’ai précisé plus haut, subvenir aux besoins d’un enfant de mendiant (catégorie dans laquelle j’inclus les métayers, les journaliers et les quatre cinquième des fermiers) revient à deux shillings par an, haillons inclus, et je crois que pas un gentleman ne rechignera à débourser dix shillings pour un nourrisson de boucherie engraissé à point qui, je le répète, fournira quatre plats d’une viande excellente et nourrissante, que l’on traite un ami ou que l’on dîne en famille. Ainsi, les hobereaux apprendront à être de bons propriétaires et verront leur popularité croître parmi les métayers, les mères feront un bénéfice net de huit shillings et seront aptes au travail jusqu’à ce qu’elles produisent un autre enfant.
Ceux qui sont économes (ce que réclame, je dois bien l’avouer, notre époque) pourront écorcher la pièce avant de la dépecer ; la peau, traitée comme il convient, fera d’admirables gants pour dames et des bottes d’été pour messieurs raffinés.