
Entendez-vous l’écho d’un rire sarcastique ? Ce sont les lords qui rient du mauvais destin qu’ils vous ont attribué…
Hugo (Victor) 1869, L’Homme qui rit, Gallimard, Folio, 2002
Résumé
Après la restauration de la monarchie en Angleterre, les comprachicos désormais hors-la-loi sont forcés de quitter le pays et abandonnent sur la berge un enfant enlevé qu’ils avaient défiguré pour mieux vendre aux foires. L’enfant tire de la neige un bébé qui pleure sur le sein de sa mère morte. Ils sont recueillis par le philosophe misanthrope Ursus et son loup Homo qui vivent dans une roulotte. Gwynplaine va vite devenir, avec eux et le bébé devenu une belle jeune fille aveugle, la sensation de la foire de Londres : son visage déformé porte le masque du rire. Mais une femme haut placée et la justice s’intéressent étrangement à lui…
L’homme est un mutilé. […] On lui a mis au cœur un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement.
p. 701
Commentaires
Comme on était en droit de trouver ce monde assez misérable, Dieu a senti où le bât blessait, il a voulu prouver qu’il savait faire des gens heureux, et il a créé les lords pour donner satisfaction aux philosophes.
p. 400
L’un des clichés les plus répandus sur les Gitans était qu’ils enlevaient les enfants des bonnes familles pour les faire travailler ou mendier (alors qu’historiquement, la plupart des pays d’Europe ont organisé des rafles d’enfants gitans qu’ils donnaient en esclaves aux paysans, afin de limiter la croissance de ces populations… cf. Petite histoire du peuple Rrom, de Pierre Courthiade). Victor Hugo les appelle ici « comprachicos », qui achètent des enfants. Ces indésirables, criminels punis impitoyablement en début de roman, ne sont-ils pas simplement des exécutants ? Dès lors, le roman raconte aussi bien un jeune garçon orphelin en quête de ses origines (sujet classique de conte), qu’une enquête sur la vraie nature des commanditaires…
Gwynplaine, jeune homme au visage déformé, fait penser au Joker de l’univers de Batman, personnage dont le sourire figé évoque tant la folie d’un rire sans fin qu’une souffrance psychique violente qui se serait transformée en rictus. Ici cependant, cette apparence est plutôt un masque qui lui a été imposé dans l’enfance et n’a rien à voir avec son naturel calme et réfléchi. Cette déformation qui fait de lui un monstre (au sens étymologique de « chose qu’on mon(s)tre »), plutôt que de manifester extérieurement son caractère (physiognomonie de Lavater), détermine plutôt le comportement que doivent adopter les gens qui le considèrent (voilà l’homme qui fait rire). Comme le vêtement sale et usé, les manières rustres ou le langage argotique, cette apparence empêche de prendre au sérieux un misérable, ce sourire agrandi déforme la perception qu’on a du personnage et de ce qu’il pourrait nous dire. Ce masque s’est fondu à la chair, comme un handicap : comme la bosse de Quasimodo ou un pied-bot, il le rend étrange, boiteux, suspect, toujours ridicule. Cette séquelle – tellement visible qu’on ne voit plus qu’elle – est symbolique de la condition des exclus : adultes, ils restent marqués par le « masque » qu’on leur a imposé dans l’enfance. Pour un lord, le pauvre sera toujours un Elephant Man que la difformité exclue de la bonne société (c’est la grandeur tragique de la scène du fou rire parlementaire). Dans une telle société, même avec un coup de baguette magique (découverte d’une naissance noble), la fin heureuse des contes merveilleux (reconnaissance de la véritable valeur du héros) est impossible. Fondamentalement hypocrite, le principe aristocratique (ou méritocratique : celui qui réussit est récompensé d’un pouvoir) aura toujours pour conséquence non la constitution d’une classe qui réunit les plus dignes de responsabilités, mais l’exclusion de la plus grande majorité de la population (afin de donner plus de valeur et de pouvoir à leur distinction).
Ce roman est sans doute l’œuvre de Hugo la plus avant-gardiste quant à son écriture. Sa prose poétique totalement libérée explose le moule académique. Hugo multiplie à l’infini les figures d’opposition, les accumulations, les images, l’emphase… les ruptures de syntaxe, les trouvailles lexicales… Il suit la foudre de ses visions comme autant de flux de conscience symbolistes avant l’heure. Son lyrisme vire à la logorrhée maniaque, ce qui a désorienté et rebuté lecteurs et critiques de l’époque, mais illustre à merveille l’univers forain. Saltimbanques, ménestrels, jongleurs, cracheurs de feu, funambules, charlatans, pique-poquette, danseuses… Femmes et hommes qui y évoluent sont tous des écorchés, orphelins, exclus de la société et enfants d’exclus, monstres sans vêtement ni visage social (ni ouvrier, ni paysan, ni curé…), mais fardés, déguisés, acteurs au rôle indécis, chatterie écœurante et frayeur délicieuse. Des nomades qui se promènent effrontément et dangereusement dans le jeu laissé entre les pierres de la pyramide sociale. Aspirations du petit peuple à la liberté retrouvée, à la disparition de soi, à la transfiguration féerique, à la joie et la folie enfin déployées sans retenue jusqu’à la vengeance. Images de cauchemars pour une élite, d’une société où les places sociales seraient interchangeables, mais aussi attirance irrépressible pour l’encanaillement et mains bon marché pour accomplir toute sorte de basses œuvres… Le style de Hugo, avec sa manie de l’hyperbole, le travestissement des métaphores, la porosité des parallèles, la réversibilité des contraires, pourrait s’interpréter comme une harmonie imitative de cette énergie carnavalesque. Les comprachicos et les monstres de foire, la foire elle-même, existeraient-ils sans l’argent de l’élite ?… Peu importe qu’il soit un lord reconnu ou un monstre de foire, Gwynplaine demeure une engeance de l’élite monstrueuse.
Le but de l’art, c’est l’affirmation de l’âme humaine.
p. 788
Ainsi, quand elle a épuisé les détresses, les dénuements, les orages, les rugissements, les catastrophes, les agonies, sur un homme resté debout, la Fatalité se met à sourire, et l’homme, brusquement ivre, trébuche.
p. 559
Passages retenus
De l’art de parler tout seul, p. 59
Quiconque a vécu solitaire sait à quel point le monologue est dans la nature. La parole intérieure démange. Haranguer l’espace est un exutoire. Parler tout haut et tout seul, cela fait l’effet d’un dialogue avec le dieu qu’on a en soi. C’était, on ne l’ignore point, l’habitude de Socrate. Il se pérorait. Luther aussi. Ursus tenait de ces grands hommes. Il avait cette faculté hermaphrodite d’être son propre auditoire.
p. 76
Le solitaire est un diminutif du sauvage, accepté par la civilisation.
p. 128
Croire à un gîte, c’est croire en Dieu.
p. 160
Et le docteur, rappelé par le travail obscur de son esprit, redescendit dans sa pensée comme un mineur dans son puits.
L’espace pensant, p. 225-226
Le petit errant subissait la pression indéfinissable de la ville endormie. Ces silences de fourmilière paralysée dégagent du vertige. Toutes ces léthargies mêlent leurs cauchemars, ces sommeils sont une foule, et il sort de ces corps humains gisants une fumée de songes. Le sommeil a de sombres voisinages hors de la vie ; la pensée décomposée des endormis flotte au-dessus d’eux, vapeur vivante et morte, et se combine avec le possible qui pense probablement dans l’espace. De là ces enchevêtrements. Le rêve, ce nuage, superpose ses épaisseurs et ses transparences à cette étoile, l’esprit.
Éclaboussures de pauvreté, p. 238
A vent nouveau, démon différent ; l’oreille écoute, l’œil voit, le fracas est une figure. Parbleu, il y a des gens en mer, c’est évident. Mes amis, tirez-vous de la tempête, j’ai assez à faire de me tirer de la vie. Ah ça, est-ce que je tiens auberge, moi ? Pourquoi est-ce que j’ai des arrivages de voyageurs ? La détresse universelle a des éclaboussures jusque dans ma pauvreté. Il me tombe dans ma cabane des gouttes hideuses de la grande boue humaine.
p. 240
Par intervalles, pour que nous ne nous découragions pas, pour que nous ayons la stupidité de consentir à être, et pour que nous ne profitions pas des magnifiques occasions de nous pendre que nous offrent toutes les cordes et tous les clous, la nature a l’air de prendre un peu soin de l’homme.
Nos sociétés assises sur l’ignorance, p. 259
Étant ignorant, le peuple est aveugle. Est-ce que l’aveugle n’a pas un chien ? Seulement, pour le peuple, c’est un lion, le roi, qui consent à être le chien. Que de bonté ! Mais pourquoi le peuple est-il ignorant ? Parce qu’il faut qu’il le soit. L’ignorance est gardienne de la vertu. Où il n’y a pas de perspectives, il n’y a pas d’ambitions ; l’ignorant est dans une nuit utile, qui, supprimant le regard, supprime les convoitises. De là l’innocence. Qui lit pense, qui pense raisonne. Ne pas raisonner, c’est le devoir ; c’est aussi le bonheur. Ces vérités sont incontestables. La société est assise dessus.
p. 275
Sembler facile et être impossible, voilà le chef-d’œuvre.
p. 283
[Le mariage] fait de l’amour une dictée. […] Prosaïser le lit jusqu’à le rendre décent, conçoit-on rien de plus grossier ? Qu’il n’y ait plus de mal du tout à s’aimer, est-ce assez bête !
p. 313
Avoir un roseau dans la colonne vertébrale, quelle source de fortune !
L’historien, p. 316
La voix haute, c’est le souverain ; la voix basse, c’est la souveraineté.
Ceux qui dans un règne savent distinguer cette voix basse et entendre ce qu’elle souffle à la voix haute, sont les vrais historiens.
p. 326
Les heureux, les puissants, profitent du moment où vous tendez la main pour vous mettre un sou dedans, et de la minute où vous êtes lâches pour vous faire esclave, et esclave de la pire espèce, esclave d’une charité, esclave forcé d’aimer !
p. 353
Les dents sont nécessaires au sourire. La tête de mort les garde.
p.373
Il ne faut jamais dire à une femme de mot difficile à comprendre. Elle rêve là-dessus. Et souvent elle rêve mal. Une énigme dans une rêverie fait du dégât.
p.387
Une foule [est] un souffle ; et au fond ce n’est que cela. Les générations sont des haleines qui passent. L’homme respire, aspire et expire.
Philosopher, c’est avoir des enfants, p. 396
Écoute, je vais te parler le langage de la vraie poésie : que Dea mange des tranches de bœuf et des côtelettes de mouton, dans six mois elle sera forte comme une turque ; épouse-la tout net, et fais-lui un enfant, deux enfants, trois enfants, une ribambelle d’enfants. Voilà ce que j’appelle philosopher. De plus, on est heureux, ce qui n’est pas bête. Avoir des petits, c’est là le bleu. Aie des mioches, torche-les, mouche-les, couche-les, barbouille-les, et débarbouille-les, que tout cela grouille autour de toi ; s’ils rient, c’est bien ; s’ils gueulent, c’est mieux ; crier, c’est vivre ; regarde-les téter à six mois, ramper à un an, marcher à deux ans, grandir à quinze ans, aimer à vingt ans. Qui a ces joies, a tout. Moi, j’ai manqué cela, c’est ce qui fait que je suis une brute.
p. 402
La vie n’est qu’un pied à terre.
p. 404
La femme qu’on aime arrive, et fait brusquement évanouir tout ce qui n’est pas sa présence, sans se douter qu’elle efface peut-être en nous un monde.
Il n’y a qu’aveuglement, p. 417
La coquette est une aveugle ; elle ne voit pas ses rides. Le savant est un aveugle ; il ne voit pas son ignorance. L’honnête homme est un aveugle ; il ne voit pas le coquin. Le coquin est un aveugle ; il ne voit pas Dieu. Dieu est un aveugle ; le jour où il a créé le monde, il n’a pas vu que le diable se fourrait dedans. Moi je suis un aveugle ; je parle, et je ne vois pas que vous êtes sourds.
p. 424
Un certain vague qu’on a dans l’esprit pousse aux flâneries étoilées ; la jeunesse est une attente mystérieuse ; c’est pourquoi on marche volontiers la nuit, sans but.
Gare à la rêverie ! p. 451
Il faut prendre garde à la rêverie qui s’impose. La rêverie a le mystère et la subtilité d’une odeur. Elle est à la pensée ce que le parfum est à la tubéreuse. Elle est parfois la dilatation d’une idée vénéneuse, et elle a la pénétration d’une fumée. On peut s’empoisonner avec des rêveries comme avec des fleurs. Suicide enivrant, exquis et sinistre.
Le suicide de l’âme, c’est de penser mal. C’est là l’empoisonnement. La rêverie attire, enjôle, leurre, enlace, puis fait de vous son complice. Elle vous met de moitié dans les tricheries qu’elle fait à la conscience. Elle vous charme. Puis vous corrompt. On peut dire de la rêverie ce qu’on dit du jeu. On commence par être dupe, on finit par être fripon.
p. 454
L’inconvénient des mots c’est d’avoir plus de contour que les idées. Toutes les idées se mêlent par les bords ; les mots, non. Un certain côté diffus de l’âme leur échappe toujours. L’expression a des frontières, la pensée n’en a pas.
p. 489
Il existe des moments où tout l’homme passe dans les yeux.
p. 623
La femme, c’est de l’argile qui désire être fange. J’ai besoin de me mépriser. Cela assaisonne l’orgueil. L’alliage de la grandeur, c’est la bassesse.
p. 698
C’est la bêtise des assemblées d’avoir de l’esprit. Leur ricanement ingénieux et imbécile écarte les faits au lieu de les étudier et condamne les questions au lieu de les résoudre. Un incident est un point d’interrogation. En rire, c’est rire de l’énigme.
p. 706
On vous a parlé, vous n’avez pas compris. Ici, les vieux sont sourds de l’oreille, et les jeunes, de l’intelligence.
p. 721
Aucun juge n’est minutieux comme la conscience instruisant son propre procès.
Un avis sur « Ramasse tes lettres : L’Homme qui rit, Victor Hugo »