
Enquêtes sur les monstres absurdes qui apparaissent en cauchemars et persécutent notre fort intérieur – En construisant la grande muraille, Description d’un combat, Préparatifs de noce, Recherches d’un chien, Le Terrier, etc.
Kafka (Franz) 1903-1924, Récits posthumes et Fragments, Actes Sud, 2008
Traduit de l’Allemand par Catherine Billmann.
Cette édition propose une nouvelle traduction des deux recueils posthumes En construisant la Grand Muraille de Chine (Beim Bau der Chinesischen Mauer, 1931) et Description d’un combat (Beschreibung eines Kampfes, 1936), augmentée des quelques récits qui avaient été publiés de son vivant, et des Préparatifs pour une noce à la campagne, ébauche de roman de jeunesse publié par Max Brod en 1953.
Sommaire
Récits publiés du vivant de l’auteur :
– Conversation avec l’homme qui prie (extrait de Description d’un combat) (1903) (publié en 1909) ****
– Conversation avec l’homme saoul (première version de Description d’un combat) (1903) (publié en 1909) ***
– Vacarme (1912) ****
– Le Cavalier au seau (1917) (publié en 1921) ***
Ébauche de roman publiée en 1953 :
– Préparatifs pour une noce à la campagne (1907-1908) ***
En Construisant la grande muraille (première édition en 1931) ****
– Le Pont (1917) ****
– Gracchus, le chasseur (1917) *** *
– En construisant la Grande Muraille de Chine (1917) *** *
– Le Coup au portail (1917) ***
– Le Voisin (1917) ***
– Un croisement (1917) ****
– Un désarroi de tous les jours (1917) ***
– La Vérité sur Sancho Pança (1917) *****
– Le Silence des sirènes (1917) ***
– Prométhée (1918) ***
– Les Armoiries de la ville (1920) ***
– Communauté (1920) ***
– À propos des lois (1920) ***
– Petite fable (1920) ****
– Retour (1920) ****
– Le Couple (1922) ***
– Métaphores (1922-1923) ****
– Le Terrier (1923-1924) ****
Description d’un combat (première édition en 1936) *** *
– Description d’un combat (1903-1904) ** *
– L’Instituteur de village (ou La Taupe géante) (1915) ** *
– Blumfeld, un célibataire sur le retour (ou Histoire de chiens) (1915) ***
– Poséidon (1920) ***
– La Nuit (1920) ****
– Le Rejet (1920) ***
– Le Recrutement (1920) **
– L’Examen (1920) ***
– Le Vautour (1920) ****
– Le Timonier (1920) ***
– La Toupie (1920) ***
– Le Départ (1922) ***
– Avocats (1922) ***
– Recherches d’un chien (1922) ****
– Renonces-y (1922) ****
Conversation avec l’homme qui prie (1903)
Notre jeune conteur remarque à l’église un homme étrange qui se jette et se traîne à terre de manière extravagante.
Si le récit commence comme une autobiographie proustienne, que la rencontre a quelque chose des Carnets du sous-sol de Dostoïevski ou de ce que sera La Chute de Camus, la conversation reste proprement kafkaïenne, y compris les paroles du conteur qui débordent du contexte voire n’ont plus aucun rapport avec celui-ci. Cette rencontre sort le conteur du réel et l’amène à l’évidence de l’absurde vivant au milieu de tous. On est en 1903 et Kafka pose déjà l’étrangeté des choses du quotidien et des conversations normales, de l’impossible communication, de la vision de soi dans le champ d’observation, thèmes qui seront repris par Sartre dans La Nausée ou par Camus dans L’Étranger…
Mon malheur est un malheur instable, un malheur posé en équilibre instable sur une pointe fine, et si on le touche, il tombe sur celui qui pose des questions.
p. 14
Je ne perçois les choses qui m’entourent qu’au travers de représentations tellement éphémères que je crois toujours qu’elles ont vécu, un jour, mais qu’au moment présent elles sont en train de sombrer. J’ai toujours, cher monsieur, une envie de voir comment les choses peuvent bien se présenter avant qu’elles ne se montrent à moi.
p. 17
Les aveux les plus clairs [sont] ceux sur lesquels on [revient].
p. 21
Conversation avec l’homme saoul (1903)
Notre jeune conteur sort dans la nuit pragoise et se sent inspiré sous la Lune, il fait le tour de la place à le recherche d’un homme saoul pour converser. Il en trouve et sans le laisser répondre le traite comme un homme important.
Pré-version de Description d’un combat, publié dans le numéro mars-avril de la revue Hyperion. Ce récit ne sera nullement repris dans le texte final. Pourtant, on y retrouvera la promenade nocturne, l’ivresse et la rêverie sur la Lune. Ce récit met en revanche en scène un narrateur plus joueur, quand celui de Description semblait mis à mal dans ses rencontres.
On dirait vraiment que cela ne vous réussit pas , quand on cogite à votre sujet ; vous y perdez en courage et en santé.
p. 22
Seigneur, comme ce doit être enrichissant quand Pensée apprend d’Ivresse !
Vacarme (1912)
Le père se prépare à sortir. Les portes se ferment et s’ouvrent, se claquent, les pas sont lourds, les voix criées.
Ce très court récit est clairement une scène autobiographique. Si l’auteur a vraisemblablement la vingtaine quand il l’écrit, on y sent un genre de traumatisme d’enfance. Kafka était marqué par ce père qu’il ressentait comme une brute dans son caractère, par des sœurs plus jeunes et futiles. Outre l’impression de bruit, c’est la métamorphose en serpent qui est significative et annonciatrice. Celle-ci serait une condition d’action dans le monde : l’homme sensible doit perdre son humanité pour intervenir dans le monde.
Je me suis déjà demandé si je ne devrais pas entrouvrir ma porte de la largeur d’une fente, ramper tel un serpent dans la pièce voisine et, ainsi allongé sur le sol, prier mes sœurs et leur nurse de ne pas faire de bruit.
p. 28
Le Cavalier au seau (1917)
Notre conteur manque de mourir de froid et se résout à enfourcher son seau et a aller demander crédit au charbonnier en voltigeant.
Raconté comme une farce ou un conte fantastique, ce très court conte exploite la fibre merveilleuse pour cependant mentionner une situation plus sérieuse, la souffrance liée au froid de ces temps de pénurie de charbon de la première guerre. Dès lors, le merveilleux se comprend comme un moyen de transfigurer la vie, ou bien comme le délire du souffrant dont les scènes de refus d’aide se passent comme un cauchemar incompréhensible, la peur de ne plus pouvoir avoir le moindre bout pour se chauffer, ou bien le mal mental lié au mal physique. Le seau qui devient un destrier est l’attribut du chevalier du froid.
Il faut bien qu’à son exemple le charbonnier, furibond mais touché par le rayon de lumière du commandement « Tu ne tueras point ! », balance une pelletée de charbon dans mon seau.
p. 29
Description d’un combat (1903-1904)
Notre conteur sort à peu près ivre d’une soirée, en compagnie d’un jeune homme dont il a fait la connaissance, jeune homme bien heureux d’avoir embrassé une fille. Les deux marchent et parlent mais n’ont pas le même état d’esprit. Excité de jalousie pour le bonheur de l’homme et par le ciel étoilé, l’alcool aidant, notre conteur s’échappe dans l’imagination, nous racontant une errance dans la nature, tombant sur un gros assis sur une litière portée par quatre hommes. Le gros homme avait rencontré un homme qui priait bruyamment, pour se faire remarquer. Cet homme qui priait s’était un jour trouvé à une fête où, ivre, moqué par une jeune femme, il avait insisté pour jouer au piano alors qu’il ne savait nullement.
Ce récit précoce – Kafka n’avait alors qu’une vingtaine d’années – semble être un assemblage de divers travaux inaboutis, d’objet et d’unité différents, emboîtés l’un dans l’autre comme des cauchemars ou comme les contes des Mille et une Nuits, mais de manière très lâche. Cependant, bien que prenant place dans des contextes différents, la ville de nuit, la nature solitaire, la société, le conteur ne peut qu’exprimer son mal-être, sa mauvaise adaptation au monde et à l’homme, quelle que soit la position, la configuration… Les autres protagonistes des histoires sont eux-mêmes souffrants mais la communication ne se fait jamais vraiment. Les personnages se reconnaissent mutuellement mais ne supportent pas la puanteur de souffrance de l’autre.
Ces récits sont marqué par l’incohérence voulue de leur enchaînement mais également par l’incohérence interne. Sous le prétexte de l’alcool ou du rêve, le conteur se noie dans l’illogique. Les dialogues et les arguments ne font jamais vraiment sens. Et pourtant, en illustrant divers tableaux exprimant sa mauvaise aise, son impression de marcher dans le vide, Kafka n’exprime que le mal-être de conscience qui sera par la suite exprimé entre autres par l’existentialisme. Le principal intérêt du texte est de débusquer les nombreuses obsessions qui occuperont les écrits futurs.
C’était gentil, de la part de la lune, de m’éclairer, moi aussi, et je voulais, par modestie, me mettre sous la voûte de la tour du pont, quand je réalisai qu’il était simplement normal que la lune éclaire tout. J’ouvris donc grand les bras pour profiter pleinement de la lune.
p. 49
Je haletais en courant et, dans mon désarroi, je perdis le contrôle de moi-même. Je voyais mes jambes s’élever, avec leurs rotules saillantes, mais j’étais incapable de m’arrêter car mes bras ballaient mollement comme s’il s’agissait d’une sortie très amusante, et ma tête ballottait, elle aussi.
p. 59
Le paysage me gêne dans mes pensées, il fait osciller mes réflexions comme des ponts suspendus dans un courant furieux. Il est beau, alors il demande à être contemplé.
p. 62
C’est que je ne perçois les choses qui m’entourent qu’au travers de représentations tellement éphémères que je crois toujours qu’elles ont vécu, un jour, mais qu’au moment présent elles sont en train de sombrer.
p. 73
Pourquoi devrions-nous avoir honte de ne pas marcher droit comme des i, la mine grave, de ne pas faire sonner notre canne sur le pavé et de ne pas frôler les vêtements des gens qui passent bruyamment. Ne devrais-je pas plutôt me plaindre haut et fort, à juste titre, d’être une ombre aux épaules anguleuses qui longe les maisons à petits bonds et disparaît par moments, absorbée par la vitrine des devantures.
p. 74
La vérité est en effet trop fatigante pour vous monsieur, car de quoi avez-vous donc l’air ! Vous êtes découpé de toute votre longueur dans du papier de soie, dans du papier de soie jaune, comme une silhouette, et quand vous marchez on vous entend forcément bruire. C’est pourquoi on aurait tort de s’exciter sur la façon dont vous vous tenez ou sur ce que vous pensez, puisque vous pliez nécessairement dans le sens du courant d’air qui traverse la pièce.
p. 78
Préparatifs pour une noce à la campagne (1907-1908)
Edouard Raban aimerait bien se reposer pendant ces vacances mais il doit se rendre à la campagne, par une affreuse journée de pluie, pour fêter des noces, ses noces.
Fragments d’un roman.
On trouve ici chez son personnage la peur pour le mariage que ressentira à plusieurs reprises l’auteur, tour à tour sentiment de ne pas être à la hauteur et impression d’incompatibilité entre le mode de vie auquel condamne le mariage et celui du littérateur. Cette répugnance s’exprime ici de manière classique par le temps pluvieux qui semble traduire ses sentiments, et donne l’occasion à Kafka d’amener une première version de la métamorphose, ici comme refuge imaginaire de l’enfant qui veut échapper à ses obligations.
Les fragments se focalisent sur le trajet accompli à contre-cœur, avec toujours en arrière-pensée la recherche d’un échappatoire de dernière minute, ou d’une bonne raison pour y aller.
Ce n’est pas parce qu’on abat une telle somme de boulot que l’on gagne le droit d’être traité avec amour par tout le monde. On est tout seul, au contraire, complètement aliéné, et la seule chose qu’on suscite, c’est la curiosité. Et tant que tu dis « on », au lieu de « je », ce n’est pas grave et on peut débiter cette histoire, mais dès que tu reconnais qu’il s’agit de toi-même tu te retrouves percé à jour, et horrifié.
p. 103
Ne puis-je pas faire comme je faisais, comme j’étais enfant, à chaque fois que la situation était épineuse ? Je n’ai même pas besoin d’aller en personne à la campagne, c’est inutile. Je délègue mon corps tout habillé.
p. 106
L’Instituteur de village (ou La Taupe géante) (1915)
On dit qu’une taupe géante est apparue dans un village. Les autorités bâclent l’enquête. C’est un instituteur local qui se charge alors de rassembler et de publier pour convaincre de ce phénomène. Mais n’ayant pas de crédit à la ville, ses écrits ne sont pas pris au sérieux.
Écrit en décembre 1914 janvier 1915.
Le conteur s’engage par valeur humaine dans un premier combat et échoue, incapable de s’imposer. Malgré sa technique et ses avantages de relation, il apparaît faible au niveau humain.
Partant d’un phénomène extraordinaire voire irréaliste, Kafka pose la difficulté d’aider son semblable sans paraître vouloir voler le prestige qu’on lui prête. Plus encore peut-être, il pose l’incompréhension des mondes citadin et villageois. Les différences fondamentales d’organisation de la société, de communication, de relations humaines, font des campagnes des lieux isolés, jaloux et des individus des villes des êtres craintifs, faibles devant la masse…
C’est qu’à la ville une seule annonce suffit pour rameuter du monde. Ce dont l’un s’occupe, l’autre s’en occupe aussitôt. Chacun aspire les opinions de l’autre avec l’air qu’il inspire, et les fait siennes.
p. 153
Blumfeld, un célibataire sur le retour (ou Histoire de chiens) (1915)
En rentrant chez lui un soir, Blumfeld, employé vieillissant et solitaire, tout en rigueur et en habitudes – pas vraiment aimé par son nouveau patron –, découvre deux balles dans son salon, qui ne peuvent s’arrêter de rebondir.
Cette fois, le thème irréaliste prend une valeur encore accrue. Ces balles deviennent comme un symbole du chien désiré mais impossible à acquérir. Il est comme la matérialisation symbolique, comme dans l’imaginaire du rêve. D’où encore une fois, la création littéraire de Kafka comme une expression nette de facteurs psychologiques.
D’un point de vue esthétique, l’absurde créé, mêlé au rationnel extrême du personnage ainsi qu’à son isolement crée un effet d’humour important. Il est dommage que la description de son travail vienne remplacer cette aventure et que le texte soit inachevé.
Blumfeld ne comprend pas pourquoi des gens comme la femme de ménage croissent et se multiplient sur terre.
p. 182
Le Pont (1917)
Nous écoutons un pont érigé à des hauteurs peu usitées, décidé à se maintenir, mais pris de court quand un touriste vient sauter en son milieu.
Dans la métamorphose du conteur, il y a ici une métaphore évidente de l’homme qui par sa sensibilité et par son éducation est monté dans les hauteurs de la connaissance, se retrouvant dès lors au dessus d’un grand vide. L’ambition d’y être solide et utile pour les prochains aventuriers cède sous le premier coup incompréhensible d’un curieux moqueur qui n’est pas l’aventurier attendu. Ce récit très bref est une étrange élaboration, se présente là aussi comme un rêve ou une angoisse matérialisée.
Sauf à s’effondrer, aucun pont, une fois construit, ne peut cesser d’être pont.
p. 196
Gracchus, le chasseur (1917)
Aujourd’hui arrive à Riva, une barque transportant le corps de Gracchus. Le chasseur de la forêt noire est tombé dans les montagnes en poursuivant un chamois, mais la barque qui devait le transportait dans le monde des morts a perdu son chemin, errant depuis entre deux mondes.
La Forêt noire au sud-est de l’Allemagne, au long du Rhin et des Vosges, a fait naître certaines légendes plutôt macabres dont le point commun est que les victimes, chûte dans un ravin, meurtre, accident de chasse… y errent comme des fantômes, incapables de trouver le chemin du repos des morts. Cette forêt se prête donc bien à une illustration de la peur cauchemardesque de Kafka d’être bloqué sans raison dans un intervalle d’absurdité, un peu comme le K. du Procès (ne rentrant pas dans les bonnes cases d’une espèce de bureaucratie, parce que Juif, parce que germanophone à Prague, parce que littérateur dans une famille commerçante…)
Le nom Gracchus pourrait être associé aux frères Gracques, ces tribuns romains qui ont mené de grandes réformes favorables au peuple (inspirant « Gracchus Babeuf », le révolutionnaire pré-anarchiste) mais ont connu une fin tragique : l’un comme l’autre haïs des grandes familles de sénateurs, probablement assassinés, dans un mouvement de foule pour Tiberius, dans sa fuite à travers le bois sacré de Furrina près du Vatican pour Caïus. Furrina était la déesse des eaux souterraines, ce qui peut expliquer le passage de la barque de la Forêt noire au lac de Garda en Italie.
Ainsi, ce chasseur qui poursuit innocemment le chamois sans prendre garde au danger, c’est peut-être ce politicien naïf qui veut faire le bien du peuple ? cet écrivain qui se met en danger par ce qu’il écrit… parce que ce qu’il écrit est un danger en soi pour le monde rationnel, la bonne conscience et le bien-être bourgeois ? Et d’ailleurs, l’écrivain n’est-il pas déjà dans un intervalle de la société, ni tout à fait chez les pauvres, ni chez les riches ? Courtisant le grand public mais prenant de la place au riche (la chasse était le plus souvent réservée aux grands seigneurs…)
Penser à me venir en aide est une maladie, qu’il faut soigner en gardant le lit.
p. 204
En construisant la Grande Muraille de Chine (1917)
Un homme du sud est de la Chine s’interroge sur la stratégie de construction fractionnée de la grande muraille à laquelle il a participé.
La posture du narrateur enquêtant peut être comparée à celle de nombreuses œuvres de Kafka (par exemple ici L’Instituteur de village, Recherches d’un chien…). Sa réflexion aiguisée fait surgir les contradictions du projet (la division du travail ici déshumanise-t-elle les travailleurs ou au contraire leur permet-elle de voir aboutir leur travail ?), et jusqu’à l’absurde : comparée à la tour de Babel, autre ouvrage de démesure, la muraille est tout aussi incapable d’assurer sa fonction… Œuvre colossale de propagande, elle a de quoi faire rire de l’Empire (comme l’ironie socratique, en poussant la logique de la chose on en arrive à son autodestruction). Cette posture de creuseur insatiable, on pourrait la comparer à celle du narrateur du Terrier, comme lui il en viendrait probablement à détruire son ouvrage à force de le suspecter. Dans l’absurde, on sent une espèce de délire paranoïaque qui ici se manifeste par une impression de complot : le projet de l’Empire est volontairement défaillant, inutile… pourquoi ? Ne serait-on pas là comme chez Baudrillard (cf. À l’ombre des majorités silencieuses) dans une stratégie de diversion, une matrice de contrôle des foules déjà profondément installée, dans laquelle chaque réussite à s’extirper d’un mauvais piège amène dans une nouvelle strate de piège. La distance de l’empereur, sa mortalité, cette visible défaillance du projet de muraille… Tout est calculé ! Quelle est donc la véritable figure de cette emprise si lâche qu’elle en est devenue vitale… ? À force de questionner, la figure de l’intellectuel n’en devient-elle pas une figure de fouille-merde, de taupe, de terroriste ? d’indésirable à son pays ?
Dans le bureau de la Direction – où se trouvait-il, qui l’occupait ? Aucune des personnes que j’ai interrogées ne le savait –, dans ce bureau, toutes les pensées et tous les vœux humains tournaient dans un sens, et tous les objectifs et toutes les réalisations humaines tournaient dans l’autre. Mais tandis que la Direction traçait des plans, le reflet des mondes divins tombait par la fenêtre sur ses mains.
p. 213
Le Coup au portail (1917)
Le conteur passe près d’une grande ferme avec sa petite sœur qui met un coup au portail. Des cavaliers viennent et arrêtent le conteur.
Peu réaliste, cette minuscule faute d’enfant qui se change en conséquence grave à tout du cauchemar. Mais on est déjà dans le thème récurrent chez Kafka de la disproportion, de l’injustice illogique à laquelle les villageois assistent sans intervenir.
Il n’existe pas d’endroit au monde où l’on appellerait à témoigner d’une chose pareille.
p. 226
Le Voisin (1917)
Un rival dans les affaires loue l’appartement à côté. Invisible, il pourrait bien avoir une oreille dans les conversations téléphoniques.
On est encore sur un thème de cauchemar dans lequel le conteur semble payer une petite erreur très cher, se voyant remplacé par une sorte de double malveillant. En même temps que ce thème du double qu’on retrouvera dans « Le Timonier », ce conte évoque aussi celui de la persécution, l’angoisse d’être surveillé, écouté.
Ces pauvres murs si minces, traîtres à l’homme actif honnête, mais paravent pour le malhonnête.
p. 229
Un croisement (1917)
Le conteur a reçu en héritage un curieux animal, visiblement mi-chat mi-agneau.
Après Blumfield, célibataire sur le retour, Kafka introduit à nouveau un curieux animal de compagnie. Celui-ci a quelque chose d’un métamorphosé, un hybride sorti lui aussi tout droit d’un cauchemar. Il a quelques attitudes humaines et cela semble appeler à une demande de mort. Le semblant d’humanité que le conteur voit dans son animal lui fait éprouver une sympathie qui le fait penser à abréger les souffrances de la bête. Est-ce l’homme prisonnier d’une enveloppe difforme ou bien l’être qui a perdu la tranquillité de l’animal, qui a déjà conscience de la mort et l’attend donc en souffrant ? On serait là dans un malaise existentiel proche de Camus.
Il est capable de rester à l’affût des heures entières près du poulailler, cependant il n’a jamais profité de la moindre occasion de commettre un assassinat.
p. 231
Les animaux se regardèrent l’un l’autre avec leurs yeux d’animaux, et chacun acceptait visiblement l’existence de l’autre comme un fait divin.
p. 232
Il a en lui deux nervosités – celle du chat et celle de l’agneau – aussi différentes soient-elles. C’est pourquoi il est à l’étroit dans sa peau.
p. 233
Un désarroi de tous les jours (1917)
A. a une affaire à régler avec B. Il part très tôt mais manque B. qui est parti le voir chez lui.
Encore un scénario étrange de cauchemar avec cette distorsion du temps où un trajet passe de dix minutes à dix heures, et cette incohérence digne d’Alphonse Allais où un personnage est dit à la fois fâché d’avoir attendu chez lui et parti chez l’autre avant l’heure du rendez-vous (on pensera aussi aux Récits absurdes de Daniil Harms). On découvre ces personnages anonymes portés par une lettre capitale, sauf que contrairement aux récits d’un Dostoïevski, presque à clef, ceux-ci sont vides de personnalité et seraient plutôt comparables aux inconnues d’une équation mathématique, équation irréelle ici. L’effet comique de situation est ici doublé par un effet troublant de non-maîtrise des éléments, où les choses se déroulent sous nos yeux sans nous. La mésaventure qui déboucherait sur une conséquence concrète de problème professionnel est proche d’être évitée quand une marche manquée – comme dans nombre de rêves – vient la confirmer.
Un incident de tous les jours : le subir, un désarroi de tous les jours.
p. 234
La Vérité sur Sancho Pança (1917)
Sancho Pança est un homme bienheureux qui a réussi à extérioriser sa folie qui a pour nom Don Quichotte.
Kafka donne une très brève interprétation du célèbre roman parodique de Cervantès, qui serait pour lui une fable sur la littérature. Ce faisant, Kafka révèle aussi sa propre conception de la littérature comme une montée à la surface d’obsessions de l’inconscient, une matérialisation par l’écriture littéraire de songes ou de cauchemars. La littérature serait ainsi une thérapie (à la manière de Camus dans La Chute, lequel souhaitait se débarrasser d’un certain esprit cynique propre à l’époque et qui le hantait).
Comme dans les grandes interprétations du roman, l’auteur serait bien partagé entre ses deux personnages mais pour Kafka c’est Sancho qui serait l’avatar principal de l’auteur dans la fiction. Don Quichotte incarnerait sa folie en devenir, lâchée, libérée de toute retenue, réalisée. Le Quichotte, c’est ce désir profond de l’écrivain, de faire vivre, contre l’évidence de la réalité, un monde idéalisé de valeurs, de vertus, où le bien l’emporte (et le Quichotte ne ressent pas la frustration de l’échec renouvelé de son désir, il est un infatigable créateur d’utopie). Le littéraire rejoint le mythologique dans cette folie de vouloir créer l’illusion magnifique d’un monde qui a du sens. Sancho est ainsi l’auteur, heureux, qui observe sa création lâchée dans les pages. Don Quichotte, c’est le symbole même de la littérature !
Sancho Pança – qui, du reste, ne s’en est jamais vanté -, usant de force romans de cape et d’épée, parvint au fil des ans à si bien éloigner de lui, aux heures du soir et de la nuit, son Démon – que par la suite il baptisa Don Quichotte – que ce dernier se déchaîna et accomplit les choses les plus folles, lesquelles ne firent cependant de mal à personne, faute d’un objet prédéterminé qui aurait dû être, précisément, Sancho Pança. Homme libre, Sancho Pança suivit Don Quichotte dans ses campagnes avec flegme – peut-être par un certain sens des responsabilités -, ce qui lui procura jusqu’à sa fin un divertissement grand et utile à la fois.
p. 236
Le Silence des sirènes (1917)
Notre compteur se demande comment Ulysse put échapper aux Sirènes par le stratagème de la cire dans les oreilles, que tout le monde aurait pu utiliser. Peut-être que les Sirènes n’ont pas chanté.
Après Cervantès, Kafka relit Homère et divague sur la légende. Il inverse le mythe du chant des sirènes qui sont elles captivées par l’imprévisibilité d’Ulysse. C’est la possibilité d’user de moyens trop faciles qui caractérise la ruse d’Ulysse, pas la complexité de la ruse. Kafka réécrit le mythe puisqu’ici Ulysse se bouche les oreilles, alors que la version commune est qu’il s’attacha pour les entendre pendant que ses compagnons étaient assourdis par la cire. La version de Kafka est donc bizarre jeu d’inversion et d’anticipation dans lequel Ulysse voit les Sirènes et s’imagine qu’elles chantent. L’interprétation à voir ici est peut-être sur la force d’autopersuasion. Le séduisant et dangereux représenterait dans l’écriture de Kafka l’absurde qui hypnotise et rend fou. L’astuce considérerait à faire croire qu’on l’a surmonté.
Les Sirènes disparurent littéralement devant sa détermination, et au moment précis où il était le plus près d’elles, il n’était plus du tout dans le coup.
p. 238
Prométhée (1918)
Le mythe de Prométhée est raconté au travers de quatre histoires se faisant suite. Mais chaque nouvelle version ne remet pas en question la base du mythe.
Le récit mythique, illustrant la tradition, sert donc à celle-ci de principe d’autorité. L’homme se soumet à cette tradition par la croyance à ce récit collectif régulièrement renouvelé. La tradition est dépendante de cette croyance, de ce mythe qui en empêche la remise en question. La figure de Prométhée puni et fusionnant avec le rocher, illustre la confusion entre mythe et tradition. Le rocher étant la tradition, on en explique l’existence par le mythe, mais celui-là ne justifie pourtant en rien sa persistance.
On se lassa de ce qui n’avait plus de raison d’être. Les dieux s’en lassèrent, les aigles s’en lassèrent, et la plaie, lassée, se referma.
p. 240
Les Armoiries de la ville (1920)
Les hommes avaient pour projet commun de construire la Tour de Babel. Faisant les choses au mieux sans empressement, ils s’occupèrent de la condition de chacun et se disputèrent sur ce point.
Réinterprétation du mythe de la Tour de Babel. La colère divine n’est qu’une excuse que se racontent les hommes. Le vrai est la prioritaire préoccupation des conditions présentes de vie sur le projet de construction du futur et de la collectivité.
On pouvait plutôt penser que la génération suivante, avec le perfectionnement de ses connaissances, trouverait le travail de la génération précédente mal fait et qu’elle et qu’elle démolirait ce qui aurait été construit pour tout reprendre à zéro. Pareilles pensées paralysaient les énergies, et l’on se préoccupa de construire la cité ouvrière, plutôt que la tour. Chaque ethnie voulut avoir le quartier le plus beau ; il en résulta des disputes qui culminèrent en bagarres sanglantes.
p. 241
Poséidon (1920)
Poséidon est fatigué de faire des calculs sur les eaux. Il voudrait bien changer de métier mais aucun autre ne lui convient.
Étrange parallèle entre un dieu et un fonctionnaire en chef qui plongé dans ses calculs et seulement diverti par l’adultère, n’a au final qu’une connaissance des chiffres de ce qu’il dirige.
Au reste, on ne prenait pas ses réclamations au sérieux ; quand un puissant vous harcèle, il faut tâcher de lui faire croire que l’on cède, même quand l’affaire est sans aucun espoir.
p. 244
Communauté (1920)
Une communauté de cinq amis est gênée par l’arrivée d’un sixième indésirable.
Est-il ici question d’une réflexion sur l’absurdité de la fermeture sur soi de certaines communautés qui excluent alors qu’il n’y a à priori pas de différences entre nouveaux venus et anciens ? La tranquillité de la communauté semble être basée la routine et la non-nécessité d’expliquer la procédure aux initiés. En cela, ce type de communauté serait liée à une véritable autonomie de chacun (qui se passe ainsi des autres puisque son rôle et sa démarche sont déjà réglés) plus qu’à un véritable lien affectif et communicatif entre ses membres.
L’un de nous sortit le premier et se plaça près de la porte ; puis le second vint ou, plutôt, glissa hors de la porte avec la légèreté d’une petite boule de mercure, et alla se placer auprès du premier ; puis le troisième, puis le quatrième, puis le cinquième. Pour finir, nous étions tous en rang d’oignons.
p. 245
La Nuit (1920)
Le conteur a du mal à dormir et pense à ses semblables endormis tranquillement.
A la fois jalousie et moquerie sur ces dormeurs tranquilles. L’éveillé prend conscience du dénuement de ses semblables, de l’illusion du confort bourgeois qui cache la condition humaine qui est demeurée la même depuis l’origine. On a une représentation de la crise existentielle. L’homme en crise a ainsi un devoir de « veilleur ». De surveiller ? De préserver ? De penser à la place de ? D’être l’un de ceux qui ne dorment pas et se méfient, réfléchissent ?
Alentour les hommes dorment. Une petite mise en scène, l’illusion, dont ils se bercent eux-mêmes innocemment, qu’ils dorment dans des maisons, dans des lits en dur, étendus ou recroquevillés sur des matelas, entre des draps, sous des couvertures.
p. 247
– Pourquoi veilles-tu ? – Il faut que quelqu’un veille, dit-on. Il faut que quelqu’un soit là.
p. 247
Le Rejet (1920)
Dans un village reculé, le gouvernement est représenté administrativement par un seul et unique colonel. Il reçoit avec cérémonie les villageois pour leur refuser leurs requêtes.
Il y a contraste entre l’humilité simple des villageois et la solennité du colonel qui paraît gonflement ridicule. On entend néanmoins en arrière-plan que si le colonel refuse dans l’instant une requête, c’est pour ne pas paraître céder à une revendication démocratique, mais peut-être va-t-il imposer plus tard ce qui était une requête, maintenant l’illusion du pouvoir vertical et l’équilibre de la société. Mais ce fonctionnement en apparence brutal révolte les jeunes consciences.
Ces gens-là [les soldats] sont petits, pas forts, mais agiles ; ce qui frappe le plus, chez eux, est leur mâchoire puissante qui encombre littéralement la bouche, et certains éclairs nerveux dans leurs petits yeux étroits. Cela fait d’eux la terreur des enfants. Et aussi leur joie, à vrai dire, car les enfants veulent à chaque fois se faire peur avec ces mâchoires et ces yeux, pour s’enfuir à toutes jambes. Cette frayeur venue de l’enfance ne s’efface probablement pas chez l’adulte ; elle a encore au moins des répercussions.
p. 251
À propos des lois (1920)
Qui connaît les lois ? Les lois semblent être appliquées non par connaissance mais par le suivi d’une tradition commandée par l’action des aristocrates de la société.
Réflexion philosophique de Kafka sur les lois et la tradition qui s’imbriquent ici : les traditions des aristocrates ont formé lois. Mais les traditions populaires sont-elles préférables ? L’aristocratie est peut-être la seule loi respectée : c’est-à-dire que celui qui est reconnu comme meilleure partie de la société n’a-t-il pas raison d’imposer sa loi ?
Tout cela est aléatoire et n’est peut-être qu’un jeu intellectuel, car il est possible que ces lois que nous cherchons à deviner n’existent pas du tout. Il y a un petit parti dont c’est l’opinion formelle et qui tente de prouver que, s’il existe une loi, ce ne peut être que celle-ci : ce que fait l’aristocratie fait loi. Ce parti ne voit que des actes arbitraires de l’aristocratie et rejette la tradition populaire qui, selon lui, n’apporte qu’un avantage fortuit et de moindre importance, et à l’inverse fait le plus souvent un grand tort au peuple en lui faisant envisager les événements futurs avec un faux sentiment de sécurité, trompeur, qui le pousse à l’insouciance.
p. 257-258
Le Recrutement (1920)
Un aristocrate vient procéder au recrutement de soldats dans un village. Certains hommes se cachent. Mais régulièrement, on trouve aussi des jeunes femmes – volontaires – qui ne sont pas de la famille.
On trouve difficilement un rapport avec les thèmes kafkaïen, sinon dans celui entre l’individu et un groupe social dirigiste, autoritaire, suscitant à la fois crainte et fascination.
Jamais [l’absent] ne sort de la maison, jamais il n’envisage réellement de se soustraire à ses obligations militaires ; seule la peur l’a retenu de venir, mais non pas la peur de servir : la crainte de se montrer.
p. 260
L’Examen (1918)
Le conteur est serviteur dans une grande maison mais reste très isolé. Il prend régulièrement son pot dans la taverne en face et regarde la maison.
Comme dans le Recrutement, on voit le rapport de l’individu à un groupe ayant ses codes, son langage secret ; l’effroi et l’attirance en même temps sont éprouvés devant ce groupe secret : soit on lui appartient, soit on est adversaire, soit on est hors de ce qui se passe, un étranger.
Je suis timoré et ne me mets pas en avant, je ne me faufile même pas dans le rang avec les autres, mais ce n’est qu’une des causes de mon inactivité.
p. 263
Le Vautour (1920)
Le conteur se fait becqueter les pieds par un vautour. Un passant étonné s’arrête et propose d’aller chercher son fusil.
Fable tenant fortement de la transposition cauchemardesque. L’étrangeté du jugement de quasi normalité porté par le passant sur l’événement et le final grandiose donne un vertige sur l’immensité du puits de l’inconscient.
[Le vautour] prit son essor, se cabra fortement afin d’avoir suffisamment d’élan, et, tel un lanceur de javelot, projeta son bec par ma bouche jusqu’au tréfonds de moi. Tandis que je tombais à la renverse, je sentis, délivré, qu’il se noyait sans retour dans le sang qui envahissait mes cavités, qui submergeait toutes les digues.
p. 267
Le Timonier (1920)
Le timonier du bateau est écarté par un étranger qui lui prend sa place. L’équipage laisse faire.
Fable sur la substitution, ici dans la fonction sociale, le travail, de l’homme. Après tout, si la bonne marche du monde est assurée : nul besoin d’intervenir, un homme ou l’autre !
Est-ce qu’ils pensent, aussi, ou bien se contentent-ils de traîner bêtement leurs savates autour de la Terre ?
p. 268
La Toupie (1920)
Un philosophe s’attache à comprendre le monde en considérant une toupie jetée par des enfants.
On est proche de la fable où le philosophe est une sorte de type animal représentant un comportement humain, celui d’interpréter le monde par l’expérience d’une parcelle négligeable de celui-ci. Même quand il s’aperçoit de l’insignifiance de l’objet observé, il réitère son principe d’analyse.
Il ne s’occupait pas de grands problèmes, cela ne lui paraissait pas rentable.
p. 269
Petite fable (1920)
Une souris court droit dans la gueule du chat.
Dialogue minimaliste. On retrouve l’humour et la densité allégorique de la fable. La vie humaine comme la course affolée et rectiligne de la souris, droit vers son destin inévitable. Toujours ce thème récurrent de l’avancée dans la vie.
Le monde rétrécit de jour en jour. Il était d’abord tellement large que j’ai eu peur.
p. 270
Retour (1920)
Le conteur rentre à la vieille ferme paternelle de son enfance. Il hésite devant la porte.
Récit minimaliste portant les accents lyriques d’une crise existentielle.
Plus on hésite devant la porte, plus on devient un étranger.
p. 272
Le Départ (1922)
Le conteur fait sceller son cheval : il part.
Quel besoin de détails, de comment, de pourquoi, d’histoire quand on a décidé de partir ? Kafka continue sur le thème de la nécessité de ne pas rester sur place dans la vie.
Partir d’ici, encore et toujours, c’est pour moi le seul moyen d’atteindre mon but.
p. 273
Avocats (1922)
Le conteur est dans un bâtiment-tribunal et cherche des adjuvants-intercesseurs, non pour un procès officiel, mais davantage pour le tribunal de la vie de tous les jours.
Dans la vie, on a pas le temps pour revenir en arrière, pour corriger, il vaut mieux chercher des gens qui jugent bien notre parcours que tenter d’en changer la direction. La métaphore de la vie comme une vaste démarche administrative continue d’annoncer Le Procès.
Si l’on supposait qu’à ce moment-là il se montre inique ou léger, la vie serait invivable ; il faut absolument faire confiance au tribunal pour laisser libre cours à la majesté de la Loi.
p. 275
Recherches d’un chien (1922)
Notre essayiste est un chien qui, à la suite d’un événement marquant – des chiens qui dansaient debout – se lança dans des recherches sur la chienneté, sur la grande question de l’origine de la nourriture… qu’il a continuées toute sa vie.
Par le biais du regard du chien, Kafka fait une expérience de décentrement, montrant avant les concepts d’ethnocentrisme, la relativité du point de vue humain. Grâce à ce regard il montre combien le comportement de l’homme pourrait être critiqué. Mais plus encore, il se sert de cette transposition pour tenir un discours profondément pessimiste sur le progrès, sur la science, sur le questionnement existentiel qui n’aboutit qu’à nous enfermer sur nous-mêmes. Le questionnement du chien est en même temps plutôt amusant quand il considère avec mystère des éléments dont le monde humain a les réponses, ou quand il semble ignorer la domination de son instinct animal – ce qui nous amènerait par le parallèle à penser que nous n’en sommes pas dépourvus non plus, mais que nous nous en rendons peu compte.
Mais malgré tout, ce récit souffre d’un style un peu lourd, dense et enfilant les questions et les remarques en tout sens, qui illustre peut-être la thèse mais demeure peu divertissante.
Mais il y a quelque chose de trop frappant pour avoir pu m’échapper : c’est l’indigence de leur solidarité, comparés à nous autres chiens, c’est leur façon de se croiser en étrangers, sans un mot et avec une certaine hostilité, c’est le fait que seul l’intérêt le plus vil réussit à créer entre eux quelque apparence de liens et que, souvent encore, cet intérêt lui-même engendre haine et disputes.
p. 280
Mais à quoi bon les questions ? J’ai bel et bien échoué avec elles. Il est probable que mes semblables sont mieux avisés que moi et qu’ils usent d’excellents moyens, radicalement différents, pour supporter cette existence ; des moyens qui les aident peut-être à affronter la détresse, les apaisent, les endorment, transforment leur nature, c’est vrai, mais qui sont, dans l’ensemble, aussi inefficaces que les miens, car, aussi loin que je regarde, je ne vois pas le moindre succès. Je crains de reconnaître mes semblables à tout, sauf à leurs succès. Mais où sont donc mes semblables ? Là est la lamentation, elle est justement là. Où sont-ils ? Partout, et nulle part. C’est peut-être mon voisin, à trois bonds d’ici. […] J’ai parfois l’impression que je veux me moquer de moi-même quand je l’appelle en pensée « mon semblable » […] Et tout ce mal infini que l’on se donne – dans quel but ? Tout simplement pour s’enterrer toujours plus profond dans le mutisme, et pour que jamais plus personne ne puisse vous en sortir.
pp. 308-310
Le Couple (1922)
Notre conteur, agent commercial, s’en va rendre visite à un vieux client avec lequel il entretenait de bonnes affaires. Un autre agent commercial concurrent est déjà là pour lui piquer la reprise de cette affaire. Mais le moment est mal choisi : N. est très vieux, et bien fatigué et son fils est alité.
Étrange tableau d’un commercial assez mal tombé et forcé d’être indélicat. Mais le tableau plus surprenant et qui donne son titre à cette anecdote est celui du vieux et de sa femme. La femme démontrant une parfaite maîtrise de ce qui touche à son mari, jusqu’au rythme de son pouls, à la certitude de son sommeil quand tous croient à sa mort. Un couple simplement tendre qui semble consolidé, quasi fossilisé par les dysfonctionnements physiques de la fin, par une sorte de sénilité qui cependant ne nie pas une parfaite maîtrise de ce qu’ils savent faire. Le monde des affaires donne un contraste absurde mis à côté de ce couple.
Hélas, j’avais pour habitude de me lever et d’arpenter la pièce tout en parlant, dès que je suis un peu échauffé par mon propre discours – ce qui se produit très tôt et se produisit encore plus tôt dans cette chambre de malade. Ce qui est une fort bonne institution quand on se trouve dans son propre bureau, devient tout de même un peu gênant quand on se trouve dans la demeure d’autrui. Mais je fus incapable de me dominer, d’autant plus que ma cigarette habituelle me manquait.
p. 340
Renonces-y (1922)
Un homme se rend à la gare dans une ville qu’il connaît mal. Il s’adresse à un homme de police.
Encore une anecdote qui tient lieu de fable, jouant sur le décalage entre le « chemin » concret et le « chemin » intellectuel de la vie, décalage traditionnel qui provoque le rire du personnage blaguant et la réflexion du blagué. Peut-on être aidé, guidé, sur le choix de notre chemin ?
Renonces-y, me dit-il avant de se retourner d’un bloc, comme font les gens qui veulent être seuls avec leur rire.
p. 346
Métaphores (1922-1923)
Discussion-plaisanterie autour du langage métaphorique qu’utilisent constamment les « sages ».
Partant de ce constat, un petit jeu de langage s’organise autour de la métaphore. Tout en ayant l’air de critiquer ce recours, Kafka use abondamment d’un moyen similaire dans son œuvre. Cependant, il tend à toujours rapprocher et confronter sens concret et abstrait de la métaphore, sens qui viennent se mêler dans une sorte de de songe cauchemardesque, faisant ressortir le sens de la métaphore prise sur la réalité, apportant un regard différent sur la réalité avec une esthétique absurde.
En réalité, toutes ces métaphores veulent simplement dire que l’insaisissable est insaisissable – et cela, nous le savions déjà. Mais ce contre quoi nous nous battons chaque jour, ce sont d’autres choses.
p. 347
Le Terrier (1923-1924)
Une taupe a construit un magnifique terrier, fait de galeries labyrinthiques et de chambres intérieures, et d’un extra-ordinaire haut-château, pièce très confortable et garde-manger de taille. Malgré ce privilège, cet accomplissement, la taupe ne dort pas tranquille. Un petit bruit non-identifiable l’obsède…
Registre de la fable ou du conte animalier. La taupe ne représente-t-elle pas avec ironie mordante la figure du bourgeois, se terrant dans des résidences à haute sécurité, dans des villas toujours plus grandes et confortables, munies des attributs les plus extravagants et les plus inutiles, se séparant le plus possible des autres, de son prochain, dont il a une peur croissante ? On pourrait y deviner aujourd’hui la figure du survivaliste, qui se construit un bunker, s’arme et se constitue des réserves alimentaires pléthoriques, prêt pour continuer la vie seul pendant que le monde explose…
Le monologue de la taupe prend la forme d’une réflexion scientifique, d’une analyse de soi et de la situation élaborée jusqu’à la minutie, entièrement tournée vers la protection de son patrimoine. Cette obsession de sécurité tout à fait injustifiée, ressemble au discours sans fin de la folie, à la paranoïa, ne peut qu’amener la taupe à l’autodestruction, soit d’elle-même, soit de son territoire. N’est-ce pas notre société occidentale même créant des inégalités puis protégeant ses privilégiés quitte à détruire le monde ? En élaborant au maximum sa sécurité, son individualité, l’homme n’est plus civilisé mais redevient une bête, obsédée par sa seule survie.
Là est ma forteresse, que j’ai conquise de haute lutte et arrachée au sol récalcitrant à force de gratter et de mordre, de piétiner et d’asséner des coups de boutoir ; ma forteresse, qui ne peut en aucun cas appartenir à quelqu’un d’autre et qui est tellement mienne qu’après tout je peux bien recevoir ici la blessure mortelle de mon ennemi, parce qu’ici mon sang s’infiltre dans mon sol et n’est pas perdu. Et quel autre sens que celui-là peuvent bien avoir les belles heures que j’ai coutume de passer dans les galeries, moitié dormant paisiblement, moitié veillant joyeusement, dans ces galeries qui sont calculées exactement pour moi, pour s’étirer avec volupté, se vautrer comme un enfant, rêver allongé, s’endormir béatement. Et les placettes, dont chacune m’est bien connue et que, toutes identiques qu’elles soient, je distingue nettement l’une de l’autre les yeux fermés à la seule envolée de leurs parois, elles m’entourent avec paix et chaleur, comme aucun nid n’entoure son oiseau. Et tout, tout est tranquille et désert.
p. 372