
Rendre à nos légendes leur portée polémique, faire le lien entre cultures ancienne et moderne
Dario Fo, François, le Saint Jongleur (1999), La Fontaine éditions, Lille, 2012.
Traduit de l’italien par Nicole Colchat et Toni Cecchinato (Lu Santo Jullàre Françesco)
Résumé
Le célèbre François d’Assise se rend à Bologne, où, seul face à une immense foule, il aurait commencé par erreur un discours flattant l’esprit guerrier napolitain de ses spectateurs…
Fils de riche marchand, il aurait prit part, à dix-sept ans, à la révolte d’Assise. Suite de quoi il aurait fait de la prison, puis se serait fait riche maçon et noceur. Une crise mystique l’aurait alors amené à se dépouiller de ses habits et richesses pour se consacrer à la reconstruction des églises de Dieu. Sur le chemin d’une carrière de pierres, il apprivoise un loup qui effrayait le peuple mais le seigneur le chasse.
Un jour que François racontait les noces de Cana à ses amis, une personne lui reproche de traduire les textes sacrés en langue vulgaire. Il va en demander le droit au Pape en personne. François à bout de forces, est mourant, ses fidèles veulent l’emmener à l’hôpital.
La pièce était à l’affiche en 2020 dans une mise en scène de Claude Mathieu avec Guillaume Gallienne.
Petit éditeur – édition comportant plusieurs maladresses de finition et de mises en forme -, ce qui n’empêche en rien le plaisir de lecture.
L’auteur : Dario Fo (1926-2016)
Né en Lombardie, non loin du Lac majeur, d’un père chef de gare et d’une mère fille de paysans, tous deux socialistes et antifascistes. Père acteur dans une troupe amateur. Pendant la seconde guerre, Dario rejoint les armées fascistes de Mussolini pour empêcher les suspicions contre sa famille. Il aurait ainsi aider à faire passer nombre de personnes menacées en Suisse, avant de rejoindre la résistance.
Il abandonne sa thèse d’architecture aux Beaux-Arts à Milan et commence à jouer dans les piccoli teatri (spécialisés dans l’improvisation et les monologues). Au début des années 50, il joue dans un variety show pour la radio RAI avec Franco Parenti. Il y crée ses premiers monologues-contes de fée inspirés de la Bible et autres jeux shakespeariens. Il collabore avec Giustino Durano sur Cocorico, sketch sur les noirs des États-Unis. Il fonde avec ses compères la revue I Dritti (les trois), et écrit des chansons, par exemple pour Fiorenzo Carpi.
Il se marie avec l’actrice Franca Rame en 54. Ils s’installent à Rome, et co-écrivent pour le cinéma et le théâtre, jouent au Teatro Arlecchino et fondent la compagnie Fo-Rame. L’aspect politique de leurs pièces et leur engagement se renforce à la fin des années 60, lui valant haine et représailles des fascistes. Fo critique également le Parti communiste et se rapproche davantage des anarchistes. Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1997.
« Après ces coups de bourdon il n’a plus jamais été le même. Il marchait d’un pas exalté et la tête en l’air comme un illuminé… le regard perdu dans le ciel, il suivait les oiseaux du regard et pointait la lune, à la lune il disait : « Bonjour, ma sœur ! » Et aux étoiles ! « Mes petites sœurs… », au soleil : « Salut, mon frère… », à la terre : « Terre mère »… toute une famille, quoi ! »
Dario Fo
Commentaires
Dans le prolongement de l’Opéra bouffe écrit près de trente ans plus tôt, Dario Fo renoue avec l’inspiration du Moyen-Âge, la lutte sociale très corporelle et chrétienne de pièces comme la Naissance du jongleur trouve ici son écho. Inspiré par une biographie incomplète et emprunte de légendes, Dario Fo fait œuvre de réécriture littéraire de vie légendaire, à la façon de Marcel Schwob dans ses Vies imaginaires. C’est pour Dario Fo l’occasion de faire d’un personnage historique sérieux, fondateur d’un mouvement religieux – les Franciscains – un personnage populaire, héros et leader de luttes sociales. Il confère à son personnage d’abord un profil moderne de performeur de One Man Show, ultra doué capable de briller dans d’immenses places publiques sans micro ni effets de lumière. Mais également d’écrivain engagé aux valeurs pacifistes et à la finesse ironique très socratique (la fausse erreur, comme un lapsus, comme fausse naïveté socratique, montre et démontre l’enflure fausse d’un discours flatteur et patriotique transposable). Sans renier le comique de geste propre aux farces du Moyen-âge (les coups, saint François transformé en Tarzan des églises, de corde en corde, nu et casse-cou…), l’auteur opère une impressionnante mise en abyme (le jongleur moderne joue un jongleur médiéval jouant lui-même saint François) qui rapproche pourtant indiscutablement les luttes sociales des cités du Moyen-Âge de celles de nos jours, de par les conséquences (dégâts, emprisonnement des leaders identifiés).
Mais Dario Fo ne travestit pas non plus le sens chrétien du message de François. On trouve une ardente critique de la vie de lucre et de gaspillage, critique des élites religieuses baignées de luxe. Le portrait terrible du pontife en politicien machiavélique capitaliste s’oppose à une vocation de dénuement qui empêche la dérive de la pensée spirituelle de charité chrétienne en pouvoir sur le peuple. La vie de gaspillage et de luxe, menée par François et par les élites de l’Église, est une image de la société de consommation individualiste moderne. François est une incarnation du self made man à l’américaine, passé de simple maçon ordinaire à grand riche. Son renoncement est aussi l’image d’une écologie politique en vigueur de nos jours. La légende de l’apprivoisement du loup est aussi une fable écologique. Animal ou homme, domestication ou exploitation, esclavage, le discours de la critique anticapitaliste rejoint l’écologie. On ne peut espérer dénaturer l’animal ni même l’humain.
Saint François dialoguant, débattant, luttant de rhétorique avec ses supérieurs puis avec le pontife, offre une scène historique incroyable bien que orientée sur le grotesque et l’anecdotique propre à la farce médiévale, irrévérencieuse (mettant en scène l’archange et l’Ivrogne comme dans les noces de Cana de l’Opéra bouffe). Mais le différent, au lieu d’être théologique, est profondément politique, portant sur la lutte sociale, que ce soit sur le droit d’utiliser la langue vulgaire (pour que les fidèles s’approprient la pensée spirituelle par eux-mêmes et s’instruisent ainsi avec les écritures plutôt que de se laisser guider comme des moutons) ou que ce soit pour la question des offrandes en échange de charité (accepter les offrandes et gérer des ressources pour que l’Église fasse charité, c’est non seulement l’enrichissement de l’Église, mais également l’appropriation d’un pouvoir de décision sur qui mérite et qui ne mérite pas la charité, un pouvoir qui ouvre toute porte à l’injustice du jugement personnel, de la subjectivité du prêtre sur les mœurs, opinions et autres de la personne dans le besoin…).
Le final épique et grotesque du déplacement du malade, de la tentative de vol et d’appropriation du canonisé, achève une critique de la société intéressée capitaliste, mais le discours politique se tourne simplement en regard poétique et pardonnant, douceur d’un homme fondamentalement humain.
Dario Fo fait le lien entre la culture populaire du One Man Show, la culture médiévale des jongleurs et l’origine du théâtre où l’homme seul en scène faisait vivre un récit spectaculaire. Par les différents échos historiques et politiques qu’il suggère, par les personnages qu’un même jongleur joue, avec un recul, Dario Fo se rapproche là du principe dialogique bakhtinien analysé à partir des oeuvres de Dostoïevski et de Rabelais où l’écriture ne doit plus être la simple parole subjective portée par un auteur mais un dialogue entre différentes voix qui se donnent en spectacle, spectacle qui donne au spectateur une opportunité de penser par lui-même et donc de s’émanciper des discours égocentriques, intéressés ou de propagande.
Passages retenus
p. 23 :
François n’était pas seulement homme d’esprit… il était aussi spirituel…
Cette réplique, vous ne l’avez pas vraiment saisie. Hier soir j’ai fait le même jeu de mots sur « spirituel » et il y a eu un grand éclat de rire dans le public : la salle était remplie de Franciscains. Eux ils ont immédiatement capté l’allusion ironique sur le spirituel, puisque spirituel était le mouvement des frères mineurs qui suivaient à le lettre la Règle des pauvres de Saint François. C’est pourquoi, s’il y a par hasard des frères mineurs dans la salle, cela déclenche immédiatement une explosion de rires. Ce soir, seuls quelques uns ont ri, et encore à voix basse. Il n’y a de toute évidence que quelques dominicains et trois ou quatre jésuites dans la salle… Comme chacun sait, on rit dans ces ordres-là aussi, mais très intérieurement.
Et il faut bien dire que ce sont eux, ses amis les plus proches, qui lui ont infligé les pires trahisons qui soient. Alors qu’il était déjà devenu saint et que tout le monde était au courant de sa béatitude, partout et en tout lieu, y compris au-delà des mers, eux, ses malembouchés d’amis disaient : je me souviens que quand François a été inondé par la grâce… C’est arrivé le jour où il a pris sur la tête le battant de la grosse cloche, alors qu’il se trouvait dedans. Après ces coups de bourdon il n’a plus jamais été le même. Il marchait d’un pas exalté et la tête en l’air comme un illuminé… le regard perdu dans le ciel, il suivait les oiseaux du regard et pointait la lune, à la lune il disait : « Bonjour, ma sœur ! » Et aux étoiles ! « Mes petites sœurs… », au soleil : « Salut, mon frère… », à la terre : « Terre mère »… toute une famille, quoi !
Et puis il parlait avec les animaux, avec les oiseaux… avec les chevaux, les loups et même les fourmis (Il se penche vers le sol en agitant les doigts et parle avec une voix de fausset.) : « Jolies petites fourmis, doux insectes, petites bestioles en files indiennes, bien rangées… trillilli li lirili ». Puis il les bénissait, s’en allait… Il les oubliait et les écrasait toutes.
p. 46 :
À quoi ça sert qu’on se déplace pour prêcher… puisqu’aucun de nous n’est capable de faire des miracles ! Il ne nous reste plus qu’à dissoudre cette communauté des Frères Mineurs, qui est morte née !
– Non, n’exagère pas maintenant ! J’ai dit ça par amour du paradoxe. Bien-sûr qu’on peut suivre l’Évangile mais avec un peu d’élasticité et de bon sens. Au début il faut penser à rassembler quelques bricoles, l’une ou l’autre petite chose, pendant les années fastes… pas pour toi… pas seulement pour toi… mais aussi pour les pauvres ! Sinon comment vas-tu faire la charité, si tu n’as pas mis quelques provisions de côté ? Imagine quelqu’un qui veut remercier la sainte personne que tu es, il s’approche de toi et te dit : « J’éprouve de la gratitude envers toi, François ! » Et il te donne deux paniers de victuailles. « Toi, prends-les ! » […]
– Non, dit François – on ne peut pas !
– Comment ça, on ne peut pas ?
– On ne peut pas recueillir de biens, même pas pour les donner aux pauvres, même pas les offrandes de passage… parce que si j’accepte de recueillir des victuailles ou des marchandises à distribuer aux plus démunis… Dès l’instant où ces donations passent entre mes mains pour être distribuées, je m’arroge un pouvoir, une puissance… « Tiens, voilà… ce panier plein de nourriture est pour toi !… Pour toi, pauvre malheureux qui meurs de faim : deux sachets de pain ! Tiens… voici un veau… vivant ! Tiens, tue-le toi-même parce que moi ça m’impressionne !… À toi maintenant !… Toi ? Toi, rien ! Je regrette… Tu as faim ? Je ne te donne rien parce que tu ne me plais pas ! C’est une injustice ? Ça m’est égal : c’est moi qui fais les parts ! C’est moi qui distribue ! C’est moi le patron de la charité.
2 commentaires sur « Esquive en coulisses : François, le saint jongleur par Dario Fo »