
L’amour ne suffit plus quand on est attiré par le vide du monde
Prévert (Jacques) 1954, Au Diable vert [in Scénarios inédits], Gallimard, Folio, 2017
Ecrit pour Betsy Blair et Sydney Chaplin. Devait être réalisé par Noël Howard.
Cette édition comprend :
1. Grand Matinal (1937)
2. Jour de sortie ou La Lanterne magique (1941)
3. Au Diable vert (1954)
Résumé
Dans le Jardin du Luxembourg, Betsy retrouve Sydney. Mais Sydney ne sait toujours pas où il va, entre ses envies d’écrire et ses nuits au club. L’évocation du mot amour l’irrite. Pourtant, au bar du Diable vert qui accueille ouvriers, femmes et petit malfrats, leur amour suscite la convoitise. Gabriel, maquereau du secteur, reluque la petite anglaise. Florence, l’ancienne fille de Gabriel, fait des avances claires à Sydney. Valdingue, son ami clochard et humaniste, l’aide à y voir clair.
Pas épaisse, mais entre quatre murs et deux draps, elle est peut-être mouvementée.
p.262
Commentaires
Comparé au Grand Matinal écrit dix-sept ans plus tôt (publié dans cette même édition), ce scénario semble épuré, resserré sur le couple, Sydney, le jeune artiste amoureux qui s’interroge, sur le bar où il traîne, sur son ami Valdingue. Pas de grande intrigue complexe, et pas d’engagement politique manifeste. C’est la poésie ou plutôt le charme d’un amour qui domine qui doit l’emporter à la fin, un peu comme les nœuds d’une comédie de Molière qui finirait par se défaire pour enfin permettre au jeune couple de s’aimer.
Le clochard magnifique, Valdingue, pourrait faire penser par certains côtés au Michel Simon de Boudu sauvé des eaux (Jean Renoir, 1932) ou à un Jean Gabin qui jouerait le clochard malin. Il est l’adjuvant du jeune couple. Et c’est sans doute le personnage le plus intéressant, le plus causant en tout cas, celui qui semble porter certains jugements de l’auteur, jugements qu’il se permet car sortis de la bouche de l’ivrogne. Et comme dans le théâtre originel des dithyrambes (chantant l’emprise de Dionysos sur les hommes), l’ivresse est révélatrice. Ce qui s’oppose au bonheur des deux amants n’est pas un vieux pervers, mais une culture du sexe facile et de dénigrement de l’amour, et la jalousie des malheureux en amour. Autre résistance, c’est l’homme lui-même qui semble se refuser à l’amour – comme si il était devenu démodé – qui lui tend les bras, comme si le bonheur était insuffisant chez l’homme moderne à qui l’on vendrait immortalité et omnipotence en shampoing 2 en 1.
Passages retenus
Discours d’un clochard, p. 276 :
L’HOMME – Ah ! qu’il est doux de ne rien faire, quand tout s’agite autour de vous… le travail, c’est la liberté… moi, je n’ai jamais pu m’y habituer. J’ai rencontré la paresse et je me suis constitué prisonnier… pourtant, souvent, j’ai essayé. Comment faire pour ne rien faire ?… c’est tout ce qui m’intéressait, et même faire fortune, ça m’aurait handicapé.
p. 278 : « Et pour moi… (montrant trois Algériens affamés et mal vêtus qui mangent de grand appétit sous un grand paysage tropical) … pour moi, ça sera comme en face, couscous maison ! J’ai un petit faible, moi, pour la cuisine exotique. Ça me rappelle les pays où je ne suis jamais allé. »
p. 285 :
SYDNEY (se versant à boire) Oh ! Valdingue, laisse-moi tranquille avec l’amour !
VALDINGUE (sursautant)
J’en ai pas dit de mal ! (Se levant brusquement, frappant la table, renversant une assiette, il élève la voix 🙂 Qui est-ce qui a dit que Valdingue a dit du mal de l’amour ? (Il hurle 🙂 Personne ! (Il se rassoit.) Bon, j’aime mieux ça… (Et, rêveur, il poursuit 🙂 C’est comme si j’avais dit du mal de la mort !… Elle est gentille, la mort. Et tous les deux, comme tout le monde, on a rendez-vous. (Il boit.) Mais où ?… Enfin, à un jour près, je pourrais pas dire quand… (Il boit un nouveau verre que Sydney vient de lui remplir.) Tu permets ? (Désignant du doigt Millepattes qui continue à gratter sa guitare 🙂 C’est comme si je disais du mal de la musique… (De plus en plus « délirant » 🙂 Ah ! ils ont beau se foutre de ma gueule… (A Sydney 🙂 de la tienne en même temps, les « autres », les cons ! La petite fleur bleue, ça les fait bien marrer… pourtant, ils font semblant. (Hurlant 🙂 Pourquoi petite ? Pourquoi bleue ? Moi, je connais les couleurs et j’ai qu’à m’en rappeler. J’ai qu’à passer au coin d’une rue et j’ai qu’à dire un nom… et les couleurs arrivent… Les couleurs me font mal (éclatant de rire 🙂 mais elles peuvent me faire rire… comme elles me font pleurer. (A Sydney 🙂 Tiens, écoute, par exemple… Marguerite, rue Simon-Lefranc… la fin de février… (Il s’arrête pile.) Allez, Valdingue, rideau ! Raconte pas ta vie… (Caressant la tête de Sydney 🙂 même pas aux AMIS !!!